Le dentiste

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Le lendemain, Kairii eut la désagréable surprise d'être réveillé par un véritable branle-bas de combat. Il avait fini par s'endormir, au petit matin. Agrippé à son oreiller fraîchement rempli d'herbes odorantes, il fut tiré d'un sommeil bienfaiteur par des bruits de pas résonnant lourdement dans l'escalier. Parmi les papotages qui accompagnait ce pas titanesque, il reconnut la voix pointue et éraillée de la femme qui l'avait reçu la veille... Puis la cloison de l'antichambre menant à ses appartements s'ouvrit brusquement.

— Yuki-kun ? entendit-il. Tu es réveillé ? Le sensei est là !

Kairii bondit hors de son lit. « Yuki », c'était lui ! On l'avait instruit de ce nom stupide la veille. Même s'il préférait garder son véritable prénom, preuve de son identité en dépit de tout ce qu'il avait dû subir, Kairii n'avait pas protesté. Il ne voulait pas, de toute façon, être appelé de son nom véritable par ces gens. Quant à ce « sensei »... Qu'était-ce, encore ?

Il le découvrit bien vite. La cloison s'ouvrit sur un homme aux cheveux poivre et sel, à la vénérable barbe grise, vêtu d'un haori vert d'eau et portant une drôle de boîte, recouverte d'un tissu coloré.

— Oh oh ! C'est lui, votre nouveau kagema ? s'exclama l’inconnu en découvrant Kairii, qui le fixait dans un coin de la pièce. Un fort beau garçon, qui ferait pâlir de honte la superbe lune elle-même ! Alors, voyons voir ces vilaines dents !

Il posa la mallette sur les tatami, suivi du regard par un Kairii en alerte.

— Vous pouvez venir nous rendre visite quand vous voulez, minauda la femme qui l'accompagnait. Il n'est pas encore au travail, mais il le sera très bientôt. Je ne sais pas comment vous aimez les garçons en bas, mais laissez-moi vous dire que celui-ci a le chrysanthème très serré... Il n'a connu que très peu d'hommes. N'est-ce pas, Yuki ?

Kairii tourna son regard froid vers elle. Il y avait mis toute sa haine, et si des yeux avaient pu tuer, alors la pauvre femme serait morte. Mais elle ne le vit pas, toute occupée qu'elle était à faire l'article au médecin.

— Ma foi, fit le dentiste en sortant ses outils – un jeu de limes qui fit froncer les sourcils à Kairii – lorsque ce kagema aura de gentilles dents limées, je lui rendrai bien une petite visite. Allez, mon joli, montre un peu ces vilains crocs qui font si peur à tout le monde !

Kairii tourna la tête. Il ne voulait pas se laisser toucher par l'homme, qui tendait ses doigts sales et osseux vers lui. Loin de se démonter devant tant de répugnance, le dentiste lui prit le menton, forçant son index sous sa lèvre supérieure. Il découvrit les canines de son patient, affichant nettement sa stupéfaction face à cette vue inhabituelle.

— Eh bien, quelles dents ! Des crocs de loup, assurément. Rassure-toi, Yuki-kun, je vais te limer tout ça. Fini, le rictus de démon ! Et place au sourire de boddhisattva. Je te promets que les clients vont se presser au portillon pour t'avoir, après ça.

Kairii se débattit violemment. Il repoussa l'homme, sortant du coin où ce dernier l'avait acculé.

— Ne touchez pas à mes dents ! gronda-t-il, menaçant.

Le dentiste, sa lime à la main, insista.

— Voyons, voyons. Tu ne sentiras rien. Sois un garçon raisonnable ! Tu feras fuir la clientèle avec de tels canines. Sans compter que tu pourrais te blesser ! Laisse-moi faire mon office, je te promets que tu ne le regretteras pas.

Kairii se tourna vers la patronne.

— Je veux bien travailler pour vous, dit-il rapidement. Mais si vous touchez à mes dents, ou à n'importe quelle autre partie de mon corps, je saute par cette fenêtre ici-même et vous ne me reverrez plus jamais !

La femme hésitait déjà. Elle trouvait personnellement que les « crocs » du kagema ajoutaient à son charme... Même si cette dentition hors normes était un peu effrayante, elle lui donnait aussi un air mystérieux, surnaturel, et oui, il faut le dire, dangereux. Mais c'était justement pour cette atmosphère particulière qu'il dégageait que l'ancienne geisha amatrice d'histoires d'horreur l'avait choisi, lui... Si elle avait voulu d'un joli garçon à l'air innocent et gentil, elle en aurait pris un autre.

— Laissez-le, finit-elle par statuer. Désolé de vous avoir dérangé pour rien, sensei... Mais je viens de décider que, finalement, je préfère moi aussi que ce kagema garde ses dents.

L'homme haussa les sourcils.

— Êtes-vous sûre ? Avec de telles canines, certains clients vont effectivement le prendre pour un démon !

— Les gens d'Edo aiment ce genre de choses, répondit-elle avec un sourire proche du rictus. Le côté mauvais garçon, c'est très vendeur, en ce moment. Et puis, je ne voudrais pas maltraiter mon nouveau pensionnaire. Regardez-le, n'est-il pas adorable ? Je ne peux déjà rien lui refuser ! Allez, sensei, remballez votre matériel : je vous offre un garçon pour vous dédommager de votre visite.

— Pas lui, en tout cas, fit le médecin avec une moue méprisante. Je ne couche qu'avec des jeunes à la belle dentition. Sans compter qu'en tant qu'amateur de cette pratique-, je n'oserais jamais confier ce que j'ai de plus précieux à une bouche pourvue de telles arêtes !

L'ancienne geisha sourit. Elle se rappelait non sans sadisme que ce que craignait le médecin, c'était justement ce dont Yukigiku avait été accusé dans sa précédente maison.

— Non, pas lui, répondit-elle. Il vient juste d'arriver, de toute façon ! Que pensez-vous de Aidô ? Vous l'aimez bien, Aidô ? Ou Shikimaru ?

— Si vous insistez... Mais je n'arrive pas à me décider ! babilla l'homme, escorté par la patronne hors de la pièce.

Le rire cristallin de cette dernière résonna dans le couloir.

— Je vois ! Vous voulez les deux ! Très bien, je vous les offre. Vous l'avez bien mérité !

— Oh ! Toyoteru-san.

Bientôt, les voix s'éteignirent dans les méandres du couloir. Resté seul dans la pièce redevenue calme, Kairii se tenait debout, sa respiration saccadée diminuant progressivement.

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