14. Réunion déjantée

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Alken

— Oui, entendu. Ne vous inquiétez pas, je m’arrangerai pour les cours. Oui, samedi, c’est noté. Je serai là. A bientôt.

Je raccroche et j’ai du mal à contenir ma joie alors que je rejoins la salle de réunion où les autres professeurs sont déjà tous présents et m’attendent en silence.

— Alken, tu sais que tu as cinq minutes de retard ? m’interpelle immédiatement Elise, jouant parfaitement son rôle de directrice.

— Oui, désolé, mais j’étais au téléphone, et vous ne devinerez jamais avec qui !

— Tu pourrais être au téléphone avec le Président que je m’en ficherais royalement, soupire-t-elle. Assieds-toi, on a tous une vie, sortis d’ici, et envie de rentrer chez nous.

— Ouais, mais quand même, j’étais au téléphone avec Mohamed Benkali ! LE chorégraphe des stars ! Et je vais participer à son prochain spectacle à Paris ! Eh ouais, vous avez une star à votre table, les collègues !

Je vois les regards envieux de plusieurs de mes collègues et ceux exaspérés d’autres, mais je ne vais pas les laisser gâcher mon plaisir. Ce n’est pas tous les jours qu’on a des contrats avec de grands metteurs en scène et là, c’est un de ces rares moments où l’on peut être fier des efforts réalisés toutes ces années. Quand enfin ça paie et qu’on peut faire son art devant plein de monde, pour beaucoup d’argent, il y a de quoi être heureux.

— N’oublie pas qui t’offre un salaire tous les mois, quand même. Je te rappelle que tu as des engagements à tenir ici aussi, des étudiants qui comptent sur toi.

— Oui, je sais, Elise, ce sera fait hors des temps de cours ou alors je les rattraperai. Tu peux me faire confiance, tu sais. Et puis, pour la comm’ de l’école, tu pourras dire que tu as des professeurs reconnus internationalement ! Ce n’est pas rien, ajouté-je en souriant.

Je vois que cet argument porte car elle me regarde d’un air un peu différent et arrête de me sermonner pour mon retard. Je vais m’asseoir à côté de Marie qui papillonne des yeux et admire ma tenue. Ce soir, il faut dire que j’ai fait fort. J’ai mis une chemise blanche à paillettes, bien ouverte sur mon torse et un pantalon noir, bien serré, bien moulant, avec des pattes d’éléphants, ce qui me donne un style rétro, certes, mais vraiment sexy, je pense. Je m’installe tranquillement alors que tout le monde attend.

— On peut commencer, je suis là, dis-je, conscient d’en faire beaucoup trop, mais amusé de mettre un peu de fun dans cette réunion d’habitude particulièrement ennuyante.

— Plutôt étonnant que tu aies réussi à passer la porte avec le melon que tu as pris. Déjà qu’il était plutôt épais, marmonne Elizabeth, faisant rire son poilu.

— Ah oui, côté melons, tu n’es pas vernie, toi. Mais bon, chacun sa croix. Il y en a qui ont du talent, d’autres qui tentent de cacher qu’ils n’en ont pas, m’amusé-je à lui répondre, conscient que ma prestation d’amuseur public rencontre un succès mitigé.

Clairement, beaucoup des profs présents sont heureux du divertissement et voient que je fais du second degré, alors que l’autre partie prend littéralement mes paroles au mot et pense que j’ai vraiment pris la grosse tête. C’est amusant, cette situation, et je plains la pauvre Elise qui essaie de reprendre le contrôle de la réunion malgré ma volonté claire de perturber les choses.

— Bien, on va arrêter tout de suite l’ambiance cour d’école, vous voulez bien ? J’ai un rencard dans deux heures et j’aimerais avoir le temps de rentrer chez-moi pour me changer. Donc, vous avez établi votre liste des dix meilleurs élèves de première année ?

Comme les autres, j’ai fait ma petite liste, et je pense que, comme tous les ans, cette liste va être extrêmement similaire à celle de tous mes camarades. Je ne sais pas encore comment rendre amusante cette partie de la réunion mais je profite de ce petit moment où tout le monde cherche son petit papier avec sa liste pour glisser un petit mot dans l’oreille de Marie.

— Ce soir, c’est soirée Disco. Tu vas pouvoir voir toutes les facettes de mes boules ! Je te préviens, tu vas danser toute la nuit !

Elle rougit jusqu’en haut de ses oreilles, ce qui me fait sourire alors qu’Elise me lance un nouveau regard réprobateur. Je hausse les épaules et prends l’air le plus innocent possible puis affronte sans gêne le regard de fausse compassion de mon ex qui semble encore plus énervée que notre responsable.

— Bien. Enrico, est-ce que tu as parlé aux danseuses du concours de Salsa du début d’année ? Est-ce que tu as déjà des vues sur l’une de nos demoiselles ? lui demande Elise en récupérant nos listes comme une prof récupérerait un devoir.

— Eh bien, d’habitude, je suis plutôt enclin à prendre des deuxièmes années, mais on a quelques beaux espoirs chez les premières années. La petite Santorini, par exemple, elle a vraiment un truc en plus, une façon de transmettre ses émotions qu’on ne voit pas souvent. Le choix va être difficile.

Je regarde Enrico d’un mauvais œil. Le gars, il a déja piqué mon ex-femme, il ne va pas non plus avoir des vues sur mon autre ex petite amie ? Ex coup d’un soir ? Et pourquoi ex ? Future ? Bref, je me perds dans toutes ces conjectures et essaie de recoller à la réunion où quasiment tous les profs qui ont Joy en cours expriment ce petit quelque chose en plus qu’elle dégage.

— Je pense en effet que Joy a quelque chose d’exceptionnel. Je crois qu’on a avec elle une véritable “dancing queen”, ajouté-je en me levant et en chantant les mots d’Abba, faisant mine d’avoir un micro dans les mains.

La quasi totalité de mes collègues éclate de rire alors que seules Elise et Elizabeth restent de marbre. Je me rassois l’air de rien et reprends comme si je ne venais pas de faire une connerie.

— Qui ne l’a pas mis dans sa liste ?

Alors que tout le monde reprend doucement son sérieux, seule Elizabeth lève la main sous les yeux un peu surpris d’Elise qui hausse les sourcils et lui demande la raison.

— Elle a certes beaucoup de grâce, cette petite, mais franchement, elle ne sait pas se contenter de rester dans les instructions, respecter les consignes. Chez elle, il n’y a rien de classique, à part sa technique.

Pour une fois, on peut dire qu’elle a tapé juste, ma femme. Chez Joy, il n’y a vraiment rien de classique, on pourrait difficilement prouver le contraire.

— Je vois. Tu n’es pas bien optimiste, à ce que je vois. C’est quand même étrange, étant donné qu’il est stipulé dans son dossier qu’elle a fait du classique pendant plus de quinze ans. Bref, Enrico, tu vas organiser des sélections pour les premières années aussi alors ? En dehors d’elle, il y en a d’autres de la promo qui pourraient faire une bonne partenaire ?

— Oui, je pense qu’on a vraiment une bonne promo cette année. Elles sont trois ou quatre qui pourraient faire l’affaire, ce qui va compliquer un peu les sélections. Mais je pense qu’il faut donner à toutes les mêmes chances, non ?

— Bien sûr, oui. Bon, pour le reste, vous êtes comme souvent assez d’accord quant à la liste. Enfin, hormis Elizabeth concernant Joy Santorini et toi, Alken, concernant Kenzo. Pourquoi est-il si loin dans le classement alors qu’il est dans le top cinq de tout le monde ?

— Je crois que mon fils n’a pas assez rencontré d’épreuves dans sa vie, ou alors qu’il n’est pas encore assez mature. Il a une technique irréprochable, mais au niveau émotions, lui, c’est zéro ou presque. La pauvre Joy est en train de se casser les dents à essayer de lui arracher un sourire quand il danse. Un danseur sans charisme, c’est comme une chaussette sans odeur de fromage. Il manque l’essentiel, dis-je alors que certains collègues pouffent.

— Est-ce que tu pourrais être sérieux ne serait-ce que cinq minutes, merde ? C’est pas possible, tu te rends compte de la façon dont tu parles de notre fils ? s’agace Elizabeth de l’autre côté de la table.

— Franchement, Elizabeth, un peu d’humour, ça permet que cette réunion soit moins rébarbative que d’habitude, non ? Et puis, ce n’est pas parce que c’est notre fils qu’il faut le protéger.

— Je ne parle pas de le protéger, simplement de respect. Il va vraiment falloir que Monsieur O’Brien redescende de son piédestal, tu deviens pire qu’insupportable et tellement pédant, imbu de toi-même.

— Désolé, répliqué-je en retrouvant immédiatement mon sérieux, j’essaie juste d’être objectif. J’ai mis Kenzo sur ma liste parce qu’il a beaucoup de potentiel. Nous verrons s’il évolue et parvient à plus s’exprimer en gagnant en maturité. Le but de cette école, c’est bien de faire les élites de demain, pas simplement des bons danseurs ? Je suis donc le plus objectif possible en le mettant huitième de ma liste, c’est tout. Le reste, Elizabeth, nos divergences, n’ont rien à faire ici. Excuse-moi, Elise, je n’aurais pas dû faire mon mariole mais reconnais que ça a fait sourire un peu les collègues.

— Magique, soupire Elise, et moi ça me met en retard pour mon rencard, vos âneries. Vous êtes épuisants, rappelez-vous qu’on n’est pas dans Amour, Gloire et Beauté, là, ça m’épuise. Sortez d’ici, la réunion est finie, j’ai ma dose. Vous me ferez un écrit sur les questions habituelles que nous évoquons lors de cette première réunion, pour vendredi, neuf heures au plus tard.

Nous soupirons tous plus ou moins lourdement et j’indique à Marie que je vais la rejoindre alors que tout le monde repart à ses affaires. J’ai décidé de lui donner une dernière nuit de bon temps avant de mettre un terme à notre relation qui est à sens unique et il faut donc que je me dépêche, mais j’ai une musique à importer sur le système pour le cours de demain. Je file à la salle de danse et j’ai la surprise de tomber sur Kenzo et Joy qui s'entraînent à deux sur une chorégraphie de ballet, si j’en crois leurs mouvements. Je frappe pour qu’ils se rendent compte de ma présence et fais face à leur regard ahuri.

— Je vais finir aveugle, pouffe Kenzo en se cachant les yeux. C’est quoi, cette tenue ?

— Te moque pas, on avait réunion avec les profs, le tancé-je. J’ai mis un peu l’ambiance. Ça ne vous plaît pas, le côté rétro ?

Night fever night fever, chantonne Joy avant de siffloter en dansant en rythme, sous le rire de mon fils.

— T’es un peu ridicule quand même là, Papa, avoue.

— C’était le but, je voulais montrer qu’on pouvait être ridicule et sexy, ajouté-je en regardant Joy. C’est réussi ou pas ?

— Je préfère le style Danny Zuko, personnellement, rit-elle à son tour en approchant, chantonnant à nouveau, joignant les pas aux paroles. You better shape up, ‘cause I need a man who can keep me satisfied.

Elle s’arrête brusquement après ses paroles et je la vois rougir en me tournant le dos pour rejoindre Kenzo.

— Désolée, trop d’heures de danse aujourd’hui, marmonne-t-elle en enfilant sa veste. Je suis crevée et raconte n’importe quoi.

— Ouais, rentrez à la maison. Demain matin, je vous veux en forme pour le cours.

Ils s’éclipsent rapidement sous mon regard amusé. Ridicule peut-être, mais je suis sûr que j’ai ce qu’il faut pour la satisfaire et la combler. Reste plus qu’à faire preuve d’imagination pour rendre possible ce futur qui continue à me faire fantasmer.

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