Pause cigarette

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Il est 18h, le soleil commence a se coucher, et moi je suis là, assise paisiblement sur un banc. J'observe les arbres autour de moi : des chênes, des cerisiers et un immense magnolia planté au milieu de l'aire de jeu. Concentrée sur ce que je vois, je tends mon bras et le lève légèrement, tout en pointant le bout de mon crayon vers la branche la plus haute que je puisse voir. Je reste figée pendant quelques secondes, et reproduit directement dans mon précieux carnet ce que j'ai visualisé. J'essaye de me rappeler des ombres, des formes, et des dimensions...

Je suis tellement plongée dans mon dessin que j'entend à peine les pas qui se rapprochent de moi. Ils cessent, et une voix légèrement grave me demande :

- Excuse-moi, je peux m'asseoir ?

Étonnée que l'on me tutoie directement, je relève la tête. C'est un garçon brun, plutôt mince, assez grand, et habillé d'un sweat à capuche rouge bordeaux accompagné d'un jean noir qui me paraît un peu trop grand pour lui. Il à l'air d'avoir 16 ou 17 ans, donc mon âge.

Frustrée d'avoir été déconcentrée, je hôche légèrement la tête pour qu'il s'installe, et je replonge directement dans mes croquis. Je n'allais pas lui refuser la place, il a quand-même eu la politesse de me demander la permission, et le parc est bondé étant donné la belle soirée d'automne qui s'est installée.

Je commence à esquisser des feuilles d'arbre de toutes les formes quand mon voisin de banc décide d'en sortir une d'un tout autre genre. Il presse une petite feuille blanche entre ses doigts, et sort ensuite un petit sachet de tabac pour commencer à se rouler une cigarette. Quelques secondes passent, et je l'entend s'agiter un peu, murmurant des "M*erde" et des "Fait ch*er" a peu près toutes les secondes. Il se tourne et se retourne en fouillant ses poches. Puis il s'arrête, et m'adresse à nouveau la parole :

- J'ai oublié mon briquet à mon lycée, t'en aurais pas un par hasard ?

Je me retourne vers lui, nie de la tête, et retourne à mes dessins.

- Pas d'allumettes non plus ?

Je répète mon geste.

- Un zippo ?

Encore une fois, je le regarde et lui répond de la même façon. Alors que je tourne à nouveau la tête vers mon carnet et que je m'apprête à commencer un autre croquis, il m'interrompt :

- Je te fais flipper ou quoi ? Pourquoi tu dis rien ?

Je l'ignore. Vaut mieux ne pas réagir et éviter de croiser son regard. Un silence s'installe, et je continue de dessiner pendant qu'il s'amuse à faire tourner sa cigarette entre ses doigts. Environ une minute s'écoule avant que je sente son regard posé sur mes ébauches.

- Ça à l'air cool ce que tu dessines.

Bingo. Visiblement, je suis captivante pour lui. Et mon carnet aussi.

- Je vais passer pour un gros lourd, mais tu peux me dire pourquoi tu dessines les arbres du parc ?

Je m'arrête de dessiner et, par habitude, prend mon crayon dans les mains, en le serrant fort, comme si c'était mon nounours.

- Allez, tu peux au moins me dire ça, nan ? T'es si timide que ça ?

Je me retourne vers lui d'un geste sec, j'ai envie de lui dire de se taire et de me laisser dessiner tranquille, mais au lieu de ça, je sens ma gorge se serrer, et des larmes qui commençent à se former aux bords des yeux. Pourtant, je sens que ça boue à l'intérieur. Surpris, il affiche d'un seul coup un air hébété pendant que je sèche mes joues avec mes manches. Mon carnet resté ouvert, je me rends à la dernière page, le retourne, et note :

"Je suis désolée. Je suis muette."

Je sèche une autre larme et lui fait lire ce que je viens d'écrire. Il me regarde, puis relit la phrase, me regarde encore une fois, et fixe ensuite le sol.

- Oh merde.

'Merde' oui. C'est le mot. Un ange passe, puis il expire un grand coup.

- Excu-

Je ne le lui laisse pas le temps de s'excuser avant de lui tapoter l'épaule et de lui montrer à nouveau une note :

"Tu pouvais pas savoir, c'est rien."

Visiblement déconcerté, il m'observe un instant. Nerveux à présent, il se remet à faire tourner sa cigarette dans tous les sens pendant que je perds mon regard dans le néant. Et voilà, encore une situation gênante qui arrive à cause de moi. Ce genre d'ambiance est insupportable.

- Je savais pas...

Il se râcle la gorge. Je l'écoute.

- Pardon mais je savais pas qu'on pouvait être muet. Juste muet et pas sourd. Comment ça se fait ?

Il se redresse un peu pour mieux me regarder et fait tout à coup des yeux ronds.

- Mais quel con ! Pardon d'avoir dit ça je sais pas ce qui m'a pris. Quel con...

Il continue de s'auto-insulter en mettant ses mains sur ses joues pendant plusieurs secondes, ce qui me donne l'occasion de voir un peu les traits de son visage. De légères tâches de rousseur, un nez fin, un menton un peu pointu, les yeux noirs. Il a un certain charisme, il faut l'avouer.

Je souris discrètement et me saisis de mon crayon.

"J'ai eu un accident de voiture quand j'avais 6 ans. J'ai eu un traumatisme crânien très grave, et je ne peux plus parler depuis."

J'agite la main pour lui montrer qu'il doit à nouveau me lire pour m'entendre. Il se concentre, balaye les mots des yeux, et expire fort une nouvelle fois.

- Bah putain...

'Putain' oui. Ça aussi c'est le mot. Il tapote doucement son pied droit en rythme avec ses mains et semble réfléchir à ce qu'il va dire.

- Et ça va ? Enfin je veux dire, c'est pas trop dur comme... comme vie ?

Je sens mes joues rougir un peu, et l'envie de pleurer reprend le dessus. J'arrive à me contenir en prenant lentement ma respiration. C'est la première fois qu'une personne de mon âge me pose cette question sans s'y sentir obligé, comme dans un groupe de soutien ou au sein d'une "gentille classe bienveillante". A cet instant, j'ai l'impression qu'il n'y a que le banc et nous. Comme si tous les autres avaient disparu.

Tremblotante, j'arrive cependant à aligner des mots. Beaucoup de mots pour une fille muette.

"Après mon accident j'ai continué d'aller à l'école et ça se passait plutôt bien parce que j'avais une ASH pour m'aider, et mes copines faisaient de leur mieux pour me faire participer. Mais arrivée au collège mon père a été muté pour son travail et on a déménagé à Rennes. J'ai continué d'aller en cours mais à cet âge il y en a certains qui ne comprennent et ne respectent rien. J'étais harcelée tous les jours par quelques camarades de classe qui me faisaient des remarques, et je n'ai jamais osé en parler à mes parents jusqu'en troisième. Je ne voulais pas être encore plus gênante pour eux et ne voulais pas gâcher la carrière de mon père, mais je voulais a tout prix partir loin de mon ancien collège, c'est pour ça qu'on en a parlé, qu'on a porté plainte, et qu'on est revenus près de Paris. Et si je dessine tout ce que je vois c'est pour m'échapper un peu de tout ça. En résumé, c'est pas facile comme vie."

Je lui donne mon carnet et décide de regarder ailleurs, n'importe où tant qu'il ne rentre pas dans mon champ de vision. Une sensation de honte, de malaise et de totale mise à nue m'envahie. Mais étrangement, je ressens aussi une sorte de sérénité. Comme si je venais de hurler en écrivant. J'écoute les rires des enfants, les chants des oiseaux et le son des feuilles poussées par le vent pour me détendre.

Un tapotement me fait sursauter.

- C'est ceux qui se moquaient de toi qui mériteraient de pas pouvoir l'ouvrir... Mais tu sais, t'étais pas obligée de me raconter tout ça. Je suis à deux doigts de m'excuser encore une fois là.

Je souris sincèrement et récupère mes notes.

"Si, ça m'a fait du bien je crois."

Je lui montre.

- Ouf ok, tant mieux... Et sinon, tu vas au lycée du coup ?

"Non, pour l'instant je suis des cours à domicile, ça me rassure et c'est plus pratique."

- Ah ouais, logique.

Le lampadaire au dessus du banc s'allume, suivit de tous ses petis camarades plantés autour du gazon. Mon voisin sort son portable de sa poche et vérifie l'heure.

- 18h15. Arf, ma mère va m'engueuler si je rentre pas vite fait.

Je me dépêche d'écrire quelques mots avant qu'il ne bouge. Je lui met mon carnet sous le nez.

"Tu peux m'écrire ton prénom ?"

- Oh ouais, c'est vrai que je te l'ai pas dit.

Il marque quelque chose et me repasse mon matériel. Je tourne la page pour ne pas voir ce qui a été noté. Le banc grince légèrement quand mon voisin se relève. Il se retourne et me demande :

- Et toi c'est quoi ton prénom ?

Je prend mon souffle et tente de parler. Pour de vrai cette fois. Je m'entraîne tout les jours pour le faire, je devrais y arriver.

- OoOo.. O..é...nn..

- Prends ton temps.

Je respire lentement et recommence :

- O.. éa...nne.

- Océane. Ça marche. Ben écoute c'était cool, à la prochaine j'espère !

Je hôche frénétiquement la tête pendant qu'il sort ses écouteurs et les branches à son téléphone. Il marche, se retourne, et me fait un signe de la main en souriant. Je lui renvoie les deux.

Je le regarde partir et, une fois que je ne vois plus, j'ouvre mon carnet à la dernière page et je le retourne.

"Solal"

Je fixe la page pendant quelques secondes, cale mon crayon entre mes doigts, et entoure le prénom plusieurs fois. Je trace ensuite une courte flèche vers le bas et marque mes derniers mots de la journée :

"Penser à lui trouver un briquet pour la prochaine fois".

Je ris intérieurement, referme mon carnet, et me lève du banc. Le meilleur banc du monde, sans aucun doute.

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