La maison aux chrysanthèmes

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Kairii fut tout de suite amené au Kikuya, la « maison aux chrysanthèmes », dans le quartier de Yushima Tenjin à Hongô, à seulement quelques kilomètres du château d'Edo. L'endroit, encadré par un grand sanctuaire, un théâtre et un étang recouvert de lotus entouré de maisons de thé, était prospère et animé. Les journées étaient plutôt calmes. Mais la nuit, les lampions s'allumaient, éclairant les ruelles alors que résonnaient les accords de shamisen, de koto et les flûtes du Edo bayashi.

Au début, on laissa Kairii tranquille. On lui alloua une chambre à l'étage, calme et munie d'une fenêtre à terrasse donnant sur une petite arrière cour d'où il pouvait apercevoir la rue. Le patron le fit installer là, puis il le laissa seul, peu désireux de se frotter à un jeune homme qui avait si violemment agressé un client.

— Il paraît que ce garçon était un condamné à mort qu'on a gracié pour sa beauté et revendu à une maison de passe, expliqua t-il à sa femme dans un murmure. C'est pour ça que, malgré son physique si racé et rare, on en avait jamais entendu parler... Ce n'était pas un putain, et il n'a perdu sa virginité que tout récemment. Ça va être difficile de le mettre au travail. Il nous causera peut-être des problèmes. Je le garde une semaine à l'essai. Si ça ne va pas, je le revends.

— Ce garçon est comme un poulain sauvage, dont le débourrage a été effectué par un mauvais maître, répliqua la patronne à son mari. C'est pour ça qu'il est difficile. Il faut lui laisser le temps de s'habituer et de se familiariser avec le travail. Donne lui plus de temps. C'est la douceur qui vaincra ses réticences, tu verras !

Le patron acquiesça. Il connaissait sa femme mieux que personne. Il lui laissa la gestion de sa nouvelle acquisition, sachant à quelle point elle était maligne et rusée. Cette dernière ne perdit pas un instant : elle fit porter du thé et des gâteaux à Kairii immédiatement après l'avoir fait installer. Sans se laisser impressionner par le regard glacial et la méfiance manifeste du garçon, elle accompagna son commis dans la chambre.

— Voilà pour toi, sourit-elle en laissant le serviteur disposer les mets. On ne t'as pas beaucoup donné à manger, dans l'autre maison ! Tu seras bien traité ici, tu verras. Si tu veux quelque chose d'autre, il te suffit de demander.

La patronne ne s'attendait pas à ce que le nouveau ouvre la bouche aussi vite. Pourtant, le garçon lui répondit.

— Du tabac hollandais parfumé au pavot, répliqua t-il. Du quartier chinois de Yokohama.

La femme ouvrit grand les yeux, avant de dissimuler rapidement sa joie. Quelle belle voix il avait !

— Du tabac au pavot de Yokohama, répéta t-elle. C'est comme si c'était fait !

Elle claqua des doigts. Le commis disparut immédiatement.

Kairii se sentit mieux dès la première bouffée. Cela faisait des semaines qu'il n'avait pas fumé… et l'opium, soigneusement dosé, agissait comme du coton appliqué sur les blessures de son cœur.

Mais les réalités de sa situation le rattrapèrent bien vite. Après sa première nuit tranquille depuis bien longtemps (qu'il avait pourtant passée éveillé, tapi dans son futon et une arme improvisée à la main), on vint lui apporter un solide petit déjeuner à base de pâté de soja et de bardane. Puis un homme visiblement dans la petite trentaine, au crâne rasé, frappa à la cloison coulissante, avant d'ouvrir, de s'agenouiller et de saluer, une longue boîte laquée à ses côtés.

Shitsurei itashimasu, fit l'homme d'une voix feutrée.

Kairii le regarda avec suspicion. La générosité avec laquelle on l'avait traité jusque-là était louche. Cet homme au regard fuyant ne lui disait rien qui vaille. Le fait qu'il s'adresse à lui avec autant de respect ne le rendait que plus méfiant.

L'inconnu se présenta comme un certain Harumi. C'était l'habilleur et le maquilleur du Kikuya. Il venait pour instruire Kairii des usages de la maison, et s'enquérir de ses besoins.

— Excusez-moi de me montrer si direct, demanda l'homme sans oser toutefois le regarder, mais êtes-vous vierge ?

— Non, répondit sombrement Kairii.

Le dénommé Harumi lui jeta un bref regard, avant de détourner immédiatement les yeux.

— Je veux dire... Votre chrysanthème a t-il déjà été taillé ?

Kairii lui jeta un regard meurtrier. Son nez se plissa de dégoût à l'évocation de cette haïssable terminologie botanique.

— Tout ce que je peux dire à ce propos, grinça-t-il en vissant ses yeux sur l'habilleur, c'est que le dernier porc qui a essayé de m'agiter son truc sous le nez a perdu ses testicules. Je lui ai arraché une oreille, aussi.

Kairii constata avec plaisir que son interlocuteur avait tiqué.

Je referais la même chose, pensa-t-il en le regardant plus intensément. En pire.

L'homme ne savait plus quoi dire. Déstabilisé, il changea de sujet.

— Bien... Quelle couleur de kimono préférez vous porter ? A vous voir, je dirais du rouge, de l'indigo et du violet. C'est ce que vous irait le mieux. Quoiqu'avec votre peau si claire, et vos cheveux si noirs, toute couleur serait possible...

— Du noir, le coupa Kairii. Ou du gris. Comme la souillure de la mort, ou la cendre des cadavres après la crémation.

L'habilleur lui jeta un nouveau regard. Kairii lui sourit en réponse. De travers, en montrant les dents. Le dénommé Harumi tiqua à nouveau en apercevant la dentition carnassière du jeune homme. Certes, de petites « dents de devant » étaient toujours appréciables, mais que dire de ces longues canines droites et blanches ? À ce stade, ce n'était plus de mignonnes quenottes, mais des crocs de loup.

— Je vais voir ce que nous avons dans nos stocks, murmura-t-il.

— Si vous en avez pas, lâcha Kairii d'un ton nonchalant, allez en chercher un en ville. N'importe quoi, du moment que c'est noir. Même un vêtement usé fera l'affaire. Ce serait mieux, même. De toute façon, je ne porterai rien d'autre.

L'homme acquiesça. On lui avait ordonné de céder à tous les caprices du nouveau kagema.

Profitant de la soudaine complaisance que lui avait obtenu sa première victoire, l'habilleur observa le nouveau garçon plus en détail. C'était, sans contestation possible, le plus beau jeune homme qu'il ne lui eut jamais été donné de voir. Cependant, sa mise laissait un peu à désirer. Ses cheveux, particulièrement. Ebouriffés et laissés à l'abandon, ils pendaient dans son dos en mèches éparses de longueur inégale. Heureusement, il portait encore sa « frange de devant » : ses tempes n'étaient pas rasées.

— Si vous le permettez, continua t-il, j'aimerais vous couper un peu les cheveux. Et, peut-être, vous raser le sommet du crâne. Cela mettra en valeur votre mèche de devant.

Kairii baissa un peu le menton. Il vissa ses yeux froids sur l'homme, avant d'articuler lentement :

— Si vous approchez vos ciseaux à moins d'un centimètre de mes cheveux, je vous les plante dans le chrysanthème, menaça t-il.

L'habilleur déglutit. Kairii lui jeta un regard de biais, satisfait.

— Bien, bien. On ne vous coupera pas les cheveux. Mais laissez-moi au moins vous coiffer en style Shimada. Vous aurez meilleure allure.

— Meilleure allure... Ça me fait une belle jambe, tiens, ironisa Kairii avant de se mettre à fumer.

Il commençait à en avoir assez.

— Yukigiku-sama, annonça alors Harumi. Je dois vous instruire du protocole pour les kagema ici. Il est recommandé d'utiliser le parlé des guerriers envers un supérieur, et d'appeler le client ''danna-sama''. La façon dont vous vous comportez pendant l'amour est laissée à votre discrétion, mais il me semble bon de complimenter le client sur ses performances, ou du moins, de lui signifier sa virilité par une attitude soumise et vulnérable. Enfin, il est tout à fait possible de le divertir comme vous le souhaitez. Si vous avez un talent particulier...

— Un talent particulier ? répliqua Kairii. Le meurtre. Quant au reste... Si le type ne se pisse pas dessus quand j'en aurais fini avec lui, alors oui, je le complimenterais sur ses ''performances'' !

L'habilleur regarda le garçon, interdit. Mais il se reprit rapidement.

— Et... Mis à part ce talent fort respectable, que savez-vous faire ? Connaissez-vous quelques jeux, danses ou chants ? Connaitriez-vous les rudiments d'un instrument de musique, à tout hasard ?

Tourné vers la rue, Kairii appuya sa tête sur la balustrade de la fenêtre.

— J'ai été danseur de kagura, avant... Je venais juste de passer au statut de tayû, fit-il d'une voix mélancolique.

L'homme dissimula sa surprise. Tayû... Le grade le plus haut pour un artiste de scène.

— Qu'est-ce que vous jouiez ? demanda t-il d'une voix douce.

— Des pièces profanes et religieuses, répondit Kairii en se tournant vers lui. Du kagura d'Ise et d'Izumo... Un peu de tout, en fait. Moi, je faisais les parties dansées de nagauta, le shamisen et le yokobue. Du taiko, parfois.

Le kagura d'Ise et d'Izumo. En d'autres termes, et en dépit de sa façon de parler, l'adolescent était originaire du Kansai... Le vivier des meilleurs kagema.

Il a dû être vendu par son propre maître à un souteneur envoyant des garçons aux bordels d'Edo, réalisa Harumi.

L'habilleur devina également que c'était cet environnement qui l'avait rendu apte à la violence. Harumi n'était pas sans savoir que la plupart des danseurs de kagura itinérants étaient en général des yamabushi ou des kitôshi qui, il n'y a pas si longtemps encore, participaient aux combats sur les champs de bataille.

Il a sûrement eu une formation dans les arts martiaux, pensa l'homme en le regardant. C'est pour ça qu'il est athlétique, et prompt à réagir avec la force.

L'habilleur se tourna vers la boîte qu'il avait amenée avec lui. Il en sortit un kimono d'intérieur en soie, assez luxueux mais pas autant qu'un vêtement d'apparat, qu'il posa devant Kairii.

— C'est pour dormir, lui expliqua-t-il. Demain, je vous apporterai vos kimonos.

Il lui donna également une serviette, un pagne fundoshi long de six shaku, de la pâte dentifrice enveloppée dans des feuilles de bambou, un peigne en paulownia, un autre en écaille de tortue, incrusté de nacre, pour fixer dans ses cheveux, deux piques à cheveux kanzashi de la même matière et un ruban rouge pour les attacher. Enfin, il lui donna une petite boîte à médicament, une fiole de poivre du Sichuan et un mortier.

— Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Kairii en sortant de longues bandes de papiers blancs de la boîte, qui sentaient les plantes.

Son interlocuteur le regarda. Son expression était encore plus surprise et choquée qu'elle ne l'avait été lors de toutes les provocations de Kairii.

— Vous ne connaissez pas l'usage de la colle d'ichibu et du bâton médicinal ? demanda-t-il.

Kairii secoua la tête.

— Non, c'est la première fois que je vois ça... C'est de la médecine chinoise ? Si c'est ça, ne la gaspillez pas pour moi. Je ne suis jamais malade.

L'homme eut une réaction surprenante : il rougit. Kairii le regarda, étonné.

— Alors ? insista t-il. À quoi ça sert ?

— Je vous envoie un garçon pour vous expliquer, murmura l'habilleur.

—Puisque vous êtes là, faites-le vous même, répliqua Kairii. Pas la peine de convoquer tous vos sbires.

Harumi secoua la tête.

— Non, je pense que seul un kagema est à même de vous apprendre à quoi servent ces instruments. Je vous en envoie un tout de suite. En attendant, permettez-moi de me retirer.

Kairii le regarda partir, surpris. Puis il se remit à fumer et se tourna à nouveau vers la rue.

Harumi redescendit, la boite vide entre les mains. Il était absolument stupéfait par l'étrangeté du nouveau garçon. C'était la première fois qu'il tombait sur un tel spécimen.

— Alors ? lui demanda-t-on en bas.

Les deux patrons attendaient le rapport, empressés.

— Il est dur, soupira l'habilleur. Il a menacé à plusieurs de reprises de me tuer. Il semble également très fier de ce qu'il a fait au Murasaki-ya, et ne montre aucun regret ou sentiment de honte. En outre, il ne veut porter que du noir et il refuse qu'on lui coupe les cheveux.

— Oui, bon, coupa la patronne. Au moins, il t'a parlé, c'est déjà ça ! Il s'y fera, tu vas voir. T'a-t-il dit ce qu'il voulait ? Quels sont ses points forts, selon toi ? Mis à part le caractère, je veux dire !

Le patron jeta un bref regard à sa femme. Il ne pensait pas que le caractère de ce kagema difficile soit un « point fort ».

— Ses compétences artistiques et théâtrales, en premier lieu, répondit Harumi. C'était un tabiko avant, il officiait comme apprenti d'un acteur célèbre au sein d'une troupe itinérante, dans le Kinki. Il a reçu une formation en danse et en musique dès son plus jeune âge : il sait jouer de nombreux instruments et il connait un large répertoire... Il est notamment capable de chanter les airs nage et kodayu. Enfin, il est véritablement d'une grande beauté. De toute ma carrière, je n'ai jamais vu un garçon aussi beau. Je ne pense pas qu'il y en ait actuellement dans tout Edo.

— Je le savais, souffla la femme. Ce garçon, c'est de la graine de tayû ! Il va faire notre fortune.

— Graine de tayû ? Pour ça, il faudrait qu'il soit aussi bon au lit que le légendaire Kikunojô, soupira le patron. Ce kagema refuse les ébats avec les clients, nul doute qu'il est mauvais et inexpérimenté dans ce domaine... Et puis, il n'est plus tout jeune. Il ne pourra encore travailler comme iroko que cinq ans au plus. C'est ce que m'a dit Kihei, lorsque je l'ai acheté.

— Parce qu'il le voulait pour lui ! s'emporta la patronne en tapant sa pipe sur le cendrier. Ce garçon a pile l'âge qu'il faut. Puisque tu cites Saikaku, rappelle-toi de ce qu'il a dit : dix-sept ans, c'est l'âge idéal, celui où les garçons sont les plus beaux et les meilleurs ! On n'attendra pas avant de faire du profit, au moins.

Le patron croisa les bras. Il n'était pas convaincu.

— Tu dis qu'il vient du Kinki, fit-il en s'adressant à Harumi. Mais moi, en écoutant derrière la porte, je l'ai entendu s'exprimer avec le parlé rugueux des pompiers d'Edo ! Je le trouve très agressif. Les clients ne voudront jamais d'un wakashû aussi rude. Ils veulent des garçons aimants, dévoués et soumis.

Sa femme cacha sa grimace dans sa manche. Elle n'en pouvait plus, de ces garçons « aimants, dévoués et soumis » que son mari appréciait tant.

— Ce n'est pas sûr, si vous me permettez, objecta alors l'habilleur. De plus en plus de clients, surtout parmi les samurai, veulent renouer avec la tradition du nanshoku d'antan, viril et guerrier. C'est vrai, ce garçon n'aura sans doute pas bonne presse auprès de notre clientèle religieuse, qui favorise les garçons plus jeunes et dociles. Mais il aura sans doute du succès chez les samurai et les marchands.

— Et les femmes, ajouta la patronne. N'oubliez pas qu'elles constituent le tiers de la clientèle de Yushima, et font partie de nos patrons les plus fortunés !

Les deux hommes se turent. Ils n'avaient rien à ajouter là-dessus : les préférences féminines en matière de kagema était quelque chose de mystérieux et obscur, dont ils préféraient rester ignorants. La patronne gagna la partie, et on lui confia la gestion du nouveau garçon.

— Une dernière chose, ajouta l'habilleur avant de s'éclipser. Il serait sans nul doute judicieux de faire venir le dentiste. Ce garçon a de magnifiques dents bien blanches, en parfaite santé... Mais il a des canines aussi longues et pointues qu'une aiguille de katana.

Il regarda la patronne d'un air entendu, et donna son congé.

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