43. Le (re)nouveau départ

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Joy

— Joy, tu veux bien apporter le plateau à la table de Serge ?

— Pourquoi, tu n’as plus de bras ? ris-je alors que Roan me fusille du regard.

Un bras en écharpe, il ronchonne et tente de faire au mieux pour préparer les boissons. Quelle idée, aussi, de bricoler quand on est doué comme ses pieds ?

J’attrape le plateau et lui envoie un baiser de mon bras libre avant de lui faire une révérence et de tourner les talons pour rejoindre la salle. Si je pensais pouvoir diminuer mes heures grâce au chèque du concours, je ne peux pas laisser mon patron en plan, surtout vu comme il est arrangeant avec mes heures. Depuis la rentrée, et surtout depuis la préparation du concours, il a accepté que je commence plus tard et ferme seule le bar, alors qu’avant c’était plus fréquemment lui qui le faisait. Il a totalement confiance en moi et cela me fait grandement plaisir. Je ne peux pas le laisser dans la galère alors qu’il a besoin de moi à présent.

J’esquive de peu la main aux fesses qu’un Serge un peu bourré tente de me coller et souris en déposant son eau mentholée devant lui.

— Je crois pas avoir commandé ça, ma Jolie.

— C’est un cadeau de la maison, histoire de diluer un peu les bières, Serge. Tu devrais ralentir, il n’est même pas vingt-et-une heures. Roan va encore commander un taxi et ta femme va t’engueuler parce qu’elle doit te ramener ici pour récupérer ta voiture.

— Tu crois qu’il peut encore téléphoner avec son bras en moins ? ricane-t-il.

— Je t'entends, Serge ! beugle mon patron derrière le bar, faisant rire les clients aux alentours.

J’adore bosser dans ce bar. L’ambiance y est la plupart du temps bonne. Les clients sont souvent des habitués, sauf lorsque des danseurs de Paris se pointent avec mon prof et ancien amant. Ou quand Théo débarque avec des deuxièmes années pour une soirée karaoké. Finalement, il est devenu un habitué, lui aussi, avec sa bande.

— Je suis disponible ce weekend, si tu veux te reposer, Roan. Je peux faire l’ouverture et la fermeture sans problème, lui proposé-je en l’aidant à ouvrir un pack de canettes.

— Ça va, je suis pas impotent non plus, Joy. Je peux bosser et tu as autre chose à faire que de me materner.

— Et si j’aime ça, te materner ? souris-je.

— Et bien, fais-toi à l’idée que moi je déteste ça, sauf si c’est une femme de mon âge, qu’elle me plaît et se retrouve dans mon lit, la Brunette. T’es mignonne, mais tu pourrais aisément être ma fille, et j’en ai quatre qui sont moins collantes que toi.

— Peut-être, mais je suis comme ça, moi. Et si ça ne te convient pas, j’ai envie de te dire que c’est pareil, ris-je en déposant une bise sur sa joue. Arrête de ronchonner, je te dois bien ça et ça me fait plaisir. Tu sais que j’adore bosser ici. Ce bar, c’est mon nouveau départ à moi, et c’est grâce à toi, Patron.

Je l’abandonne sans lui laisser le temps de répondre et me dirige vers une table qui vient de se remplir de jeunes qui doivent être à peine majeurs. Je vérifie d’ailleurs leurs cartes d’identité avant de prendre leur commande d’alcools, ce qui n’est pas au goût de tous. Petits bouchons, ils ont à peine du poil au menton et ils se pensent supérieurs.

— Joy, regarde qui est de retour, m’interpelle doucement Roan, le sourire aux lèvres, alors que j’essuie les verres. On dirait bien que, finalement, ton weekend pourrait être plus occupé que prévu, Brunette.

Je lève les yeux sur l’entrée du bar et fronce les sourcils en constatant que le nouveau client n’est autre qu’Alken. Ou Smith. On est au Nouveau Départ après tout.

— Tu devais lui manquer, rit-il. Ça, c’est parce qu’il ne t’a pas sur le dos au quotidien.

Ah si tu savais, Patron… Smith vient s’installer au bar, à la place qu’il a occupée tous les soirs où il est venu jusqu’à la veille de notre rentrée. Il enlève son manteau et le pose sur le dossier de la chaise avant de s’asseoir, comme si de rien n’était.

— Joy, tu es encore là ? murmure Roan à mon oreille. Ferme la bouche, tu baves. Tu veux que j’aille prendre sa commande ?

Je lui colle un coup de coude dans le ventre et lui fais la grimace avant de longer le bar pour me planter devant mon professeur de danse contemporaine.

— Qu’est-ce que je te sers ? lui demandé-je, perplexe de le voir ici.

— Un whisky, comme d’habitude, sourit-il. Tu te joins à moi ?

— Je ne peux pas, je bosse avec un demi-manchot, pouffé-je avant de lui servir son verre. Qu’est-ce que tu fais là, Smith ?

— Ah, je crois que vous faites erreur, Mademoiselle. Je ne connais pas de Smith. Moi, c’est Alken et je suis Professeur de Danse contemporaine, répond-il en souriant alors que je le regarde en plissant les yeux. Tu as l’air surprise ? Je n’ai pas le droit à mon whisky quand j’utilise mon vrai nom ?

— Je… non, non, bafouillé-je bêtement avant de me reprendre. Enchantée, Alken. Et à la vôtre.

Je lève les yeux au ciel en souriant et dépose son verre devant lui. Je ne sais pas à quoi il joue, mais j’apprécie un peu trop de le voir ici pour ma santé mentale. On ne va pas y arriver s’il joue à me suivre même là où nous ne sommes pas censés nous voir.

— A la tienne, Joy. Tu es ravissante, ce soir. Comme tous les jours d’ailleurs. La soirée n’est pas trop occupée ? Si tu as cinq minutes entre deux clients, viens parler, ça me ferait plaisir, s’exprime-t-il d’une voix douce et chaleureuse qui accentue le réveil de tous mes sens.

— On a connu pire, mais Roan est à moitié handicapé, alors je suis bonne pour les allers-retours. Qu’est-ce que tu fais là, Alken ?

— J’avais envie d’un Nouveau Départ. Je crois que je suis au bon endroit, non ? On prend les mêmes et on recommence, les mensonges en moins. C’est ma nouvelle philosophie.

— Je vois… C’est le lieu idéal, en effet, mais je crois que ni toi, ni moi, ne sommes les mêmes qu’il y a quelques mois. Tu crois que ça peut marcher quand même ?

— Parce que tu crois que ça a bien marché la première fois ? Si on veut que ça fonctionne entre nous, il faut reprendre les bases, non ? Pas de secret, pas de jeu. Juste un homme et une superbe femme, continue-t-il en sirotant son whisky.

— J’arrive, soupiré-je en contournant le bar.

Si de prime abord, être dérangée par les clients m’agaçait un peu, je dois avouer que cela me permet de réfléchir aux propos de Smith. Non, d’Alken, je vais m’y perdre à force. Je prends le temps de préparer la commande de la table qui m’a appelée et jette des coups d'œil à travers le miroir, constatant que les yeux de l’Irlandais ne me lâchent pas. Une superbe femme, hein ? Il ne lésine pas sur les compliments, en tous cas. Pour sûr, le jean serré doit lui changer du jogging que j’ai pris l’habitude de mettre dans son cours.

— Donc, tu viens ici pour me faire la cour et me mettre à nouveau dans ton lit ? lui demandé-je en me plantant à nouveau devant lui.

— Ah non, Joy. Je viens ici pour te faire la cour et te séduire. Si tu finis dans mon lit, c’est que la cour aura réussi, sinon, c’est que je n’aurais pas été assez séduisant pour gagner le cœur de la jolie sirène qui attire tous les marins dans ce bar. Mais on va prendre le temps, cette fois. On ne va pas brûler les étapes, si ?

— Tu veux bien arrêter ton romantisme bizarre, s’il te plaît ? ris-je. Je préférais la drague lourde, je crois, là, c’est un peu flippant. Et les sirènes n’ont pas bonne réputation, tu sais.

— Bien, Joy. On finit la nuit chez toi ou dans mon jacuzzi alors ? me répond-il en tirant la langue. Assez lourd comme ça ?

— Le Jacuzzi me tente bien, souris-je. Mais je ne couche pas le premier soir, Alken. Merci pour la proposition, ceci étant.

— Et si on se faisait une petite sortie, juste toi et moi ? Je t’emmène au marché de Noël, on se prend une crêpe et un chocolat chaud sur la Grand Place, un petit tour sur la Grand Roue. Comme ça, ça ne sera pas le premier soir et ensuite je découvre tout ce qui se cache sous cette tenue de serveuse ?

— Tu sais, dis-je en contournant le bar pour m’approcher de lui, je n’ai couché qu’une fois avec un client… Et il a attendu quatre soirs pour découvrir ce qui se cache là-dessous.

— Ah oui ? Il était patient, lui, alors. Moi, je préfère croire à la magie de Noël. Tu es disponible samedi dans l’après-midi pour cette petite sortie ?

— Je dois pouvoir négocier avec le Patron, ou voir avec un ami pour qu’il me remplace ici. C’est envisageable. Un danseur alors, hein ? Bon en comptabilité quand même ? Parce que deux au lieu de quatre, c’est une sacrée marge, me moqué-je.

— J’ai été comptable dans une autre vie, même si j’ai un peu perdu la main, s’amuse-t-il à me répondre. Tu sais, à mon âge vénérable, ce n’est pas étonnant.

— J’imagine, oui, tu n’es plus tout jeune, il faut l’avouer… Mais plutôt bien conservé, je dois l’admettre, dis-je en caressant son corps de mes yeux.

— Il faut bien ça pour espérer avoir une chance avec une femme qui a des charmes magnifiques comme toi, continue-t-il à me complimenter.

— Arrête, marmonné-je en posant ma main sur sa bouche. Je déteste les compliments. Sauf quand il s’agit de danse.

— Eh bien, peut-être que bientôt j’aurai le droit à une danse privée et que je pourrai te complimenter dessus ? Tu ne m’en voudras pas si j’ajoute quelques mots sur ton sourire ou tes jolis yeux, rassure-moi.

— Je ne fais pas de strip-tease, Monsieur le danseur, je te préviens. Je préfère quand on me déshabille, murmuré-je à son oreille.

— Tu n’as qu’à demander, et je me plierai à toutes tes volontés, jolie femme.

Il attrape ma main et la porte à ses lèvres avec un sourire charmeur qui me tire un rire franc. Je ne peux m’empêcher de glisser ma main dans ses cheveux et de venir poser mes lèvres sur les siennes. Juste une petite seconde, parce que nous sommes interrompus par un raclement de gorge qui nous fait tous les deux tourner la tête en direction de Roan.

— Tu embrasses tous les clients comme ça, Joy ? rit-il. Je comprends mieux pourquoi la clientèle est fidèle !

— Très drôle, Patron, soupiré-je en lui balançant le torchon que j’ai encore sur l’épaule.

Alken part avant la fermeture du bar, et j’ai envie de dire que c’est la meilleure idée qu’il ait eue. Ou la pire. Je crois que j’aurais pu craquer et déroger à la règle. L’idée de tester son jacuzzi, même par ce temps froid, me tentait bien. Je ne sais pas trop ce que l’on fait, ou je refuse de le réaliser. Il me semble que nous prenons des risques inconsidérés pour nos deux carrières. Mais il semblerait que nous ayons un rencard. Et l’idée me plaît bien.

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