63. Des "je t'aime" à la pelle

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Joy

J’enfile ma veste et récupère ma bouteille d’eau, dont j’avale plusieurs longues gorgées. Après un moment aussi intense, j’ai besoin de quelques secondes pour analyser les choses et réfléchir à la suite à donner. Je suis parasitée par les trois petits mots prononcés par Alken et ils tournent en boucle dans ma tête. Je n’arrive à rien d’autre qu’à m’imaginer sur mon petit nuage, un sourire béat aux lèvres et des papillons dans le ventre. Une vraie nunuche énamourée. Qui chute brutalement de son coussin tout doux parce qu’elle est incapable de lui rendre la pareille. Pourquoi, Joy ? Franchement, c’est pas bien compliqué ! Pourquoi est-ce que je flippe comme une andouille et me retrouve la tête dans le sable comme une autruche ?

Je suis terrifiée, en fait. Bon sang, je n’ai pourtant aucune raison valable de l’être. Ce type est génial et c’est moi qu’il aime. Pourquoi faut-il que je panique maintenant ? C’est ce que j’attendais, non ?

— Joy, tout va bien ? Tu m’as l’air partie bien loin, là.

Oh non, je suis au sol en fait, le nuage m’a lâchée. Il n’a pas semblé plus dérangé que cela que je ne lui rende pas la pareille, mais vu ses propos, j’imagine que ça ne l’a pas rassuré. Je me sens conne, en fait. Parce que je lui ai demandé de me rassurer et qu’il l’a fait, quand de mon côté je n’ai exprimé que mes doutes et pas mes sentiments.

— Non, non, je suis là, souris-je en m’installant au sol pour m’étirer. Désolée, je suis fatiguée, je n’étais pas vraiment dans la chorégraphie. Tu étais top toi, en revanche. Tu t’es vraiment amélioré, Kenzo, je suis contente pour toi.

— Tu trouves ? Peut-être que oui, tu as raison, j’ai l’impression de mieux réussir à transmettre mes émotions. Mais j’espère que je ne t’ai pas fait mal. J’ai un peu l’impression que tu as oublié que tu dansais et je n’ai pas réussi à te rattraper, me dit-il, inquiet en me tendant la main pour m’aider à me relever.

— J’ai un peu mal au genou depuis la torture avec ton père de ce matin, soupiré-je en me levant, du coup j’étais réticente à sauter. Je crois que je vais aller voir l’infirmière demain matin. Et j’ai la tête ailleurs, oui, désolée. Mais je n’ai pas manqué ton interprétation pour autant. Bravo.

— Tu as la tête à ton comptable ? Il te fait des misères ? Tu me le dis, si c’est le cas, et j’irai lui casser la tête ! On touche pas à ma pote, hein ?

— J’ai la tête à plein de choses, sans doute trop d’ailleurs, ris-je. Le comptable en fait partie. Et toi alors, tu en es où ?

— Tu veux vraiment savoir ? Tu me promets que tu ne me jugeras pas, Joy ?

— Est-ce que j’ai déjà fait preuve de jugement à ton égard ? Je serais bien mal placée pour pouvoir te juger. Tout ce que je veux, c’est que tu sois heureux et épanoui. Et mon colocataire aussi, ce qui ne semble pas être le cas en ce moment, alors je m’interroge, c’est tout.

— Oh, Théo ne va pas bien ? Pourtant, je lui ai juste demandé de patienter. Parce que tu vois, j’ai cédé à ses avances à la Nouvelle Année… Et c’était trop bon. Tu verrais son sexe… Mmmm. Un régal. Et il sait s’en servir en plus, si tu vois ce que je veux dire. Je ne pensais pas que j’allais autant apprécier le sentir en moi, avoue-t-il avant de rougir brusquement.

Je me retiens de lui dire que je sais tout à fait de quoi il parle et lui souris avec toute la bienveillance possible.

— Je suis contente que ça matche entre vous, vraiment. Mais je crois que ce n’est pas facile de te voir aussi proche d’Emilie, pour lui. Tu vois ? Il a un peu l’impression que tu t’es… Je ne sais pas, que tu t’es servi de lui pour découvrir, tester…

— Ben, c’est lui qui voulait que je teste. Et franchement, il m’a donné envie de recommencer avec lui. Mais quand Emilie m’a un peu sauté dessus, je n’ai pas su résister. Et là non plus, je ne regrette pas. C’est pour ça que je ne veux pas que tu me juges, Joy. Je sais que Théo est ton ami, mais je crois que j’aime autant avec une fille qu’avec un mec. Et elle était si sauvage… Tu l’aurais vue quand elle m’a demandé de lui faire l’amour. Cette fille, c’est de la dynamite aussi. Enfin, avec elle, c’est que du sexe, alors qu’avec Théo, je ne sais pas… C’est différent… Tu vois un peu ce que je veux dire ou je mélange tout et tu ne suis pas toutes mes divagations ?

Je l’observe un instant et je cherche justement à comprendre ce qu’il me dit. Il semblerait bien que les O’Brien vivent tous les choses à fond, et cela n’aide pas mon ami à faire la part des choses.

— Tu devrais en discuter avec Théo. Qui sait, il n’est peut-être pas fermé à de nouvelles expériences. Un plan à trois ou, je ne sais pas, une relation libre ? Tu sais… Ce serait dommage de passer à côté de ce truc différent, je crois.

— Un plan à trois ? Tu déconnes, là, Joy. Tu verrais Théo avec une meuf ? Le gars, il est gay jusqu’au bout des ongles ! Je l’adore, vraiment, mais je ne pense pas qu’il aimerait me partager. Même si j’avoue que le sentir en moi pendant que je suis au fond d’Emilie, ça doit être juste waouh. Non, je crois que si je m’écoute vraiment, je prends de la distance avec Em et je me rapproche de Théo. Mais ce serait vraiment bête de se fermer des portes à notre âge, non ? On est à un âge où il faut expérimenter, tenter, essayer. Tu en penses quoi, Joy ? Je ne suis pas un gars bien, si je pense comme ça, si ?

— Tu n’es pas un gars bien si tu vis les deux choses à la fois en leurrant chacun des deux. Sois honnête, discutes-en avec eux, tu verras bien. Mais ne fais pas poiroter Théo pour rien. C’est un type bien, et il s’accroche, c’est suffisamment rare pour le noter. Tu sais, je crois qu’on expérimente quand on n’a pas trouvé ce qui nous convient.

— Comment tu fais pour réfléchir comme ça ? On dirait que tu sais tout et ça fait du bien de te parler. Parce que là, peut-être que de ressentir toutes ces émotions, ça m’aide pour la danse, mais ça m’empêche surtout de dormir. Au fond de moi, tu vois, ce que je veux, c’est Théo. Le gars, il est formidable. Gentil, attentionné, beau comme un dieu, intelligent, un danseur du feu de dieu. Je ne sais pas si c’est raisonnable, Joy, mais je lui ai dit “Je t’aime” dès le premier soir. Tu imagines ? Il était choqué mais il m’a répondu tout de suite que lui aussi. Et là, j’étais trop heureux. Mais ça n’empêche que je me suis bien éclaté avec Em, et elle aussi apparemment car elle en veut encore. Oh la la ! continue-t-il en se prenant la tête. Que c’est dur de ne plus être un enfant innocent !

Pourquoi est-ce que tout me ramène dans ce foutu TGV où j’ai boudé comme une gosse il y a quelques jours ? Et pourquoi Théo ne m’a rien dit de tout cela ? On ne rigole pas chez les O’Brien, en tous cas. Et j’admire mon colocataire d’avoir répondu aussi spontanément. Il doit vraiment être accro.

— Est-ce que c’est le regard des autres qui te pose problème, pour ne pas foncer tête baissée ? Tes parents ? Parce que je suis sûre qu’Alken est suffisamment ouvert pour ne pas mal réagir, ou au moins l’accepter rapidement après le choc logique d’un parent, dis-je avant de me reprendre. Enfin, j’imagine, il a l’air, en tous cas.

— Le regard des autres ? Non, je ne crois pas. Enfin, ici, je crois que ça ne pose de problème à personne, pas même à mon père, si je fais mon coming out. Mais dans la vraie vie, il y a quand même pas mal de soucis pour les gays, non ? Et puis, si j’étais vraiment gay, tu crois que j’aurais autant de plaisir avec Emilie ? Oh Joy, continue-t-il en venant dans mes bras, pourquoi je ne suis pas comme toi ? Sage et amoureux juste d’un seul mec ?

— Moi, sage ? m’esclaffé-je en le serrant contre moi. Je me tape un quadra, Kenzo, y a rien de sage là-dedans, je crois. Et puis… Vraiment, discute avec Théo. Parle-lui de tout ça. Il… Enfin, il a déjà couché avec une nana, tu sais, et il a apprécié la chose quand même. Tu vois, je crois qu’on peut tous être attirés par une personne du même sexe, ou du sexe opposé, peut-être qu’on est tous bi, en fait, mais qu’on ne l’assume pas si facilement. Il y a des personnalités qui attirent, peu importe le genre.

— Théo ? Il a couché avec une meuf ? Non, j’y crois pas là ! Et il te l’a raconté, en plus. Purée… réfléchit-il en se tenant le menton. Tu as raison, mon amie, je vais lui parler et lui expliquer mes doutes. Et mon envie de recommencer avec lui. Enfin, non, si je lui présente comme ça, il va penser que je ne veux que du sexe, alors que je veux plus avec lui. Tu imagines s’il pense que je ne veux faire de lui que mon sexfriend ?

— Il vaut mieux lui dire clairement les choses oui, c’est sûr. Ça évitera les conversations gênantes n’importe où, genre dans un train, par exemple… Bref ! Oui, bonne idée d’en discuter avec lui. Je ne sais pas d’où tu la tiens, mais tu fais bien d’écouter, souris-je.

— Dans un train ? Qui irait parler de ça dans un train ? Tu es folle, toi. D’ailleurs, en parlant de toi, tu le caches, ton quadra ? On aimerait bien le rencontrer, nous. Quand est-ce que tu nous le présentes ? Depuis le temps que ça dure, c’est du sérieux, non ?

Je soupire et vais récupérer mon sac à dos sur le banc. J’aimerais bien, tout serait beaucoup plus simple si je leur disais. Mais à quel moment est-ce que ça capoterait ? Parce que je ne vois pas comment tout pourrait bien se passer, si on tient compte de l’ESD et de son règlement.

— Je couche avec un mec qui pourrait être ton père, ça ne te choque pas ? Enfin… Je suis en couple avec un type qui a l’âge de ton paternel, dis-je pour tâter le terrain.

— Ben, c’est un peu space que tu sois attirée par un vieux alors que tu pourrais te taper n’importe quel mec, mais s’il te rend heureuse, c’est cool. Tu es vraiment en couple ? Pas juste un sexfriend alors ?

— Il semblerait bien, ris-je. Mais c’est un peu compliqué, disons… Il a un fils de ton âge, et on se questionne un peu sur sa réaction, en fait. Comment tu réagirais, toi ?

Je me déteste de lui mentir comme ça. Ou du moins, de le manipuler de la sorte. Mais autant dire qu’on est, là, sur l’un des sujets qui m’angoisse le plus concernant ma relation avec Alken. Bon, concrètement, il y a plein de choses qui me questionnent dans cette relation, hormis le plan sexuel et l’entente. A peu près tout ? Je crois que j’ai besoin de me rassurer en testant Kenzo.

— Pervers comme je suis, je serais peut-être jaloux de lui, rit-il sans prendre ma question au sérieux.

— Arrête de te dénigrer comme ça, on est loin de la perversion, Kenzo. Et, bon sang, je sais vraiment pas comment je le prendrais si mon père me disait qu’il sort avec une fille de mon âge, en fait.

Je ne mens pas, je ne suis pas sûre que je le prendrais très bien, honnêtement.

— Moi, je crois que ça ne me ferait rien si mon père sortait avec une fille de notre âge. Tant que c’est pas quelqu’un qu’on fréquente. Parce que là, ça serait trop bizarre. Mais sinon, il couche avec qui il veut, mon père. Il aurait tort de se gêner.

Outch… Ce n’est pas ça qui va m’aider à être rassurée. Mince alors ! Enfin… Bizarre ne veut pas dire choquant ou inacceptable, non plus. On est bien loin de la réponse que j’aurais aimé entendre. Mais, au moins, il s’en fiche un peu de savoir avec qui son père a une liaison. C’est un bon début. Pour le reste, je reste perplexe quant au fait de lui dire la vérité. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

— Tu as raison, il aurait tort de se gêner...

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