66. Peur paralysante

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Alken

Perdu dans mes pensées, j’observe la caissière qui scanne les articles de la mamie qui est devant moi. Elle passe chaque item de manière machinale, sans un regard pour la vieille dame qui a l’air d’avoir envie de lui parler et de discuter, mais la blonde derrière son comptoir l’ignore royalement. La mamie se tourne alors vers moi et me fait un grand sourire auquel je réponds mécaniquement. Elle prend cela comme un signe d’encouragement et s’adresse à moi en vidant de manière encore plus lente son caddie.

— Ah, Jeune Homme, vous avez vu ce que le Gouvernement nous prépare encore ?

— Euh non, pas vraiment.

Je réponds par politesse mais je sais que la conversation ne va pas s’arrêter là et je cherche déjà un moyen d’écourter les choses car ce n’est pas en discutant qu’elle va aller vite.

— Comment ça ? Vous ne suivez pas les informations ? Vous n’avez pas vu qu’ils veulent réformer les retraites et augmenter les impôts ? C’est le Président lui-même qui l’a dit ! Honteux, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. Vous avez des problèmes d’argent ? demandé-je poliment.

— Ah non, pas moi, Jeune Homme, mais les jeunes, aujourd’hui, vous vous rendez compte de quel monde on va leur laisser ?

— Souvent, vous savez, les jeunes ne sont pas en retraite et ne paient pas d'impôts, souris-je alors qu’elle me regarde, soupçonneuse, en essayant de savoir si je me moque d’elle ou pas, mais je garde un air impassible.

Afin d’écourter la conversation, je reporte mon attention sur le rayon qui se trouve à côté de la caisse. Entre les différents bonbons trône un magazine qui attire tout de suite mon attention. Le titre me fait l’effet d’une claque : “Scandale chez les danseurs.” Il est imprimé en grand et en rouge sur une photo de Mohamed Benkali et un sous-titre qui me glace le sang : “Aucun respect pour les jeunes filles. Le prédateur viré mais le show peut-il continuer ?”

Je me saisis du magazine et le fais passer à la caissière qui a enfin terminé avec la mamie qui s’éloigne en continuant à parler seule. Dès que j’ai payé mes courses, je m’engouffre dans ma voiture et commence ma lecture. Le prédateur, c’est Markus. Une photo de lui peu flatteuse le montre en train d’étreindre une jeune danseuse, sûrement au milieu d’une prestation, mais l’impression est qu’il l’écrase et l’enlace de force. Tout l’article parle du viol qu’il a commis, sans remettre une seule fois en doute la réalité des faits. C’est sûr que Markus est connu et participe à différents shows à succès à la télé, mais de là à en arriver à un tel article, je n’en reviens pas. La journaliste parle aussi des mœurs légères des danseurs en général et de leur capacité à prendre sous leur influence de jeunes danseuses innocentes qui ne peuvent qu’accepter les avances qui leur sont faites afin de préserver leurs carrières. L’article se conclut par quelques mots de Mohamed qui indique qu’une enquête est en cours mais qu’il n’a pas attendu la décision de la justice pour prendre les mesures qui s’imposaient, à savoir la rupture du contrat avec Markus et l’avertissement lancé à tous les danseurs de respecter les femmes.

J’essaie d’appeler Mohamed immédiatement, mais je tombe sur sa messagerie. Il a dû tout couper pour ne pas être dérangé maintenant que cet article est paru. Je me demande si le spectacle aura lieu quand même maintenant que les rapaces sont sur la piste du scandale. Et je ne sais pas non plus comment je vais faire avec Joy. Ce ne serait pas surprenant que les journalistes et les fouille-merde en viennent à s’intéresser à moi pour déterrer d’autres éléments. Je ne veux pas me retrouver au centre de l’actualité et faire à mon tour l’objet d’articles aussi avilissants que celui que je viens de lire. Comment vais-je faire pour continuer à la voir et à profiter d’elle dans ces conditions ? J’ai besoin d’elle, j’ai envie de vivre plein de choses avec elle, mais là, est-ce encore possible ?

Je rentre chez moi et dépose mes courses, comme dans un brouillard. Je m’installe sur mon canapé et relis à nouveau l’article. Je n’en reviens pas qu’on puisse publier un tel texte à charge sans se préoccuper de la personne qui est derrière l’histoire. Et s’il était innocent ? Et même s’il était coupable, est-ce une raison, alors qu’il n’a pas été jugé, de l’attaquer ainsi ? Qui sait ce qu’il se cache derrière cette sordide histoire ?

J’allume la télévision mais n’arrive pas à me concentrer sur les images, mon esprit toujours tourné vers ma propre relation avec Joy et les risques que j’encours si ça venait à mal se terminer entre nous. Comme si elle sentait que je pense à elle, je reçois une notification pour démarrer une visio. Je balaie l’écran pour accepter la demande et je reste, comme à chaque fois, bouche bée devant la vision de rêve qui s’offre à moi. Joy est assise sur son lit et me sourit. Son regard est magnifique et elle porte un petit haut rouge très déshabillé qui révèle autant qu’il cache à quel point elle est superbe.

— Bonjour ma Chérie, bredouillé-je enfin sous son regard moqueur. Tu vas bien ?

— Salut Beau gosse. Contente de voir que tu as retrouvé la parole, rit-elle. Ça va, et toi ?

— On va dire que ça va. La journée a été longue et… Non, rien. Tu sais que tu es belle ?

— Merci, mais je te propose d'en juger en face à face ce soir. Tu as quelque chose de prévu ?

Mon cerveau se met en branle alors que je meurs d’envie de lui dire oui et de profiter enfin d’elle. Mais je ne peux pas accepter. Pas après ce que je viens de lire ! Et si on nous surprenait à deux chez moi ? J’invente vite fait une excuse.

— J’adorerais, tu sais, mais je ne sais pas à quelle heure Kenzo va rentrer. Il est sorti voir des amis, il m’a dit, mais je n’ai aucune idée sur l’heure à laquelle il va rentrer. On n’est pas encore prêt à lui dire pour nous…

— Eh bien on peut se faire un petit restaurant, au moins. Pour une fois que je ne bosse pas. Tu en dis quoi ? Et puis, j'ai reçu un message de Théo qui me dit que ton fils vient dormir à la maison, ils se font une soirée console ou films d'horreur. J'ai arrêté d'écouter à partir du moment où j'ai su que tu serais possiblement libre ce soir, dit-elle en me faisant un clin d'œil.

— Ah non, pas au resto. Il y a trop de risques de se faire surprendre. Vu le contexte, tu ne te rends pas compte de ce qu’on risque ! ne puis-je m’empêcher de lui répondre un peu vivement.

— Heu…. D'accord, pas de restaurant alors, me répond-elle, visiblement perplexe. Donc… Tu veux me voir ou pas ?

— Bien sûr que je veux te voir. Tu es sûre que Kenzo ne va pas rentrer ? Si c’est le cas, tu peux venir à la maison en effet. Mais… Je ne sais pas si c’est prudent de se voir comme ça à mon domicile. Il y aura peut-être des journalistes qui traînent, sait-on jamais… On peut se retrouver à l’hôtel, sinon ?

— A l'hôtel ? Je… Tu veux vraiment qu'on se retrouve à l'hôtel ? Ça pue à ce point-là ?

— Tu n’as pas vu cet article, alors ? demandé-je en passant mon téléphone au-dessus de la couverture du magazine que j’ai acheté. Tu vois, c’est la merde. Ils pensent que tous les danseurs sont des prédateurs. Tu imagines le scandale si on se fait prendre ?

— Je vais passer sur le fait que tu me penses capable de déposer plainte contre toi pour un truc que je suis certaine que tu ne ferais pas, marmonne-t-elle, apparemment vexée. Donc, quel hôtel ? Quelle heure ? Il me faut une tenue spéciale ? Je n'accepte que l'espèce, pour information.

— Non, mais Joy, ce n’est pas toi. Je n’ai pas d’inquiétude par rapport à toi, tu le sais bien. Je… Toi, tu es parfaite et j’aimerais tellement vivre une relation normale avec toi. Je suis désolé de ma maladresse, continué-je en essayant de lui sourire. Je flippe juste sur ce qui pourrait arriver si des journalistes tombaient sur notre couple. Je ne peux pas m’empêcher de m’imaginer à la place de Markus. Tu l’as croisé, toi. Tu le penses vraiment capable de faire un truc comme ça ?

— Je n’en sais rien, Alken, soupire-t-elle. Je crois que… Enfin, je ne sais pas, c’est impossible de savoir, je ne le connais pas assez pour ça. Et même en le connaissant. Tu crois que toutes les mères d’agresseurs sexuels pensent que leur enfant est capable de faire ça ?

— Ouais, tu as raison, Joy. Je suis désolé d’être comme ça, je ne me reconnais pas. C’est juste… C’est nouveau tout ça. Je ne pensais pas reprendre une relation si tôt après mon divorce et je crois que je suis un peu perdu. Tu veux venir me rejoindre à la maison, alors ? demandé-je en essayant de me montrer plus raisonnable malgré le stress que je ressens.

— Non… Retrouvons-nous à l’hôtel, si ça te rassure. Tu seras le mec avec une casquette et des lunettes de soleil, j’imagine ? sourit-elle.

— Te moque pas, souris-je. Tu sais, j’ai peur, mais pas seulement pour moi. Tu as devant toi une carrière prometteuse, ce serait dommage de la briser à cause de moi… Enfin, à cause d’un journaliste mal intentionné, plutôt. Tu vois ce que je veux dire ?

— Je comprends, mais ça va me poser problème si ça remet tout en question. Déjà que c’était compliqué… J’étais toute contente, tu viens de briser ma bulle de bonheur, O’Brien.

— Ouais, je suis un con. Désolé, vraiment. Tu viens à la maison ? J’insiste, ça nous permettrait d’oublier un peu tout ça et de passer du temps à deux, tranquille, loin de ce monde extérieur qui n’a ni queue ni tête.

— Comme tu préfères, Alken. Je peux mettre un chapeau et des lunettes de soleil, si tu veux, se moque-t-elle encore, bien loin de mon état d’esprit.

— Tu viens comme tu veux, ça me fera plaisir de te voir, Joy. Vraiment. Et tu sonnes trois fois si tu es suivie, comme ça, j’enclencherai le plan Alerte aux espions. Ça te va ? souris-je doucement.

— On fait comme ça, Monsieur Bond. A tout à l’heure, Alken.

Sa dernière phrase est un peu froide. Je crois que je l’ai froissée. Cependant, comment faire autrement ? Même là, alors que je suis ravi de la retrouver, que j’ai hâte de pouvoir passer du temps avec elle, une petite voix trotte dans ma tête et me dit que je suis en train de faire une folie. J’en ai besoin, je ne veux pas gâcher tout ce qu’on est en train de vivre, mais peut-être que ce n’est pas raisonnable de prendre autant de risques pour une femme qui ne m’aime peut-être pas autant que je l’aime ?

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