L’inconnu du train

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La gare Montparnasse suffoque. Fin juin caniculaire. Je traîne ma valisette et ma fatigue. J’ai pris un peu d’avance. Une fâcheuse tendance à me perdre dans les couloirs des gares, à confondre les quais des arrivées et ceux des départs, à oublier de vérifier l’horaire, à hésiter entre le 712 qui part à l’heure, le 829 et ses quatorze minutes de retard, le direct, l’omnibus, le TGV, le TER, le OuiGo, ou encore le mien qui n’est pas affiché… Il est presque midi, la chaleur règne, la pollution se respire par bouffées agrémentées d’effluves poussièreuses et d’odeurs tièdes de freins ferroviaires.

J’achète des bonbons mentholés et une bouteille d’eau au kiosque, je valide mon billet, et je me lance sur le quai à la recherche de la place réservée. J’arrive la première dans un espace pour quatre voyageurs en face à face. Une annonce d’accueil indistincte précède de quelques minutes le train qui s’ébranle pour trois heures de voyage. Je me détends, un peu de lecture et de patience me conduiront sur mon lieu de vacances tranquille et radieux.

Bouteille aux lèvres, je vois ralentir et s’installer un passager qui prend soin de vérifier à deux reprises qu’il ne se trompe pas de place. Cette compagnie inattendue me déçoit un peu, alors que le jeune homme m’offre un bonjour avenant qui dévoile une dentition éclatante. Je rosis mais je réponds par un sourire poli et hypocrite. Un peu d’eau s’est échappée de ma bouteille, et dévale le long de ma bouche puis de mon menton. Il détourne le regard, charitable, mais ne peut retenir une moue narquoise. Je visse rapidement le bouchon et j’attrape mon magazine de cuisine avec frénésie, comme s’il s’agissait d’un roman palpitant à avaler dans l’urgence.

Mon inconnu a rangé ses bagages et déplié ses jambes. Il griffonne sur un carnet des lignes et des ombres. Ses doigts agiles guident le crayon pour qu’il caresse le papier, le sillonne et l’écorche, s’interrompe et reprenne, hésite, explore, visite et s’étale.

Ses yeux se ferment. Un instant de volupté. Sa respiration sereine emplit notre espace de son rythme régulier. Je me plais à l’observer, séduite par la puissance de sa présence. Une délicate fragrance citronnée m’apporte un soupçon de fraîcheur. Sa moustache fournie d’un brun ambré s’évanouit au-dessus d’une lèvre charnue, dessinée comme un pétale de rose, ourlée avec élégance d’un trait tout à la fois tendre et énergique.

Il frémit soudain et entrouvre les paupières. Je reprends conscience en sursautant. Le crayon tombe. Je me précipite sous les tablettes pour le ramasser. Il fait un peu trop sombre pour que je puisse le discerner. Je perçois la trivialité de la scène. Ses jambes s’étendent, son pied droit me frôle. Il n’a pas de chaussettes, sa cheville laisse apparaître une rangée de poils bruns qu’on devine soyeux tout le long d’une jambe chaude, couverte par un pantalon clair. Accroupie, serrée, mal à l’aise tant physiquement que mentalement, je ne bouge pas, laissant l’inconfort s’installer en moi.

Son pied me cherche et sa main s’approche et me touche. J’accepte la caresse comme un chat docile. J’offre mes cheveux à ses doigts qui les pénètrent d’abord avec retenue, avant d’insister, de tirer, d’appuyer sur ma tête et d’imposer ses mouvements tout en nuances. Il pince et griffe mon cou. Je pose ma main sur sa cuisse, envahie par un frisson profond et tiède. Son entrejambe ondule, m’appelle, se gonfle et se durcit. Ma respiration redouble de force et de souffle. Ses doigts experts plongent entre mes seins, ignorent le boutonnage de mon chemisier et s’engouffrent dans mon soutien-gorge. Un sanglot me submerge. J’étouffe les sons qui naissent de ma peur, de ma honte et de mon plaisir.

J’obéis, je consens, j’accepte et j’attends. Je suis un objet caché disponible et impatient.

Il se lève et soulève les tablettes. Ainsi libérée, je m’assieds tête basse, mais il attrape ma main et m’entraîne dans le train. Sa démarche altière ouvre la voie d’une escapade inattendue. Ses cheveux souples balaient l’espace. Je m’envole derrière lui. Protégée par son corps athlétique, je ne crains ni les chaos du train, ni la file de voyageurs en sens inverse. Aimantée, je reste dans son ombre rassurante.

Nous cheminons jusqu’à un compartiment vide, prévu pour huit personnes. Pour la première fois, nous nous faisons face, les yeux dans les yeux, le plaisir en suspens. Il rapproche ses paupières dans un plissement minutieux, pour concentrer sa curiosité. Je me sens observée, avec intérêt et application. Son regard ne s’arrête pas sur mon visage, il me pénètre. Quand il ouvre ses bras, je me réfugie comme un animal craintif, désemparé, inquiet. Mon front se love sous son épaule, mes seins se serrent sur sa large poitrine, nos ventres se découvrent.

Il flotte une odeur de sueur et de propre, des senteurs viriles et naturelles, chaudes et entêtantes.

Il m’a déshabillée. Des gestes lents. Il m’a regardée. Des yeux brillants. Il m’a touchée. Des mains vigoureuses. Il m’a embrassée. Une bouche autoritaire.

J’ai perdu toute conscience, emportée au-delà du désir sous un corps de granit et de plume. Le train s’est arrêté. Le temps s’est arrêté. Sous les ondoiements d’un inconnu.

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