64. Electrochoc au féminin

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Alken

Stromae - Formidable : https://www.youtube.com/watch?v=S_xH7noaqTA&ab_channel=Stromae

Je regarde les élèves sortir en petits groupes de ma salle de cours. J’essaie de ne pas me faire surprendre, mais je mate Joy qui, ce matin, a décidé de mettre un petit short moulant vert foncé et un débardeur blanc échancré qui ne cache pas grand-chose de ses formes. Je ne suis pas le seul de toute façon à profiter du spectacle, je crois que tous les garçons du cours et la moitié des filles étaient dans le même état d’excitation que moi quand elle nous a fait la démonstration de l’exercice d’expression corporelle sur lequel je leur avais demandé de travailler.

Sur la musique “Formidable” de Stromae, elle nous a donné une leçon de grâce et d’expressivité. Lorsque les trois premières notes de piano ont résonné dans la salle, elle s’est recroquevillée sur elle-même, nous surprenant tous, puis a bondi et a réalisé une performance au-delà du formidable, de quoi nous faire sentir fort minables comme le dit Stromae dans la chanson. Cette femme est la beauté incarnée, la sensualité faite chair. Un instant d’éternité dans un cours de danse contemporaine comme on en voit peu. Et je pense que je dis ça de manière tout à fait objective. Même si je n’étais pas fou d’elle, en tant que professeur, je serais obligé de reconnaître le talent incroyable dont elle fait preuve au quotidien.

Mon téléphone sonne alors que la porte se referme et je vois que c’est Mohamed Benkali. Je me demande pourquoi il m’appelle à cette heure-ci alors que nous devons nous voir dans deux jours seulement. J’espère que l’horaire de la répétition n’est pas encore avancé. Ça fait deux semaines qu’en raison de la chanteuse, on doit commencer à neuf heures à Paris et ça me fait me lever tôt. Très tôt même pour prendre le train et ne pas être en retard car il ne supporte pas ça, le chorégraphe.

— Allo, Mohamed ? Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de ton appel ? Je n’ai pas beaucoup de temps, je suis entre deux cours.

— C’est la merde, Alken, vraiment la merde, bougonne-t-il à l’autre bout du fil. Cet abruti de… Ah, ça m’énerve, comme si on avait besoin de ça ! J’ai viré Markus, pour info.

— Tu as fait quoi ? Mais tu déconnes ou quoi ? On est à même pas deux mois du spectacle ! Comment tu penses qu’on va faire sans Markus ? Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais reprends-le, bordel. Fais lui faire les latrines ou ordonne-lui de te dire dix Ave Maria et trois Notre-Père et pardonne-lui ! m’énervé-je, sous le choc de ce qu’il vient de m’annoncer.

— Certainement pas ! Avec lui dans l’équipe, on fait un bide, c’est certain ! Cet abruti.. Et encore, c’est léger comme insulte. Bref, ce crétin s’est tapé une gonzesse qui vient de porter plainte contre lui. Je te passe les détails, mais concrètement, la publicité serait vraiment, mais vraiment mauvaise pour le show.

— Ben si on devait virer tous les danseurs qui se tapent des nanas, on n’aurait plus grand monde dans les équipes. Il n’a pas été reconnu coupable, en plus, si ?

— On parle d’une plainte pour harcèlement et tentative de viol, Alken. Si en politique tu peux continuer à vivre et bosser comme si de rien n’était, je ne peux pas laisser passer ça, moi. Pour le show, et parce que j’ai beau connaître Markus, on ne sait jamais vraiment. La jeune femme est toute mignonne et très convaincante.

— Oh merde alors. Et il dit quoi, lui ? Tu lui as pas laissé une chance de s’expliquer ?

— Alken, je pourrais te dire que je suis encore puceau en te regardant droit dans les yeux et me montrer très convaincant. Pourtant, crois-moi, y a bien longtemps que je trempe ma nouille. Je peux te faire gober ce que je veux, quelle preuve tu as que je suis honnête ? Pour ce que je sais, il a peut-être simplement refusé de lui ramener le petit déjeuner au lit, mais toujours est-il qu’elle a porté plainte et qu’on ne peut pas se permettre d’avoir un violeur, même présumé, dans le show.

— Je comprends. On se rappelle, là je suis dans les choux.

Je suis clairement sous le choc de l’annonce que vient de me faire Mohamed. Je n’arrive pas à croire que Markus ait pu faire ça, mais je comprends la décision du chorégraphe. Le doute est là et dans cette histoire, forcément, l’opinion publique va croire la petite jeune et pas le danseur. On préfère toujours le faible au fort et de toute façon, ce qu’on se dit, c’est qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Alors, certes, il y a plein de cas où la société n’a pas cru la femme et les choses se sont rééquilibrées, mais si c’est faux, je plains Markus. Par contre, s’il a réellement violé cette pauvre petite, là, je n’ai aucune pitié. Le consentement, ce n’est pas un mot vide de sens pour moi.

Je passe le reste de la journée dans un halo un peu vague. Je n’arrive pas à me sortir de l’impression que ça aurait pu être moi à la place de Markus. Si je m’étais entiché d’une menteuse comme Sarah au lieu de tomber amoureux de Joy, qui sait si ce n’est pas moi qui serais en train d’essayer de m’expliquer devant les flics ? Pendant le dernier cours, je reçois un mail d’Elise qui nous convoque tous à une réunion exceptionnelle à dix-huit heures, une fois que tous les cours sont terminés. Je me demande ce qu’elle veut.

Je m’installe à côté d’Enrico qui a enfin repris le travail dans la salle de réunion. Nous sommes un peu en avance, mais nous ne parlons pas. Nous sentons tous qu’il se passe quelque chose et nous attendons de voir à quelle sauce nous allons être mangés.

— Allez, asseyez-vous ! lance Elise d’une voix sèche et tranchante en entrant dans la pièce. Il faut qu’on parle et je ne veux aucun commentaire, compris ? Même de toi, Alken, je suis claire ?

Je la regarde et me demande pourquoi elle me cible comme ça. Je suis mêlé à l’histoire qui nous vaut cette convocation ? Je hoche un peu la tête pour lui dire mon accord et la laisse continuer.

— Bien. Si nous sommes ici ce soir, c’est parce que j’ai entendu parler du collègue danseur de notre cher Alken, qui aurait tenté de violer une jeune femme. Alors, soyons clairs, vrai ou faux, peu m’importe. Ce qui m’importe, c’est l’impact que peut avoir ce genre d’accusations. Ici, on danse. Ici, parfois, on se touche, on s’enlace, on se rapproche. Et je veux que ça reste simplement pour la danse, je ne veux aucun écart, aucun geste mal interprétable, rien. C’est clair ?

— Tu as des inquiétudes par rapport à l’un ou l’une d’entre nous ? demande Elizabeth, inquiète. Qu’est-ce qui nous vaut cette convocation ?

— Non, mais je ne crois pas que quiconque ait eu un doute concernant le collègue d’Alken. En revanche, j’ai déjà eu à intervenir auprès d’une élève qui s’amusait à balancer des conneries à ses camarades au sujet de l’un d’entre vous. Et honnêtement, j’espère que c’était vraiment des conneries, Alken, poursuit-elle en m’observant longuement.

— Le règlement est clair, on ne touche pas aux élèves, commente Enrico. Même s’il y en a qui ont de quoi nous faire perdre la tête, il faut qu’on fasse gaffe. Sinon, il y a de quoi perdre sa réputation, son poste et de finir en taule pour pas mal d’années. C’est tout, cheffe ?

— Non, ce n’est pas tout, tonne-t-elle en tapant sur la table. Je ne plaisante pas avec ça, c’est clair ? Aussi jolies soient les filles, vous avez intérêt à être irréprochables. Et je veux que vous me fassiez remonter le moindre comportement étrange d’un ou d’une de nos élèves, ou d’un collègue. Compris ?

Tout le monde opine en silence et nous passons tour à tour sous le feu de son regard qui nous scrute chacun comme si, par cette simple inspection, elle pourrait savoir si on lui ment ou pas. Quand mon tour arrive, je maintiens le contact sans sourciller, mais à l’intérieur de moi, j’avoue que je ne suis pas rassuré. Je sens qu’il va encore falloir faire plus attention dans ma relation avec Joy.

— Alken, fais gaffe, toi. Maintenant que tu es célibataire, tu risques gros. Tu attises les convoitises, me prévient Enrico.

— T’inquiète pas pour moi. Je suis sage et jamais je n’aurai une relation avec une élève. Tu me connais, je ne suis pas un bleu à qui on doit apprendre la vie.

— Markus non plus n’était pas un bleu et, tu vois, sa carrière est peut-être foutue. Tu as déjà été sous les feux des projecteurs en plus.

— Je suis toujours sous le feu des projecteurs, rigolé-je faussement. C’est ça, d’être une star.

— Je ne pense pas que ce soit le moment de plaisanter, Alken, intervient Elise en me fusillant du regard. D’autant plus que, de ton côté, depuis le concours de salsa, tu te retrouves parfois en tête à tête avec l’une de nos étudiantes. Alors, fais attention.

— Joy ? Ne dis pas n’importe quoi, Elise. Tu as vu comment elle est gaulée ? Qu’est-ce qu’elle ferait avec un vieux comme moi ? J’ai de beaux restes, mais pas de quoi entrer dans la compétition avec des camarades et amis de mon fils, quand même ! Alors, si on ne peut même plus prendre un peu de plaisir à danser avec nos élèves talentueux, autant changer de carrière.

— Certains sont prêts à tout pour avoir de bons résultats, intervient Elizabeth. Coucher avec un prof peut être intéressant pour de bonnes notes. Ne me dis pas qu’aucune de tes élèves ne t’a fait de propositions indécentes ? Je n’y croirais pas.

— Si, mais en plein divorce avec une mégère comme toi, j’ai pas la tête à la gaudriole, moi, rétorqué-je sous le regard furieux d’Elise.

— Allez, cessez vos chamailleries. Je vous ai prévenus. Cet établissement a une réputation et il doit la garder. Si l’un d’entre vous commet le moindre écart, je le brise. Menu. En mille morceaux. Sans aucune pitié. Finito. Dacodac ?

Ça y est, la directrice a pété un plomb. Elle ne sait plus faire une phrase entière et nous en profitons tous pour sortir rapidement avant qu’elle ne se relance dans une folle diatribe. J’ai beau avoir fait le malin devant mes collègues, je n’en mène pas large lorsque je retourne à ma voiture pour rentrer chez moi. Tout à coup, la réalité des conséquences que pourrait avoir ma relation avec Joy me frappe de plein fouet. Il va falloir que j’arrive à prendre un peu de distance si je veux finir l’année scolaire tranquillement. Peut-être même que je devrais tout arrêter ? C’est ce que me dit ma tête en tous cas, mais mon cœur n’est clairement pas d’accord. Quelle merde…

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