Le goût des larmes

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Sitôt que les deux silhouettes eurent disparu de sa vue, Kairii se jeta dans l'eau à son tour. Il laissa le courant emporter ses beaux ornements de cheveux, tacher irrémédiablement son kimono de soie noire et rouge, effacer la poudre blanche et irisée de son visage. Il remonta le long de la berge en prenant soin de se rouler dans la boue, en barbouillant les motifs d'éventails de ses vêtements avec une satisfaction maniaque. Son maquillage avait disparu, révélant la cicatrice sur ses lèvres, et son beau chignon s'était écroulé. C'est hirsute et trempé qu'il revint sur le lieu du pique-nique, les cheveux dégoulinants de vase et couverts de boue, lui pendant en bas du dos. Il revint en titubant, le souffle court, faisant semblant d'être épuisé.

— Yukigiku ! s'écria le seigneur en se précipitant vers lui. Que s'est-il passé ?

Kairii s'écroula sur lui.

Danna-sama... murmura-t-il, provoquant à dessein le trouble chez le daimyô, qu'il n'avait jamais appelé ainsi. Iori... Mon apprenti. Je n'ai rien pu faire... Il a glissé, et s'est noyé.

Le seigneur envoya immédiatement des gens à sa recherche. Mais il faisait trop noir : ils durent rapidement stopper leurs activités.

Le daimyô laissa des gens à lui dans les environs, amenant Kairii chez lui. On lui fit couler un bain chaud, servir du saké, amener des vêtements propres.

— Je paierais à ton okiya le prix du petit, déclara le seigneur à son jeune amant alors qu'une servante était en train de démêler ses longs cheveux avec un peigne trempé dans l'huile de camélia. Je suis vraiment désolé pour ce tragique accident.

— Et moi donc, murmura Kairii.

— Je comprendrai tout à fait que tu veuilles rester seul cette nuit, Yukigiku...

— J'aimerais réciter des sûtra pour le repos de l'âme de Iori, en effet, répondit rapidement ce dernier.

Le seigneur le regarda d'un air languide. Il trouvait le jeune kagema encore plus désirable sans maquillage, avec ses longs cheveux défaits. La voix pleine de sensualité qu'il avait donné à entendre en l'appelant « danna-sama » résonnait encore à ses oreilles... Il aurait aimé l'étreindre cette nuit encore, mais ce n'était pas raisonnable : l'âme du petit garçon noyé n'était sûrement pas en paix.

— Je comprends. Je te laisse O-kiyu : elle s'occupera de ton service jusqu'à ton départ, pour remplacer Iori.

Kairii remercia. La servante était loin d'être laide. Le jeune homme lui glissa un regard de côté, l'attention attirée par les seins qui pointaient comme deux pêches mûres à travers son kimono.

— Vous êtes triste, messire ? lui demanda-t-elle de sa petite voix sucrée.

— Très, lui répondit Kairii en venant poser sa tête sur ses genoux.

Il ferma les yeux, la laissant lui nettoyer les oreilles. C'était bien agréable. Ce n'était pas souvent qu'on prenait soin de lui comme ça... Il soupira, s'imprégnant de l'odeur de la jeune fille, avant de poser sa main sur son giron, près de son visage. Il ne tarda pas à la glisser sous le pli du kimono, le long de sa cuisse. Cette dernière le laissa faire.

O-kiyu le fit changer de côté pour lui nettoyer l'autre oreille. Cette fois, Kairii posa machinalement sa main sur ses seins, tout en gardant les yeux fermés. Lorsqu'elle eut terminé, il ouvrit les yeux et la regarda.

— Tu veux bien dormir avec moi ce soir ? lui demanda-t-il de sa voix la plus suave. J'ai l'habitude de partager mon futon avec Iori quand je ne suis pas avec un danna, et j'ai peur de me sentir très seul cette nuit.

La jeune fille acquiesça en silence. Elle vint se coucher avec lui, sous le futon.

— Il paraît que vous êtes un acteur connu à la capitale, osa-t-elle lui dire, ses petites mains posées devant elle. Dans quelles pièces jouez-vous, et quel genre de rôles ?

Kairii la regarda.

— Je joue des rôles de jeune samurai dans des histoires de suicide amoureux, lui répondit-il avec un sourire ambigu. Et des rôles de méchants, aussi... De yakuza. Tu t'intéresses au théâtre ?

Elle hocha la tête.

— Oui, mais je n'y suis jamais allée, avoua-t-elle.

— Viens me voir, à l'occasion... Au Nakamuraza, à l'intersection de Yushima Tenjin. Demande à ton maître de t'emmener. Dis-lui que c'est moi qui ai proposé.

La jeune fille remercia. Kairii passa sa main froide sur son visage, caressant sa joue.

— Ça te dérange si je couche avec toi ? lui demanda-t-il. J'ai envie de faire l'amour avec une fille, pour changer.

Les femmes, surtout les jeunes, avaient un goût tellement différent des hommes. Pour Kairii, c'était comme manger une de ces pâtisseries fourrées aux algues séchées. C'était doux et sucré au départ, puis ça devenait soudain âcre et salé, au moment où l'on s'y attendait le moins. Les hommes, même les plus efféminés des onnagata, n'avaient jamais ce goût aigre-doux si contrasté. Ils étaient salés du début jusqu'à la fin.

— Faites comme bon vous semble, répondit la fille, les deux mains croisées sur son ventre. Cela ne me dérange pas.

— Ne t'inquiète pas, je ne te mettrais pas enceinte, lui précisa Kairii. J'ai l'habitude.

O-kiyu hocha la tête à nouveau. C'était la première fois qu'elle couchait avec un jeune homme aussi beau. Elle qui pourtant était loin d'être une jeune fille effarouchée, elle se sentait intimidée par la beauté et la réputation de son partenaire. C'est l'amant du maître, pensa-t-elle lorsque Kairii vint l'embrasser. Un acteur connu qu'il apprécie et qu'il a fait venir de la capitale à grands frais... Un tayû qui ne partage sa couche qu'avec des seigneurs, des femmes de la cour ou des courtisanes célèbres et belles comme le jour. Elle était loin de se douter des réalités sordides du métier de kagema, qui vu de l'extérieur, faisait rêver jeunes filles et amateurs du « monde flottant » des quartiers d'amusement.

Elle se laissa faire lorsque Kairii ouvrit le haut de son kimono. Satisfait de sa journée, il avait très envie de toucher une poitrine féminine. Les seins d'une fille... Kairii ne connaissait rien de plus doux. Il cessa de l'embrasser pour venir regarder ces deux renflements de chair tendre et blanche, songeant à quel point le corps d'une femme était différent de ceux qu'il voyait tous les jours.

Kairii finit par pincer pensivement les tétons roses de O-Kiyu, la joue appuyée sur sa main. Absorbé par la contemplation de cette partie du corps féminin, il ne se rendit pas compte que la jeune fille se tordait, les yeux humides, luttant pour ne pas crier ou pleurer.

Il releva les yeux sur elle.

— Je te fais mal ?

Elle secoua la tête en signe de déni, ne voulant surtout pas contrarier le jeune homme.

— Vraiment ? insista Kairii en tordant le bouton de peau rougi et dressé.

Une larme se mit à rouler sur la joue de la jeune fille. Cette vue poussa Kairii à l'embrasser, et il la lâcha.

— Pardon, fit-il en la serrant contre lui. Je ne voulais pas te faire mal. Ne pleure plus, d'accord ? Je ne veux pas que tu pleures à cause de moi.

C'était un mensonge. Le jeune homme était secrètement remué par la vue des larmes. Avoir aperçu la jeune fille pleurer, de son fait, le contentait immensément. Son bas-ventre était plus dur et chaud qu'il ne l'avait été pendant ces longs mois d'activité sexuelle quasi quotidienne. Il n'en pouvait plus d'attendre. Sans cesser d'embrasser la fille, il ouvrit son propre kimono. Sa main glissa entre les cuisses de O-Kiyu, bientôt suivie de son pénis érigé. Pour une fois, il avait vraiment envie. C'était lui qui décidait.

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