05. Le brun qui savait tout

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Joy

Je descends de la voiture sans pouvoir masquer le stress sur mon visage, c’est certain. J’ai beau avoir pris mon pied encore cette nuit, impossible de faire redescendre l’angoisse d’une rentrée. D’autant plus lorsqu’il s’agit de cette école que je rêve d’intégrer depuis que j’ai compris que j’étais douée, dans le genre vraiment douée. À faire jalouser les filles dans mes cours. Enfin, sans prétention, mais j’ai enchaîné les concours étant jeune, et Myriam, ma prof, m’a prise sous son aile pendant un moment.

— Respire, ça va bien se passer, s’esclaffe Théo en passant son bras autour de mes épaules.

— Je sais. Enfin, j’espère. Tire-toi de là et profite de ta dernière journée de libre. T’as qu’à faire le ménage à la maison, au moins, tu seras utile, dis-je en déposant mes lèvres sur sa joue.

— Pourquoi tant de haine ? Tu veux vraiment que je m’abîme à passer l’aspirateur ? s’offusque-t-il.

— Oui, et à tondre la pelouse de Léon aussi, accessoirement.

— Foutue vie. Vivement la rentrée en fait !

Je ris et me détache de lui en admirant les bâtiments qui me font face. Clairement, on est sur du lourd. J’ai déjà visité le théâtre lors du concours d’entrée, et rien que pour cette salle, je vendrais volontiers ma mère, mon père et toute ma famille. Oui, j’ai vraiment hâte de me retrouver là. En attendant, je rejoins le petit groupe d’étudiants qui discutent au beau milieu de ce petit campus. Quatre bâtiments. Apparemment, il n’en faut pas plus pour former la meilleure école supérieure de danse de toute l’Europe. Chez nous, à Lille, s’il vous plaît. Autour de moi se dressent ces bâtiments alliant la brique rouge typique de la région et une touche de modernité. C’est superbe, ça fait rêver, et j’y suis. Aujourd’hui, je commence mon cursus à l’European School of Danse. L’ESD m’ouvre ses portes, et j’ai envie de pleurer comme une gamine qui vient de recevoir la poupée Barbie de ses rêves.

Tout le monde papote tranquillement, l’excitation se fait ressentir, le stress aussi, et moi j’essaie d’afficher un air nonchalant qui pourrait répondre au beau brun qui me sourit, tranquillement installé sur un banc, comme si ce n’était pas le plus beau jour de sa vie. Parce qu’on est là-dessus, vraiment. Entrer ici, ce n’est pas du gâteau. C’est une école très sélective, bien loin de l’école pour tous, et réputée pour sa rigueur et sa sévérité. Ça fait flipper autant que ça donne envie de sortir diplômée. Et celui qui s’approche de moi ne semble même pas ressentir un quart de la pression que je me suis mise sur les épaules.

— Première année, je parie ? m'accoste-t-il.

— Il paraît, oui. Ce n’est pas ton cas ?

— Si, si. Mais je suis déjà venu ici. Arrête de stresser, si tu es ici, c’est que tu as réussi les concours et que tu es une danseuse formidable ! ajoute-t-il en souriant. Moi, c’est Kenzo.

— Je ne stresse pas, dis-je avec aplomb. J’espère juste ne pas tomber sur des camarades de promo insupportables, ou des profs imbus de leur petite personne. Et moi c’est Joy, enchantée, Kenzo.

— On se fait la bise ? tente-t-il en me regardant, l'œil rieur. Je pense que l’on va s’éclater ici. On a les meilleurs profs d’Europe et on va passer la moitié de notre temps à danser, que demander de plus ?

— Un quart de temps supplémentaire de danse ? ris-je avant de m’avancer pour lui faire deux bises. J’ai peur que le programme d’histoire de la danse classique me fasse définitivement devenir narcoleptique.

— Ouais, je suis d’accord. En plus, la prof n’a jamais dansé de sa vie. Tu imagines ? Elle a fait des études d’histoire. N’importe quoi. Parce que franchement, la danse, c’est le pied !

— Je n’ai pas hâte de découvrir ce que ça donne, en tous cas. Tout ce que je veux, là, c’est fouler le parquet des heures durant. Tu as raison, on va s’éclater. Morfler, mais s’éclater.

— Tu viens ? On va se mettre là pour le discours de la Dingue. Surtout, il ne faut pas pouffer, même quand elle va utiliser tous les mots savants qu’elle connaît, ricane Kenzo qui me fait vraiment une fort belle première impression.

— Tu repiques ta première année ou quoi ? Pourquoi tu sais déjà tout sur cette école ? lui demandé-je en le suivant docilement.

— J’ai mes sources, répond-il mystérieux en me prenant la main pour aller nous installer un peu à l’écart, mais avec une vue imprenable sur le podium où se trouve la Directrice de l’école et quelques professeurs.

J’en reconnais certains qui ont participé aux auditions, et ils ont tous l’air très sérieux. Je réalise un peu plus que ça y est, je suis vraiment en train de commencer ma carrière à l’ESD ! C’est fou, presque incroyable, et un joli pied de nez à ma mère, soit dit en passant.

— Bonjour à tous !

L’enceinte grésille et nous fait grimacer alors qu’une femme fine comme un coton tige et engoncée dans un tailleur rouge à fleurs a pris le micro. Elle doit avoir la soixantaine, et vu ses jambes fines et sa posture, je dirais qu’elle a des restes de danse classique. Elle fait très sérieuse, mais ses cheveux gris dans tous les sens lui donnent effectivement un côté dingue.

— Bienvenue à l’European School of Danse. Je suis Elise Martin et je peux être votre pire cauchemar comme une alliée de choix. Votre comportement, votre acharnement et votre implication me permettront de voir à laquelle de ces deux “moi” vous aurez à faire. Ici, la flemmardise n’est pas autorisée. Ici, vous allez travailler ensemble mais également être en compétition. Ici, nous travaillons la perfection, l’abnégation. Les retards ne sont pas tolérés, les absences pas du tout appréciées, et on ne plaisante pas avec l’art. Si vous pensez que vous allez vous amuser, vous vous trompez. Si vous avez espoir que ce soit les doigts dans le nez, vous vous trompez. Il va falloir retrousser vos manches et vous imposer, vous surpasser pour satisfaire chacun des professionnels qui vous suivront et vous inculqueront leur savoir. Je vais les laisser se présenter, puis nous vous répartirons selon vos cursus.

J’observe les différents professeurs présents alors qu’un premier s’empare du micro. Y a pas à dire, ils en imposent tous. Beaucoup de charisme pour certains, on sent les anciens danseurs, et une tête d’ampoule pour d’autres. Je ne me trompe pas sur les premiers intervenants, puisque la petite blonde d’une cinquantaine d’années à grosses lunettes n’est autre que la fameuse cause de ma future narcolepsie. L’un des professeurs de danse classique a le physique de l’emploi, on a l’impression qu’il danse sur les pointes de pieds pour rejoindre le centre de l’estrade. Trop de grâce, c’est pas juste.

— C’est qui la superbe rousse qui n’arrête pas de te regarder ? Tu te tapes déjà une prof ? me moqué-je alors que Kenzo grimace à mes mots.

— Ah non merci, pas intéressé ! Beurk, tu vas me faire gerber, arrête !

— Ben quoi ? Elle est jolie, cette femme. Je crois que même moi je ne la laisserais pas dormir dans la baignoire, plaisanté-je en lui donnant un coup d’épaule.

— Cette belle rousse, comme tu dis, c’est ma mère, Joy. Alors, s’il te plaît, les remarques sur son cul, tu évites, d’accord ?

— Oh… Pardon, je ne savais pas. Ça ne se reproduira plus alors. Et promis, finalement ce sera la baignoire pour elle !

Je l’observe alors que sa mère prend la parole et j’essaie de voir les ressemblances entre eux. De loin, je dirais que la forme de leur visage est assez similaire, fine et ovale, et leurs yeux clairs sans doute également. Oui, maintenant que je sais qu’ils sont de la même famille, cela me paraît logique et je me demande s’il sera dans le cours de sa mère, du coup. Et d’ailleurs, est-ce qu’on entre plus facilement dans cette école si l’un de nos parents y enseigne ?

— Monsieur O’Brien brille par son absence, reprend la directrice en soupirant. On va attendre quelques minutes, voir s’il arrive. Si ce n’est pas le cas, je me chargerai moi-même de la présentation de rentrée de sa promotion.

Tout le monde commence à chuchoter autour de nous et l’impatience se lit sur les traits de Madame Martin. Je crois que nous avons à faire au prof rebelle. Je sens que je vais l’apprécier, lui.

Après plusieurs minutes d’attente, la directrice bougonne et nous dispatche en deux groupes, selon la spécialisation choisie. Les danseurs classiques partent avec la mère de mon nouveau pote, les contemporains, dont Kenzo et moi-même faisons partie, se retrouvent guidés par notre chère Dingue. La visite du campus est faite rapidement et je me perds déjà dans tous ces couloirs. Pour autant, je repère bien les grandes salles de danse du bâtiment D, au rez-de-chaussée, où j’ai déjà hâte de m’entraîner. Au premier et second étage de cette même bâtisse, se trouvent de plus petites salles que nous pouvons réserver afin de répéter nos chorégraphies, et deux salles de classe. Nous nous engouffrons d’ailleurs dans l’une de ces dernières afin d’avoir quelques explications supplémentaires ainsi que nos emplois du temps. De la danse tous les matins, si ça ce n’est pas le bonheur, je me demande bien ce qu’il me faudrait de plus. Kenzo, à mes côtés, se retient de rire lorsque la directrice nous explique quelques points essentiels du règlement, avec son air ahuri et ses cheveux fous.

Elle s’apprête à nous libérer pour le déjeuner lorsqu’on frappe à la porte. Sans qu’elle ait eu le temps de se manifester, la personne qui l’a interrompue dans son monologue entre et mon cœur cesse de battre un instant.

— Madame Martin, je suis désolé, panne de voiture ce matin, c’est plutôt malvenu.

— Nous verrons cela plus tard, Alken. Vous pouvez sortir, je termine avec vos élèves, vous les retrouverez à treize heures pour le premier cours.

Alors celle-là, je ne l’avais pas vue venir ! C’est quoi cette supercherie ? Oh bordel, Lille est si petite que ça pour que ce genre de choses puisse arriver ?

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