2. Hadès

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Le froid humide de la roche qui m'encercle le corps me fait frissonner de plaisir. Derrière moi, en face des statues sacrées de nos dieux, l'immense ouverture de la caverne laisse entrer dans notre Autel une lumière vive et aveuglante qui filtre à travers mes yeux fermés. Je peux entendre les vagues tumultueuses de l'océan Atlantique se briser contre nos falaises et y laisser rentrer une eau sombre et moussoneuse. Je peux sentir l'odeur forte du sel qui se cristallise sur les parois rocheuses, les rafales de vent chargées d'humidité qui s'engouffrent dans l'Autel. Malgré leur puissance, aucune d'elle ne fait trembler nos statues sacrées. Elles se tiennent droites, hautes de cinq mètres, face à l'océan intrépide qui vient lécher leurs pieds lorsqu'il en trouve assez l'énergie. Si cette gigantesque grotte a été creusée par la seule force de l'eau au cours de plusieurs millénaires, celle-ci ne parvient maintenant plus qu'à s'y engouffrer par quelques éclaboussures lorsque les vagues se trouvent être assez hautes et puissantes. Désormais, l'océan lui-même se tient en respect devant la centaine de dieux et déesses qui lui font face sans flancher.

Et je me tiens face à l'un d'entre eux, celui duquel je porte le nom depuis ma Descension, à genoux et face contre terre, mes mains embrassant le sol froid et humide. Mon corps tremble tout entier tandis que je laisse le dieu Hadès déverser en moi ses visions et ses paroles. Elles sont hachurées, intenses, fiévreuses et colériques. Des scènes abstraites se dessinent, d'autres plus nettes mais aux significations plus difficiles. Je sens Sa fureur, Son angoisse et Sa détermination alors même que les vagues derrières moi se jettent brutalement contre les falaises. Si des années d'entrainement m'ont appris à lire et écouter Ses desseins, Il est aujourd'hui si agité que je sens la fièvre me gagner et mon crâne m'élancer. Quand une énième vague rugit dans mon dos et me fait finalement ouvrir les yeux, arrêtant notre connexion, j'ai le souffle court et les yeux injectés de sang. Je me relève doucement, presque éreinté.

C'est là que j'aperçois Hélios, resté respectueusement en retrait en attendant la fin de mes prières. Je comprends qu'il m'attend. Je prends le temps de récuperer une respiration normale et de laisser mon coeur se calmer, encore sonné par cette connexion intense. D'une main encore tremblante, j'appuie ma paume contre la statue du dieu Hadès et lève les yeux vers Sa figure de pierre blanchie par le sel.

"Puissiez-Vous nous guider."

La fin de ma phrase résonne encore dans l'Autel lorsque je me relève et me dirige vers Hélios. Il m'observe de ses yeux noirs et les sourcils froncés, les mains derrière le dos. Son entraînement s'est intensifié ces derniers mois, et les effets s'en font ressentir sur ses épaules devenues beaucoup plus imposantes. Le petit garçon frêle et longiligne que j'ai connu étant enfant me semble déjà loin.

"Une séance difficile, Hadès ? me demande Hélios lorsque j'arrive à sa hauteur.

- Les dieux n'ont jamais été aussi agités, répondé-je évasivement. Que me veux-tu ?

- Le général Hypérion est rentré de son expédition. Et Suez nous appelle dans ses quartiers."

L'océan semble avoir doublé de puissance, et le vent qui s'engouffre dans l'Autel nous hurle désormais dans les oreilles. Je ne réponds pas, et Hélios se tourne vers nos statues sacrées.

"Ce n'est pas une coincidence, dit-il simplement. Les séances ne sont faciles pour personne ces derniers temps, et nous pouvons Les entendre se quereller d'ici."

Puis il Leur tourne le dos et se dirige vers l'entrée de l'Autel sans m'attendre.

Je n'ai pas eu le coeur de lui dire que si les desseins du dieu Hadès m'ont été difficiles à comprendre, il y a au moins une chose qui m'est apparue très nettement : Cerbère a les crocs aiguisés et les portes des Enfers sont grandes ouvertes. Il attend de nombreux morts.

La chaleur des galeries souterraines nous enveloppe tandis que nous quittons l'Autel ouvert sur l'océan pour rentrer dans nos colonies. Les torches allumées qui nous encerclent à présent nous semblent bien blâfardes comparées à la lueur éclatante du jour, et le mal de crâne qui me barre le front monte en intensité de minute en minute.

Le dixième étage souterrain, aussi appelé la 10e faction, est le plus bas de nos colonies, et celui qui ne mène à rien d'autre qu'à notre Autel et les quartiers sacrés de nos Oracles. Nous ne croisons aucun d'entre eux sur le chemin du retour, mais je retournerais les consulter plus tard en soirée. Je dois impérativement confronter mes visions à celles qu'ils auront reçues de nos dieux.

L'immense et étroit couloir entièrement taillé dans la roche qui nous sépare des ascenseurs s'enfonce dans les entrailles de nos falaises. A contrario du reste des colonies, il n'est éclairé que par la lumière orangée de torches et de braseros qu'entretiennent les Oracles jour et nuit. Des représentations moins hautes et mieux conservées de nos dieux et déesses ornent ses murs de part et d'autre et nous regardent passer dans un silence seulement brisé par le craquement des feux qui nous illuminent. Lorsque nous atteignons enfin les ascenseurs qui nous permettent de rejoindre les étages au-dessus, aucun de nous deux n'a de nouveau parlé. Les portes s'ouvrent, et un air plus aseptisé nous parvient, chassant l'odeur du sel entêtante. L'ascenseur s'élève dans un bruit métallique de poulies et de ferraille après qu'Hélios lui eut demandé de nous faire monter au deuxième étage souterrain. Lorsqu'il s'ouvre de nouveau, c'est une toute autre atmosphère qui nous accueille.

Les galeries sont ici en proie à l'effeverscence. Les ampoules alimentées à l'électricité nous éclairent soudainement d'une lumière froide et blanche. Les parois lisses de nos galeries en métal nous apparaissent et façonnent des couloirs assez grands pour y voir des milliers de personnes y converger chaque jour. Un brouhaha des plus assourdissant nous remplit les oreilles tandis qu'une foule de Faucons se dirige d'un même entrain vers les gares situées un peu plus loin, reliées à la surface par des chemins de fer ascendants. La rafle de kyaneos et le retour d'Hypérion ont fait énormément parler d'eux. Ma migraine se manifeste d'autant plus, la douleur pulsant et faisant bourdonner mes tympans. J'ai toujours préferé l'air de la surface et de l'océan... Après avoir pris une inspiration, Hélios et moi nous jetons finalement dans la foule et tentons de nous frayer un chemin à contre-courant. Les Ouvriers ont beau s'écarter sur notre chemin en nous adressant un signe de tête respectueux, la remontée n'en reste pas moins difficile.

"Puissent les dieux vous guider", nous prient ceux que nous croisons, et leurs paroles se perdent dans les conversations environnantes. Je suis bien trop tendu pour vouloir leur répondre et j'entends Hélios le faire pour nous deux.

Au bout de ce qui me semble être une éternité, nous atteignons enfin les portes immenses et fermées qui mènent à la 2e faction, là où se trouvent les quartiers de Suez et de ses généraux. Deux Faucons armés qu'il nous est impossible de reconnaître sous leurs masques se tiennent de part et d'autre des lourds battants. Impassibles, ils nous ouvrent les portes et nous laissent pénétrer dans un grand couloir. Le silence s'abat sur nous quand elles se referment derrière nous et je ne peux m'empêcher de soupirer de soulagement. Devant nous s'étirent des murs rouges sang, aux portes si nombreuses et si travaillées qu'elles donnent l'impression de se trouver dans un tout autre univers. La 2e faction a beau se trouver au plus près de la surface, l'éclairage est là aussi assuré par des ampoules accrochées au plafond. L'atmosphère qui s'en dégage est cependant bien différente des vulgaires couloirs qui forment nos galeries souterraines et qui relient nos dix factions entre elles : la lumière irradiée est ici d'un orangé chaud et moelleux qui n'est pas s'en rappeler les braseros de l'Autel, et les murs sont décorés de tableaux peints représentant les nombreux généraux ayant marqués l'Histoire des Faucons.

Hélios et moi nous avançons, et un frisson me parcout le corps lorsque nous passons devant les tableaux. L'espoir que je nourris depuis ma Descension de me voir un jour représenté dans ces couloirs me fait battre le coeur un peu plus fort. Les généraux sont representés fiers et visionnaires, le regard porté au loin avec un air de défi mais aussi de sagesse. Hommes et femmes portent tous le même uniforme : celui, officiel, du commandement de l'armée fauconnière. Le noir et le gris moucheté de l'animal rendent l'habit solennel et imposant, et notre emblème, une tête de faucon aux yeux perçants, a été tissé sur le devant.

"Suez vous attend."

Une porte s'est ouverte en grand, me tirant de mes contemplations, et le général Hypérion se tient dans l'entrebaillement. Son visage fermé et sa voix grave sont habituels, mais voir le mentor qui m'a presque tout enseigné durant ma formation ne me rassure pas pour autant. L'instant me semble être beaucoup trop officiel et solennel pour n'être qu'une simple réunion de routine.

Ses yeux se posent sur nous, quelques instants. Son uniforme est impeccable et l'emblème du faucon, brillant de blancheur sur sa poitrine, attire désespérement mon regard. Sans un mot, il finit par s'écarter afin de nous laisser passer.

Machinalement, je caresse le faucon tatoué dans le creux de mon poignet gauche et je m'avance aux côtés d'Hélios dans la pièce où nous attend Suez. Mon mal de crâne n'a jamais été aussi fort.

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