70. Un pic dans son cœur

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Alken

Markus est en garde à vue. Ce n’est pas rien, ça. Autant jusque là, le scandale était surtout dans la presse, mais l’enquête a suivi son cours et désormais, l’affaire a pris une autre dimension. Je n’en reviens pas que le gars avec qui je dansais encore il y a quelques semaines soit en train d’être interrogé et questionné par la police sur une affaire de mœurs. C’est fou quand même. J’essaie de me repasser dans la tête les différents moments qu’on a passés ensemble, et je ne vois pas grand-chose à lui reprocher. Je tente de me souvenir de la soirée qu’on avait passée au Nouveau Départ, et à part une ou deux blagues sur la puissance des engins allemands, il n’a rien dit qui pourrait faire penser à un comportement déviant de sa part.

Je vais prendre ma douche dans le vestiaire des hommes où je croise Kenzo qui me sourit. Il sait que ce ne sont pas des moments faciles pour moi et il fait tout ce qu’il peut pour me remonter le moral. Lui aussi va se laver après le cours que je leur ai fait subir. J’avoue que j’y vais un peu fort en ce moment, mais cela n’est pas dû qu’à ma frustration envers Joy. Je les trouve tous plus mous, ces derniers temps, et ils s’endorment un peu sur leurs lauriers. Un peu d’adversité, ça ne leur fait pas de mal, aussi bien pour la force de caractère que pour l’amélioration de leurs compétences et talents intrinsèques. On a une belle promotion avec ces premières années, il ne tient qu’à nous d’en faire d’excellents danseurs.

— Ça va, Kenzo ? Pas trop fatigué ? Ton prof de contempo ne vous épuise pas trop ? m’amusé-je à lui demander.

— Oh, salut Papa. Il est fou, le prof, mais tu sais comment c’est, hein ? Il faut bien qu’il justifie son salaire.

— Tu ne crois pas que c’est parce qu’il veut que vous vous dépassiez ? demandé-je sérieusement.

— Si, si, me rassure-t-il tout de suite. On le sait bien qu’on doit continuer à travailler et c’est sûr qu’une séance comme celle qu’on vient de vivre nous remet face à la réalité des choses.

Tu as des nouvelles de Markus ? Il est toujours en garde à vue ?

— Non, aucune nouvelle, dis-je, soucieux alors que l’eau commence à couler sur mon corps nu. Je ne suis pas sûr d’en avoir rapidement, Mohamed a dit qu’ils pouvaient le garder quarante-huit heures sans explication. On verra bien ce qu’il en est.

— Tu ne devrais pas te faire autant de mouron, Papa. Ce n’est pas parce qu’il est inquiété qu’il y aura des retombées sur toi.

Je soupire et termine ma douche. Nous sortons ensemble mais quand Joy arrive, je m’éclipse rapidement. Il vaut vraiment mieux que je n’aie pas trop de contacts avec elle, sinon, je sais que je serai incapable de lui résister et de ne pas laisser mes sentiments transparaître. Elle me rend dingue, je passe les cours où elle est présente à retenir ma libido afin de ne pas faire d’impair. Dès qu’elle apparaît dans mon champ de vision, je me consume et je ne pense qu’à une chose, me retrouver dans ses bras, entre ses jambes, au fond d’elle. On dirait que plus on me l'interdit, plus on évoque l’impossibilité qu’il y a de nous retrouver à deux, plus j’ai envie d’elle.

Je mange seul dans mon bureau quand Marie passe la tête.

— Je peux me joindre à toi, Alken ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas pu passer un temps ensemble.

Ma première réaction est de la renvoyer à son bureau d’accueil, mais je me dis que si je la repousse comme ça, ce ne serait pas gentil. Et puis, passer du temps entre collègues n’est pas interdit et pourrait me donner un alibi si on commence à me suspecter de quelque chose avec Joy. Quoiqu’il n’y a plus grand-chose à me reprocher ces derniers temps. Nous sommes sages. Très sages même.

— Vas-y, entre, Marie. Tu as mangé ? Sinon, tu peux te joindre à moi, lui dis-je en lui faisant une place sur mon bureau.

Elle s’installe en face de moi et me sourit en sortant une salade.

— Merci. Alors, comment tu vas ? Pas facile en ce moment, j’imagine…

— Non, j’ai connu mieux, c’est sûr. Tu te rends compte ? Il est en garde à vue. Si c’est vrai, pourquoi je n’ai rien vu ? Et si ce n’est pas vrai, pauvre homme qui va galérer pour rétablir la vérité… Je me dis que ça pourrait m’arriver tellement facilement.

— Eh bien, si c’est vrai, tu n’es fautif de rien. Et si c’est faux, c’est effectivement la galère. Pour autant, tu es correct avec tes élèves, il n’y a pas de raison pour que ça arrive.

— Oui, mais j’ai déjà dû faire face à des bruits de couloir, tu sais. Et si on n’avait pas été en couple à ce moment-là, ou si je n’avais pas eu la confiance d’Elise, je crois que ça aurait pu barder pour moi. Tu vois, ça ne tient pas à grand-chose.

— Garde un comportement irréprochable comme jusqu’à présent, et il n’y aura pas de problème. Tu ne peux pas faire taire les bruits de couloir, Alken. Regarde-toi aussi, sourit-elle. Forcément, les élèves fantasment. Mais quatre-vingt-dix-neuf pourcent du temps, ça restera du fantasme et ça n’ira pas plus loin. Tu vas faire quoi, arrêter de vivre, de danser pour limiter les risques ?

— Non, jamais je n’arrêterai de danser ! Il faut juste faire attention, surtout avec la pression que nous met Elise. Bref, il faut que je pense à autre chose. Tu vas comment toi ? Tu… Tu te remets ? demandé-je en marquant une légère hésitation car je suis un peu la raison de sa mélancolie de ces dernières semaines.

— Et enseigner, tu penses à arrêter, ça ? On parlera de moi plus tard, je crois que c’est toi qui as besoin d’une oreille attentive pour le moment, me sourit-elle avec bienveillance.

— Non, j’adore enseigner aussi. Mais je pourrais m’en passer plus facilement que la danse. Et arrête, je m’en veux d’avoir un peu coupé les ponts avec toi aussi brusquement.

— C’était nécessaire… Pour tourner la page. C’est du passé. Pour tout te dire, j’ai rencontré quelqu’un et je crois que ça va bientôt être une affaire conclue.

— Ah, tant mieux ! Je suis content pour toi, Marie. Vraiment. Tu mérites quelqu’un de bien dans ta vie. Et tu lui diras de ma part qu’il est chanceux ! ris-je. Il a trouvé la perle rare.

Nous passons ainsi un bon moment tous les deux à discuter, rigoler, et profitons de cette petite pause pour renouer une amitié qui me fait du bien au moral. Lorsqu’elle retourne à son poste de travail, je me rends à la bibliothèque afin de trouver une vidéo d’un spectacle dont je veux m’inspirer pour un de mes prochains cours. Je tombe sur Joy qui est en train de feuilleter une revue.

— Tu n’es pas en cours ? lui demandé-je, étonné de la voir seule au milieu des étagères remplies de livres.

— Heu… Non, comme tu le vois, je ne suis pas en cours. Quel observateur, Prof, dit-elle en me faisant un clin d'œil.

Je ne peux que l’admirer. Elle a revêtu un jean bien ajusté et un pull en laine qu’on dirait fait maison, avec des motifs géométriques qui donnent une impression de jeu d’ombres et de lumières avec ses jolies courbes. Il faut que j’arrête de baver ainsi devant elle ou je vais avoir des problèmes, moi.

— Ok, dis-je en souriant, je reformule. Pourquoi es-tu ici et pas en cours ? Tu voulais me voir, c’est ça, hein ? ne puis-je m’empêcher de la titiller un peu.

— Jenny est absente aujourd’hui, alors on a un peu de répit avant la reprise des cours de l’après-midi. Tout le monde ou presque en profite pour répéter la choré de ce matin, histoire de satisfaire le prof de contempo. Il est plutôt bon danseur, mais c’est un sacré emmerdeur perfectionniste selon certains.

— Ils ont raison de s’entraîner. Tu penses que tu n’en as pas besoin, toi ?

— Je ménage mon genou. Et puis, tu ne m’as fait aucune remarque ce matin, j’en conclus que je fais ce qu’il faut en cours.

— Ton genou te fait toujours des misères ? Et en cours, tu as fait des erreurs. Il faut que ton prof te dise tout ? Je te croyais plus mature que ça et plus en capacité de les corriger par toi-même.

— Qu’est-ce que tu veux, Alken ? soupire-t-elle en reposant son magazine. Fais attention, à traîner avec moi, on risque de te soupçonner de je ne sais quoi…

— Tu te moques, c’est facile, mais tu vois dans quelle société on vit ? Même si j’ai toute confiance en toi, qui me dit que quelqu’un ne va pas nous surprendre et nous dénoncer ? Joy, je suis inquiet pour moi, je ne te le cache pas, mais surtout pour toi. Si tu te fais renvoyer de l’ESD, c’est ton rêve de carrière de danseuse qui s’écroule. Je ne pourrais jamais me le pardonner si ça arrivait !

— Je suis une grande fille, Alken, je te l’ai déjà dit, ce n’est pas un père de substitution que je cherche. Laisse tomber… J’ai compris. Trop risqué, trop de conséquences, tu veux arrêter. Pas de souci, me répond-elle froidement.

— Peut-être que ça vaut mieux, en effet, m’entends-je dire alors que j’ai envie de crier encore et encore que je l’aime et que le reste, je m’en fous.

Le regard dont elle me gratifie alors est comme un pic lancé dans mon cœur. Douloureux, plein d’incompréhension mais aussi de résignation. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, mais je préfère ne pas m’attarder et sortir immédiatement de la bibliothèque pour aller me réfugier dans ma voiture que je démarre alors que des larmes coulent le long de mes joues. Franchement, je me suis rarement senti aussi mal qu’en ce moment. Je viens de dire à la femme que j’aime que je veux arrêter notre relation. Mais qu’ai-je fait ?

A suivre...

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