41. Passer à table

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Joy

Monter dans cet ascenseur me rappelle indéniablement et systématiquement ces fins de soirée endiablées avec Alken. Autant dire qu’en présence de Kenzo, c’est beaucoup moins chaud, et que j’arrive plus vêtue et calme chez eux.

Forcément, nous tombons sur Alken en train de préparer le dîner, et je ne peux qu’apprécier la vision qui s’offre à moi. Dans un petit jean ajusté, un tee-shirt qui fait ressortir ses biceps, un torchon sur l’épaule, c’est juste digne d’une publicité. Quoiqu’il est peut-être trop habillé pour une pub.

J’ai envie de sourire lorsque son regard se pose sur moi et que j’y lis un brin de colère. Bienvenue dans ma vie, Smith, voilà ce que je vis chaque fois que j’en apprends un peu plus sur toi.

— Bonsoir, Alken. Merci de me recevoir, souris-je innocemment en enlevant mon manteau.

Même en colère, O’Brien père ne peut s’empêcher de faire courir son regard sur moi. J’ai vraiment bien fait de miser sur un joli décolleté qu’il a du mal à lâcher, jusqu’à ce que ses yeux tombent sur mes jambes dessinées par un collant noir et transparent.

— On mange quoi ce soir, P’pa ?

— J’ai préparé un gratin riz-poireaux et des steaks végétariens. Si ça vous convient, bien sûr. Et pas de quoi, Joy. Ce n’est pas moi qui invite, ce soir, c’est Kenzo, ajoute-t-il sèchement. Pas sûr d’ailleurs que je mange avec vous, je n’ai plus faim tout à coup.

— Eh bien, moi, ça me met l’eau à la bouche, en tous cas, souris-je. Je ne savais pas que ton père cuisinait, Kenzo.

— Oui, c’est le mari parfait, dommage qu’il n’y ait personne qui sache l’apprécier à sa juste valeur. Papa, mange avec nous, on fera vite et après on disparaîtra dans ma chambre pour réviser. On ne t’embêtera pas et tu pourras te coucher tôt si tu n’es pas en forme.

— Si j’étais si parfait que ça, je ne serais pas prêt à aller me coucher tout seul dans mon lit, grommelle-t-il. D’accord pour manger avec vous les jeunes, installez-vous tant que c’est chaud.

J’observe Kenzo sortir de quoi mettre la table et se diriger vers la salle à manger, et en profite pour approcher d’Alken.

— Tout va bien ? Un problème ? lui demandé-je doucement.

— Non, aucun. La vie est juste parfaite. Les vieux cons sont seuls et les jeunes s’amusent et baisent. Tout va bien, tu vois ? s’énerve-t-il en murmurant malgré tout. Pousse-toi un peu, je vais sortir le plat du four.

— Les vieux cons sont seuls, hein ? La bonne blague.

Je soupire en rejoignant Kenzo et m’installe à table. Je sens que l’ambiance va être pesante et une part de moi regrette de l’avoir énervé. C’est un juste retour des choses, mais je sens bien que j’ai blessé la bête, pour le coup. Je pourrais lui dire que j’ai passé une soirée pourrie en compagnie de Daniel, que même pour un petit entretien de mon corps délaissé, c’était seulement passable. Merde, j’ai davantage pris mon pied avec mon coloc, gay, qu’avec Daniel. Mais je n’ai pas à me justifier auprès de lui et je ne devrais pas regretter, puisque lui trempe sa nouille à droite, à gauche sans problème. Il peut bien être jaloux, énervé ou je ne sais quoi, nous ne nous sommes rien promis, et il n’y a rien entre nous.

Le repas est délicieux. Effectivement, au moins pour la cuisine, Alken a tout du mari parfait. Mais en ce qui concerne l’hôte, ça laisse à désirer. Kenzo tente de faire la conversation, mais rien n’y fait, son père plombe l’ambiance plus vite que la musique.

— Bon, Papa, y a un problème ? finit-il par demander, agacé. Maman t’enquiquine encore, c’est ça ?

— Pas envie d’évoquer ses sollicitations sexuelles devant ta copine, Kenzo. J’ai qu’une envie, c’est qu’elle me laisse tranquille. Au moins, Marie a compris, elle, quand je lui ai dit que c’était terminé entre nous.

— Ses sollicitations… Sexuelles ? s’étonne Kenzo avant de grimacer. Ah ouais, non, t’as raison, t’es pas obligé de l’évoquer devant moi non plus, beurk !

— Je vais vous laisser, Kenzo, je suis d’une humeur de chien ce soir. Pas de bêtise avec ta copine. Sortez couverts, surtout. Si besoin, je suis dans ma chambre, je vais me mettre une playlist de Glenn Miller et essayer d’oublier que la vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille.

— La vie serait bien ennuyeuse si c’était un long fleuve tranquille, Alken. Promis, nous serons sages, souris-je en me levant pour débarrasser. Bonne soirée alors, il faut garder le moral.

Il me regarde sans me répondre, avec des yeux de chien battu, et s’éloigne sans un mot vers sa chambre. Je ne l’ai jamais vu aussi abattu, et j’avoue que cela me fiche un coup au cœur, mais je ne dois pas me laisser amadouer. C’est lui qui tripote une autre étudiante, lui qui forniquait avec Marie, qui fricote encore avec sa future ex-femme. Lui qui joue sur plusieurs tableaux.

Je rejoins Kenzo dans sa chambre après un rapide passage par la salle de bain, et le vois sourire en regardant ma tenue.

— Vachement moins sexy que ta petite robe, dis-donc.

— Et drôlement plus confortable, ris-je. Bon, on s’y met à ces révisions ?

— Euh, ça te dérange si on parle un peu d’autre chose avant de commencer, Joy ? J’ai besoin de toi. J’ai besoin de conseils, en fait.

— Heu… D’accord, ris-je en me laissant tomber sur son lit. Je t’écoute !

— C’est un peu compliqué à évoquer. Tu me promets de ne rien dire à Théo même si c’est ton meilleur ami ?

— Bien sûr. Je suis une tombe, promis. Je ne dis pas tout à Théo, tu sais, lui rétorqué-je sans pouvoir m’empêcher de penser à mon semblant d’histoire avec Alken.

— Tant mieux, parce que là, ça le concerne. Et je ne voudrais pas qu’il sache que je parle de lui avec toi, continue le jeune O’Brien, toujours aussi mystérieux et apparemment mal à l’aise.

— Je vais faire comme si vous n’aviez pas parlé de moi dans mon dos tous les deux, ris-je. Je t’écoute, Kenzo, je t’assure que tu peux me faire confiance.

— Tu te souviens que je t’ai avoué que je me suis entraîné avec lui pour apprendre à embrasser…

— Oui, je me rappelle, évidemment. Ça t’a plu, c’est ça ?

— Oui, j’ai kiffé grave, Joy. Et on a recommencé. Il embrasse comme un Dieu, Théo. Et le pire, c’est que j’ai envie de recommencer encore. Tu crois que je suis normal ?

— Pourquoi tu ne le serais pas ? Tu insinues que mon colocataire et ami d’enfance n’est pas normal ? souris-je. Il est un peu fêlé, j’en conviens, mais on est au vingt-et-unième siècle, Kenzo. Tu as le droit d’embrasser qui tu veux, de coucher avec qui tu veux, d’aimer qui tu veux.

Presque… À peu près. Il reste encore des règlements bien relous qui t’empêchent, techniquement parlant, de coucher avec ton prof. Bref ! Je ne suis pas plus étonnée que cela de son aveu, puisque nous en avons déjà parlé avec Théo.

J’attrape la main de mon ami et la serre dans la mienne en lui souriant, tentant d’être rassurante.

— Non, Théo est normal, lui. Il sait qu’il aime les garçons et s’en contente. Moi… Moi, je suis aussi attiré par toi, Joy. Tout à l’heure, je peux te dire, et ne m’en veux pas d’être franc, que ta petite robe m’a excité. Tu vois, je ne suis pas normal ! Incapable de choisir. Ça fait quoi de moi, ça ?

— Un bisexuel ? Et quand bien même, pourquoi chercher à te définir ? Profite de la vie, sois heureux, ris, baise, aime, danse ! Avec des nanas, des mecs, peu importe, tant que ce sont des personnes que tu apprécies !

— Tu penses ? Je ne sais pas, je crois que j’ai besoin de me comprendre, de savoir qui je suis. C’est ça qui me bloque un peu dans la danse. J’ai peur de mes émotions, Joy. Et puis, en plus, la femme que je désire m’aime en tant qu’ami et a envie de réviser et le mec que je désire a un petit copain qui le comble, paraît-il. Bref, je ne suis pas là de profiter ! sourit-il, l’air plus rasséréné quand même.

— Ça ne durera pas avec le petit copain actuel. Et puis, tu lui plais. Je suis sûre que si tu lui fais un peu de gringue, tu pourras tout lui demander, lui confié-je. Je suis désolée pour ce qu’il en est de moi… Mais je peux te dire qu’Emilie, elle, elle te kiffe, si des fois tu veux t’amuser.

— Emilie ? La bombasse qui a un beau cul ? Oups, pardon, Joy… Je ne devrais pas parler comme ça d’elle, dit-il à nouveau tout gêné.

— Tu crois quoi, qu’on ne parle pas de vous en ces termes entre filles ? m’esclaffé-je. Et oui, tu as raison, elle a un joli cul. Et encore, tu ne l’as pas vue sans ses fringues !

— Bon, on va réviser là, sinon on va passer la soirée à parler de cul et demain, pour l’histoire de la danse, on mélangera toutes les dates. Et Joy… Merci d’être là, hein.

— Si tu arrives à placer le mot “cul” dans ton partiel, je te jure que je te paie une place pour le spectacle que tu veux, plaisanté-je avant de me redresser pour le prendre dans mes bras et le serrer contre moi.

— Je le fais si tu viens avec moi à ce spectacle, Joy, dit-il en riant. Et tu verras, le prof n’y trouvera rien à redire !

— On verra ça. Je laisserai peut-être ma place à Théo, dis-je en lui faisant un clin d'œil. Allez, révisions, beau gosse ! Déjà que ta mère va me dégommer au partiel de classique, il faut que j’assure à l’écrit.

Nous nous allongeons tous les deux sur le lit, le nez dans nos cours, et passons une partie de la nuit à réviser, à nous poser des questions. Evidemment, nous rions aussi, baillons beaucoup et soupirons plus que de raison. J’ai l’impression que Kenzo a un poids en moins sur les épaules, qu’il s’est déchargé d’un secret trop lourd à porter pour lui, et je suis contente qu’il se soit confié à moi. J’espère simplement qu’il ne sera pas trop envahi par tout ça et ne foirera pas son année pour autant. S’il pense que ces questionnements le bloquent dans la danse, moi je suis persuadée que la danse peut faire quelque chose pour lui. Rien de tel que le contempo pour exprimer ses émotions. Ne reste qu’à trouver le lieu et le moment idéal pour se livrer de la sorte.

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