19. Let's danse

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Joy

— Allez, on réessaie.

Je tente de délasser mon cou avec mes mains en me repositionnant au centre de la pièce, retenant de peu un soupir de dépit. Enrico est un tortionnaire. Il est plus de vingt heures et je suis là depuis dix-sept heures. J’ai faim, je suis crevée, et il continue à nous faire refaire encore et encore la chorégraphie.

— Elle est où, l’émotion, Joy ? Qu’est-ce que tu fous ? m’interpelle-t-il en se collant dans mon dos, agrippant mes hanches pour me faire me redresser. Lève le menton, redresse le buste, bon sang.

— J’ai besoin d’une pause, Enrico.

— On n’a pas le temps pour une pause. Arrête de te plaindre et mets-toi dans la danse. Si je t’ai choisie, c’est pour ta capacité à transmettre les sentiments ! Tu as décidé d’être froide comme un glaçon ? Une vraie frigide de la danse ! J’espère que t’es pas comme ça au lit, sinon je plains ton mec.

— Je suis fatiguée et j’ai faim, bougonné-je. Et mon mec ne se plaint pas, en revanche j’apprécie moyennement ce genre de remarques Ça fait trois heures qu’on répète, cinq minutes de break ne vont pas tout foutre en l’air.

— Plus tard, la pause.

Enrico glisse ses mains sous mes bras et pose l’une d’elles sur mon ventre alors que l’autre attrape mes doigts opposés. Je n’y arrive pas. Entendons-nous bien, j’ai la choré en tête, tout roule à ce niveau-là, même s’il nous reste à travailler les portés. Ce que je n’arrive pas à faire, c’est à me connecter à cet homme. Enrico est un danseur de talent, mais je ne parviens pas à créer du lien avec lui. Alors, forcément, cela se ressent. Il est mon prof, pas mon partenaire de danse et il ne fait rien pour que cette barrière tombe. Je déteste me regarder danser dans ce miroir, incapable d’interpréter un personnage, rigide et mécanique. Il faut que je me booste, que je m’oblige à vivre les choses.

— Oh bon dieu, Joy, s’agace-t-il en me lâchant brusquement à la fin de la chorégraphie, manquant de me faire tomber. Si j’avais su, j’aurais choisi Julia, puta madre.

J’encaisse l’attaque difficilement. Je suis épuisée, davantage à fleur de peau, et j’avoue que ça fait mal, là. Je courbe l’échine un moment alors que mon prof bougonne en faisant les cent pas dans la pièce avant de se planter devant moi en enlevant son tee-shirt pour s’éponger le front avec.

— Encore une fois.

Oh bordel, je vais l’étriper. Ne comprend-il pas que je suis trop fatiguée pour y arriver ? Il n’est pas simplement question d’enchaîner des pas, là, mais de transmettre des émotions que je ne ressens absolument pas, merde !

— Peut-être que vous devriez faire une pause.

Cette voix grave, rauque et teintée d’un accent me fait frissonner et je me morigène immédiatement. Voilà quasiment une semaine que je l’évite comme la peste, arrivant pile à l’heure à ses cours et fuyant aussi vite que possible à la fin. Alken au détour d’un couloir ? Demi-tour. Alken à la cafétéria ? Tant pis pour le déjeuner. Oui, j’en suis arrivée là. J’ai l’impression que je pourrais lui sauter dessus à la seconde où nos regards se croisent. Dieu merci, et je ne sais pas si c’est une bénédiction ou une malédiction, mais il ne m’a plus touchée depuis, même pendant ses cours.

— Alken, qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? lui demande Enrico en arrêtant la musique.

— Je m’entraînais pour mon spectacle à Paris. J’allais partir quand j’ai entendu la musique et je me suis demandé qui était encore là aussi. Je vois que vous êtes en pleine répétition malgré l’heure tardive.

— Ouais, y a du boulot, je peux te l’assurer, soupire mon coach tyrannique alors que je m’éloigne pour aller boire.

— Avec une jeune femme talentueuse comme Joy, ça doit rouler tout seul, non ?

— Talentueuse avec Théo, peut-être, mais là elle est totalement frigide. Je te jure, insupportable. J’ai l’impression de danser avec un iceberg.

— S’il y a bien un mot que je n’associe pas avec toi, Joy, c’est celui-là. Qu’est-ce qu’il t’arrive ? La choré ne t’inspire pas ?

— Si, soupiré-je en rajustant ma brassière avant de m’arrêter brusquement en voyant le regard de Smith dévier. Je… J’ai besoin de danser avec un partenaire, pas avec un prof, c’est tout. C’est compliqué, là.

— Je pense que c’est pas une question de prof. Il faut juste travailler l’alchimie entre vous deux, non ? Faire autre chose que danser peut-être ? Enrico, tu as l’air crevé, tu veux que j’essaie pour voir si on peut dépasser ce blocage ?

— Si j’ai l’air crevé ? bougonne l’espagnol. Bien sûr que je suis crevé ! On ne fait que ça, de répéter, Monsieur je-fais-un-spectacle-à-Paris. Mais vas-y, fais-toi donc plaisir, si tu crois pouvoir faire des miracles. Parce qu’à ce rythme là, on perd le titre et on se fout de nous pendant la prochaine décennie.

J’ai subitement des envies de meurtres. Il abuse, clairement. Certes, je ne suis peut-être pas la plus expressive et je sais que je peux faire mieux, mais quand même ! Et pour le reste, est-ce qu’Alken est sérieux ? Il faut vraiment que je le regarde dans les yeux pendant presque quatre minutes ? Que je sente ses mains sur mon corps ? Que… Oh bordel, je vais me liquéfier sur place.

— Ça va, faut pas pousser non plus, marmonné-je. Je suis fatiguée, c’est tout. On a répété tous les soirs cette semaine, ça ira mieux demain.

— Allez, ne te fais pas prier, Joy. Let’s danse. Je te promets que fatiguée ou pas, je vais trouver l’origine du blocage et te faire passer les meilleures quatre minutes de danse de ta vie, me relance-t-il avec son sourire ravageur.

Oh, ça je n’en doute pas, bon sang. Je crois que je ne vais avoir aucun problème à danser avec lui. Il y aura des émotions, clairement. Et de l’envie, beaucoup.

— Je… Merci pour la proposition, mais tu ne connais pas la chorégraphie, tenté-je d’échapper au meilleur et au pire à la fois.

— Eh bien, en entrant, je vous ai vus la faire. Elle n’a pas l’air si complexe que ça. Si tu te souviens bien, c’est un exercice que j’affectionne, tu le sais bien. Reproduire une choré vue une fois, rien de plus simple. Allez, viens, on essaie. Au pire, on passe pour des cons devant Enrico. Au mieux, on passe quatre minutes de rêve.

— Très bien, dis-je en attrapant sa main pour l’entraîner au centre de la pièce avant de lui murmurer. Essaie de ne pas m’embrasser cette fois, je doute que ça se termine bien le cas échéant.

— Il faut laisser parler les émotions, Joy. Rien de plus, rien de moins, répond-il en souriant.

Je lève les yeux au ciel et lui tourne le dos.

— Tu dois…

Je n’ai pas le temps de lui donner les indications quant à la posture de départ qu’il glisse ses mains sous mes bras et m’attire contre lui. Merde, ces quatre minutes vont être une torture. La musique démarre et nous faisons les premiers pas dans cette position, mais nos yeux se sont trouvés dans le miroir et ne se lâchent pas. Lorsqu’il me fait tourner et que seules nos mains sont en contact, je ne peux qu’apprécier son déhanché tentateur et je ne peux que penser à nos étreintes passionnées, à ses coups de reins assurés et au plaisir qu’il a pu me procurer.

Bon sang, cette torture est divine. Alken m’attire à nouveau dans ses bras et glisse une jambe entre les miennes, nous faisant onduler l’un contre l’autre. C’est sensuel, doux mes sens sont aux abois. J’ai grandement conscience de sa main au creux de mes reins, de son souffle chaud qui caresse mon visage, de son regard de braise qui m’allume toute entière, de sa cuisse nichée entre mes jambes.

Je suis au supplice. J’ai l’impression que je pourrais lui sauter dessus à n’importe quel moment. Je crève d’envie de le plaquer contre le mur et de le supplier de me prendre. Je veux juste retrouver son corps nu contre le mien, et j’ai l’impression de vivre les préliminaires les plus intenses de toute ma vie alors que nous dansons ensemble. Je n’ai absolument pas besoin de jouer, je vis les choses, tout simplement.

Je ne vais jamais tenir. Alken se retrouve à nouveau derrière moi et j’ai une conscience accrue de son érection qui se presse contre mes fesses. Pas un pas à côté, tout est fluide, nos yeux se sont à nouveau trouvés à travers le miroir, sa main est ferme sur mon ventre et accompagne mes ondulations rythmées par la musique. C’est chaud, très chaud, et j’ai peur de partir en combustion spontanée d’ici peu.

Je ne sais plus ce que je veux. La musique est proche de la fin et j’ai hâte qu’elle se termine autant que j’ai envie qu’elle se poursuive toute la nuit. C’est bientôt la fin et je regrette que nous ayons dansé ensemble autant que je suis satisfaite d’avoir pu partager ce moment avec lui. Les derniers pas arrivent et Alken part à droite au lieu d’à gauche, me faisant trébucher, mais il rattrape le coup et me fait tourner autour de lui avant de me pencher en arrière. Son visage n’est qu’à quelques centimètres du mien et je ne peux m’empêcher de regarder sa bouche avec envie. Je ne sais pas combien de temps nous restons ainsi, et je ne sais pas non plus comment il fait pour résister alors que tout son corps appelle le mien, mais il finit par se redresser et m’entraîne avec lui. Je suis essoufflée, mes hormones dansent encore la salsa et mon cerveau s’imagine contre le miroir, prise par un Smith en sueur viril et possessif.

Je me secoue en entendant Enrico frapper dans ses mains et me recule brusquement de mon partenaire de danse. J’ai la folle impression qu’il vient de me faire l’amour en dansant, c’est juste un truc de dingue.

— Je suis désolée, dis-je en voyant l’heure sur la pendule au-dessus de la porte. Je vais être en retard pour le travail, il faut que je file.

Je me précipite vers le banc et range mes affaires, les jambes tremblantes, avant de m’enfuir sans plus un regard pour mes deux professeurs. Je mens, je le sais, mais je suis incapable de rester face à Smith, d’entendre les propos d’Enrico, d’avouer qu’avec l’Irlandais, ça matche bien trop. C’est fou, c’est insupportable, c’est magique, c’est flippant, c’est… Trop. Tout est trop, avec lui.

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