Mizusage

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Un mois de plus à la maison des Chrysanthèmes. La fête pour célébrer l'arrivée du printemps, après un hiver long et rigoureux, battait son plein. Kairii s'assit et attrapa le shamisen que Iori lui amena, tendant les cordes.

— Quoi qu'il arrive, ne t'éloigne pas de moi, lui ordonna-t-il avec un regard sévère. N'oublie pas : tu ne sers que moi. Je ne veux pas te voir parler à qui que ce soit.

Le jeune garçon acquiesça en silence, tétanisé. Kairii commença à jouer. Sa voix claire s'éleva, venant se mêler harmonieusement aux bruits de la fête.

Il se rendit rapidement compte que la plupart des hommes étaient déjà ivres. Ils faisaient peu de cas de sa musique. Kairii choisit de chanter la ballade la plus sombre qu'il avait à son répertoire, le chant des Heike. Même si peu y prêtaient attention, ce chant lugubre, qui racontait la débâcle sanglante de Dan-no-ura et surtout les agonies de femmes et d'enfants qui s'en étaient suivies, finit par attirer l'oreille d'un samurai de statut récent qui le regarda en silence, sirotant son vin.

— Le chant des Heike…, reconnut-il. Je n'aurais jamais imaginé entendre une ballade funèbre dans un tel endroit.

— Mon maître aime cette chanson, lui répondit Iori.

Kairii profita d'une pause dans les accords pour le pincer méchamment.

— Pardon, grand frère, murmura le petit garçon en retenant ses larmes.

— Ton maître est sévère, hein ? sourit le samurai. Il a raison.

Il s'éloigna en ricanant, beau joueur. Le Yukigiku n'avait aucune intention de lui céder son petit page pour la soirée. Il doit se le réserver pour lui seul, conclut-il en allant s'asseoir plus loin.

Kairii le suivit du regard, ses yeux froids braqués sur lui. Encore un qui en voulait à Iori. À chaque fois qu'il autorisait le jeune garçon à descendre, c'était la même rengaine. Il commençait à devenir attirant pour eux, et il avait pile l'âge qu'ils aimaient : pas encore tout à fait pubère, mais plus tout à fait enfant non plus.

— Iori, ordonna Kairii lorsqu'il eut fini le premier morceau, je veux que tu remontes dans ma chambre dès que j'ai fini de jouer. On m'appellera pour aller servir du saké : à ce moment-là, tu disparais.

Il ne pouvait pas le renvoyer avant. Mais s'il attendait trop, les hommes présents, de plus en plus ivres, risquaient de commencer à lancer des propositions sur lui. Cela deviendrait trop dur, voire impossible, de les contenir.

— Mais...

— Ne discute pas. Fais ce que je te dis.

Le garçon baissa la tête.

— Oui, grand frère.

Il faut que je me dépêche de trouver un moyen de l'envoyer loin d'ici, pensa Kairii en le regardant. Dans quelques mois, ce sera déjà trop tard.

Le petit garçon était extrêmement déçu. Tout en se disant son maître, Yukigiku l'empêchait d'apprendre en le regardant travailler. Il refusait de lui enseigner les danses et la musique. Enfin, il ne faisait rien avec lui la nuit... Iori savait que tous les kagema caressaient leurs apprentis pendant la nuit, dans le secret de leurs futons. C'est comme ça qu'ils apprenaient. Mais Yukigiku refusait de le toucher. Il dormait de son côté, et même lorsque Iori venait se serrer contre lui, il ne réagissait pas. Il l'avait même poussé au bout du lit, une fois.

Tout le monde dit que j'ai un maître sévère et difficile, pensa le garçon en regardant Kairii à la dérobée. Peut-être qu'il veut éviter la concurrence... En tout cas, il était bien plus gentil avant.

Kairii continua de regarder droit devant lui, ignorant les regards tristes du petit garçon. Il savait qu'il était frustré. Tu me remercieras plus tard, pensa-t-il.

Les hommes étaient de plus en plus ivres. Kikutarô, le jeune apprenti de Naogiku – qui ne s'occupait quasiment pas de lui – venait d'entrer dans la pièce, les bras chargés de plateaux. Kairii le regarda les déposer sur les tatamis, avant d'amener leur contenu de nourriture et de boisson sur les petites tables.

— Viens voir un peu par là, toi, fit un client en lui posant une main sur les fesses. Quel âge tu as ?

À côté de lui, Kairii reconnut le samurai parvenu de tout à l'heure. Il dévorait le jeune Kikutarô des yeux.

— Treize ans, monsieur, répondit le garçon, son regard clair et franc tombant sur le client.

— Tu as déjà été avec un homme ?

— Non, monsieur. Je suis apprenti.

— Eh bien, j'ai envie de passer la nuit avec toi, décida le client. Qu'on rajoute ça sur mon ardoise !

— C'est impossible, monsieur, protesta le garçon, sûr de son fait. Je n'ai pas encore eu ma défloration.

— La défloration, c'est pour les filles. Un homme n'en a pas besoin ! ricana le client.

— Mon grand frère ne sera pas d'accord, répliqua le garçon.

— Où est ton grand frère, maintenant ?

Il est sorti avec son danna, répondit mentalement Kairii. Il a laissé son apprenti tout seul.

— Il n'est pas là, monsieur, confirma Kikutarô.

— Bien. Ça veut dire que je peux t'avoir comme encas pour ce soir, alors. Allez, ne fais pas d'histoires.

Comme le garçon protestait, le client finit par lui attraper les mains.

— Tiens-le-moi, souffla-t-il à son compagnon en ouvrant son kimono. Il se débat.

Le garçon fut poussé brutalement sur le tatami, face contre terre. Le samurai lui tenait fermement les mains, tandis que l'autre se frayait un chemin jusqu'à son fondement. Personne ne réagissait. Les cris du malheureux garçon étaient couverts par le bruit, les rires et la musique.

Kairii jeta son plectre en ivoire sur le côté et se leva. Choqué qu'il était par le spectacle du viol de son camarade, le jeune Iori n'eut pas la présence d'esprit d'interroger son maître. Ce dernier se dirigea droit vers les deux hommes. En passant devant le fourneau, il rabattit sa longue manche sur sa main d'un geste sec du poignet, puis il attrapa une théière bouillante qui sifflait sur le feu. Les kagema les plus proches de lui stoppèrent net leurs activités pour le regarder passer... La bouche des garçons s'ouvrit en un O silencieux et grotesque lorsqu'ils virent leur tayû verser calmement l'eau bouillante sur l'homme qui, ivre de plaisir, était en train de faire son affaire. Ce dernier hurla, lâcha sa proie et se couvrit le visage de ses mains

— Qu'est-ce que tu as fait, imbécile ? rugit son camarade.

— C'est ce qu'on fait dans ma région natale aux chiens impudiques qui copulent devant tout le monde, et qu'on n’arrive pas à ramener à la raison, répondit-il en le fixant froidement. Maintenant, laissez l'argent pour vos consommations et quittez cet établissement. Tous les deux. Ne vous avisez pas de revenir. Ici, on reçoit des humains, pas des animaux.

Fou de rage et de douleur, l'homme ébouillanté se leva. Il voulut frapper Kairii, mais ce dernier esquiva facilement. Il profita de l'élan de l'homme pour le déséquilibrer avec un croche-pied, et l'homme trébucha aussi maladroitement qu'un enfant.

— Dégagez, lui ordonna Kairii en lui administrant un violent coup de pied.

L'autre homme lui bondit immédiatement dessus. Cependant, Kairii l'avait vu venir : ayant attrapé la poignée du katana qui dépassait de la hanche de son agresseur, il dégaina l'arme dans un même mouvement. L'éclat froid de l'acier se mit à luire dans la pièce. Un tambour taiko roula sur le tatami, alors que son propriétaire déglutissait péniblement.

Sa propre lame pointée sur sa gorge, le samurai s'était figé net.

— Qu'est-ce qu'ils ont consommé ? demanda Kairii au kagema le plus proche de lui, sans quitter l'homme des yeux.

— Eh bien... Ils ont fait six commandes de Hakutsuru, mangé deux shirashi, sans compter les hors d'œuvres... Si on ne compte que ça, cela fait déjà deux mon...

— Laissez-en vingt de plus pour payer le mizusage du gosse, lâcha Kairii en s'adressant aux deux hommes. Et disparaissez.

Les deux clients payèrent en silence, tendant leur argent au kagema qui faisait les comptes. Puis ils reculèrent vers la sortie, poussés par Kairii. Celui-ci glissa ses pieds dans une paire de sandales de paille à l'entrée, les suivant jusqu'à la grande porte du quartier réservé.

— Ces deux-là sont venus causer des troubles dans mon établissement, dit-il aux dôshin qu'il croisa. On ne veut plus les voir au Kikuya. Inscrivez-les sur les listes des clients radiés de chez nous : ils ont violé un apprenti qui n'avait pas encore eu son mizusage.

Il regarda les deux hommes, qu'on poussait sans ménagement vers la sortie.

— Si je vous revois, je vous tue, leur murmura-t-il en leur jetant un dernier regard.

Puis, tendant son sabre au samurai par la lame, il le lui rendit. Ce dernier se trouva incapable de réagir. Il le prit en silence, regardant Kairii s'éloigner.

La maison de thé ressemblait à une volière lorsque le tayû revint. Le patron se précipita pour l'accueillir.

— Merci d'avoir arrangé ça, Yuki, lui dit-il en rangeant ses zôri comme l'aurait fait un subalterne. Mais la prochaine fois, évite la violence, hein !

— J'ai évité la violence, lui répondit Kairii en revenant vers la grande salle de réception.

Le patron le regarda s'éloigner. Lorsqu'il aura vieilli et vendra moins, se résolut-il, je l'emploierai comme garde du corps. S'il n'a pas réussi à racheter sa liberté d'ici là...

L'assemblée, en grande conversation, se tut en voyant le tayû arriver. Ce dernier vint se planter devant Iori.

— Qu'est-ce que tu fais encore là ? explosa-t-il. Je t'avais dit de m'attendre en haut !

Lui saisissant l'oreille, il le traina vers les escaliers. Le malheureux garçon pleurait, tiré par son grand frère jusqu'à dans sa chambre.

— Qu'est-ce qu'il est dur, celui-là ! observa un kagema en le voyant disparaître en haut, accompagné des pleurs du gamin. Je me demande comment les clients peuvent apprécier sa compagnie.

— C'est justement ça que les clients aiment chez lui, lui répondit le patron qui était apparu dans son dos. Allez, au travail. La nuit est encore longue.

Le souci qu'il se faisait à propos de Iori empêchait Kairii de dormir. Je n'ai pas réussi à sauver Kikutarô, pensa-t-il en observant son apprenti endormi, la joue calée contre sa main. Il a été violé juste devant mes yeux... La même chose arrivera à Iori, quoi que je fasse.

Le garçon avait fondu en larmes, arrivé en haut. Même s'il prenait toujours soin de ne jamais pleurer devant son grand frère, il n'avait pas pu s'en empêcher. Ce dernier était trop méchant.

Kairii l'avait regardé en silence, planté devant lui. Il s'était même mis à fumer. Iori l'avait cru excédé. Ça y est, il me déteste vraiment, maintenant, avait-il pensé. Il va me renvoyer. Mais au moment où il s'y attendait le moins, le jeune homme s'était baissé pour l'entourer de ses bras.

— Arrête de pleurer, lui avait-il dit en serrant l'enfant contre lui. Je fais de mon mieux pour te protéger, et toi, tu me rends dingue en ne m'écoutant pas. Regarde ce qui est arrivé à Kikutarô ce soir.

Kairii soupira. Il se souvenait de sa promesse... C'était la première chose qu'il se remémorait tous les jours, en ouvrant les yeux. Shûjô saidô... J'ai juré de consacrer ma vie à sauver tous les êtres. Tous ceux qui viennent vers moi et me le demandent, sans exception. Et pourtant, je ne suis pas capable d'empêcher un môme d'être violé, alors que cela se passe juste sous mes yeux.

Il devait trouver un moyen de sortir Iori d'ici. Si j'arrive à le sauver lui, pensa-t-il, ce sera déjà pas mal.

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