Taito : l'homme au masque de démon

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Sadamaro était grand et mince, à la manière des hommes du clan Kuki auquel on le disait, il y a bien longtemps, apparenté. Sous son masque diabolique – retiré d’un geste dramatique – il était d’une grande beauté. Mais c’était celle, corrompue et cruelle, d’un jouisseur qui fait son plaisir du malheur des autres. Il portait sa chevelure longue et rejetée en arrière, d’une manière élégante et désuète : leurs pointes d’un noir de jais glissaient dans son dos comme un orvet évoluant dans l’eau. Son kimono était très ornementé et de coûteuse facture. Il n’arborait par-dessus qu’un haori aux épaules dessinées, orné des armoiries du clan Otsuki : un trigramme stylisé représentant les cinq éléments.

— Voici donc le fameux Onimasa, avait-il proféré de sa voix au timbre aristocratique. Celui dont la beauté maléfique et les ruses de renard causèrent la ruine de ma famille !

Je m’étais tourné vers mon jeune seigneur. Le fantôme d’Onimasa, encore… Loin de le contredire, mon compagnon d’armes avait gardé un silence de mort, le visage figé dans un rictus de haine intense. Les flambeaux, à la lueur rendue tremblante par la pluie, se reflétaient dans ses prunelles noires.

— Vous faites erreur, avais-je annoncé d'une voix sûre de mon fait. Onimasa est décédé il y a bien longtemps. Celui que vous avez devant les yeux n'est pas celui que vous cherchez.

— Ta sollicitude et ton sens du devoir t'honorent, jeune homme dont j’ignore le nom, lâcha l'homme sarcastiquement en s’adressant à moi. Mais malgré ton visage certes avenant pour un scarifié, tu n’as absolument aucune valeur, comparé à ton compagnon. J'ai une vieille dette à régler avec les Neuf Démons. Onimasa a tué mon grand-oncle, chef de clan respecté, et déshonoré mon grand-père qui l’avait pourtant pris sous sa protection. J'emporte donc celui-ci : il me dédommagera bien de ma peine !

— Je suis un élément important des guildes de mercenaires d’Iga, avais-je tenté à nouveau. Vous pourrez m’échanger contre des avantages non négligeables à n’importe quel clan à qui j’ai causé du tort en suivant les ordres de mes commanditaires.

Mais Kairii était intervenu.

— Tais-toi ! avait-il murmuré entre ses dents. Tu ne sais pas de quoi tu parles.

C’est vrai que j’ignorais tout du terrible incident qui avait provoqué cette terrible vendetta entre les Otsuki et les Kuki, et conduit à la déchéance des seconds. Je savais vaguement que c’était encore une histoire d’incompatibilité entre désir, devoir et honneur.

Mais nous étions cernés. Ces hommes nous tenaient en joue avec leurs arquebuses, des armes démoniaques contre lesquelles le sabre était inefficace. La peur m’avait pris aux tripes : qu'allait-il advenir de mon seigneur, le dernier survivant du clan Kuki ?

— En tant que descendant de ceux qui jurèrent fidélité aux Kuki, je me porte garant de mon seigneur et m’offre à sa place, avais-je insisté.

— Tu n’es personne, avait alors dit mon interlocuteur à mon intention. Un shinobi no mono sans nom ni famille, qui ne possède ni passé, ni futur. Ta mort importe aussi peu à ces clans que tu as spoliés qu’à Iga qui a emprunté ta main pour les atteindre : tous savent que tu n’es qu’un outil, qu’on abandonne lorsqu’il devient inutile. Alors maintenant, tu vas arrêter de t’ériger en parangon du bushidō et te taire, sans quoi je te fais couper la langue sur le champ !

Ces paroles cruelles m’avaient contraint au silence. Il avait raison : il n’y avait plus rien à faire pour tenter de le convaincre.

Lui ayant lié les mains derrière le dos, l'homme força mon ami à genoux, avant de poser sa main sur son cou dans un geste presque sensuel qui me fit tressaillir. Les yeux baissés sur le sol, Kairii fronçait les sourcils : il était loin d'apprécier ce contact.

— Tu as vraiment la peau douce, avait observé Sadamaro avec un sourire qui faisait froid dans le dos. Quel âge as-tu ?

Kairii était resté obstinément muet. Il avait gardé les yeux rivés sur le sol sans bouger ni ouvrir la bouche.

— Tu as perdu ta langue ? avait dit son agresseur, la main toujours sur son cou. Seuls les animaux ne parlent pas. Tu veux que je te traite comme un animal ?

J’étais intervenu, incapable de me retenir plus longtemps.

— Arrêtez ! Il a seize ans. Bientôt dix-sept.

C'est un gamin, avais-je eu envie d'ajouter. Si jeune, et déjà, tant de responsabilités pesaient sur ses épaules… Mais préciser ce détail à un tel monstre risquait plutôt de nous desservir.

Kairii avait vissé son regard sur moi.

— Tais-toi, avait-il grondé à nouveau. Tu en dis trop, et tu outrepasses tes prérogatives. Je peux m'en sortir tout seul. Je n’ai plus besoin de toi : retourne d’où tu viens. Je te libère de mon service.

Sadamaro avait souri.

— Ah, tu as parlé, remarqua-t-il cruellement. Et je ne crois pas t'y avoir autorisé !

Il avait tendu la main, et l'un de ses sbires y mit une tige de bambou dont les deux extrémités étaient liées par une corde. J’avais assisté, horrifié, à l’infamie : Sadamaro avait enfoncé ses doigts dans la bouche de Kairii tout en lui couvrant le nez de l'autre pour le forcer à ouvrir la mâchoire. Ce dernier se débattit violemment, mais son agresseur réussit à lui passer ce mors humiliant dans la bouche avant qu'il ne la referme, et lui tirant brusquement la tête en arrière avec la corde, il la noua dans son cou.

— Quand il avait douze ans, souffla-t-il à son oreille, Onimasa blessa mon grand-père très grièvement alors que ce dernier s'amusait un peu avec lui. Je vais faire très attention, cette fois !

Cette remarque aux sous-entendus révoltants m’avait décidé à intervenir. Mobilisant mes forces vives, j’avais réussi à me débarrasser d’un coup d’épaule des hommes qui me tenaient. On parlait dans les livres interdits d’une technique d’invocation particulièrement impie et effrayante, mais contrairement à la plupart des rituels compliqués qui y étaient décrits, elle ne nécessitait qu’un peu de sang et la mémorisation d’une séquence de mūdra : aussi l’avais-je retenue à tout hasard, sans trop y croire. La panique que je vis passer dans les yeux de mes ennemis lorsqu’ils me virent joindre mes mains ensanglantées pour former le sceau du tigre me confirma que ces darani n’étaient peut-être pas que des singeries, comme je le croyais au départ : en tout cas, leur pouvoir de dissuasion était bien réel.

— Empêchez-le ! hurla l’homme en armes que j’avais identifié comme le capitaine. Il est en train de lancer une malédiction !

On se jeta sur moi, déterminé à m’arrêter quoi qu’il arrive, et on me plaqua au sol, en me tordant les mains derrière le dos.

— Vous croyez à ces simagrées ? avait tonné Sadamaro en se saisissant de l’arquebuse de son homme de main. C’est ainsi que les gens de son espèce entretiennent la peur chez les crédules, bande d’imbéciles ! Saisissez-vous de lui, qu’on en finisse !

Sadamaro avait poussé mon seigneur contre le sol et pointé l’arme étrangère sur lui, menaçant. J’avais immédiatement cessé le combat.

—Montrez-moi ce jeune, avait-il ordonné à ses gardes. Retirez-lui tout ces oripeaux qui lui cachent le visage et les cheveux, qu’on le voit un peu. Qui sait ? Il a peut-être une petite valeur, après tout !

Je sentis qu'on attrapait mes cheveux pour me forcer à relever la tête. Un sbire, qui m'avait attrapé par ma courte queue de cheval. Il m’avait arraché le tissu qui dissimulait ma chevelure de paria, tournant de force mon visage vers son maître.

— Des cheveux gris, sur un garçon aussi jeune ! Et pour de la piétaille, un bien joli visage, malgré la cicatrice… On dirait bien que mon intuition a fait mouche. Qui es-tu vraiment ?

J’avais conservé un silence obstiné, les sourcils froncés, le regard fixé sur le sol.

Un garde avait tenté de me faire réagir d’une claque sur la tête.

— Réponds à Sa Seigneurie, vermine !

J’avais refusé de dire quoi que ce soit, obéissant ainsi aux directives dans lesquelles on m'avait élevé. Le sifflement d'une lame qu'on dégainait dans mon dos m’indiqua que cela allait me coûter la vie, mais j’étais prêt à mourir à tout instant. Du reste, Otsuki Sadamaro l'avait arrêté d'un geste.

— Cessez. On aura tout le loisir de l'interroger plus tard... Empalé sur cinquante centimètres de bois huilé, il parlera, je peux vous l'assurer !

J’avais relevé les yeux, déterminé à montrer que ses menaces ne m'impressionnaient pas. Bien entendu, intérieurement, j'étais terrifié, mais c'était plus pour mon seigneur que pour ma personne. Si cet homme me menaçait de tels traitements, qu'allait-il donc faire à Kairii ?

Les yeux de mon compagnon, habités par une froide détermination, étaient posés sur les miens. Puis, soudain, il avait mobilisé ses forces, et tenté de s’emparer du sabre court du garde proche de lui. Pendant tout ce temps, il avait eu le temps de travailler la corde pour se libérer les mains.

J’y avais cru : je m’étais moi-même lancé dans une riposte désespérée. Mais Kairii fut vite maîtrisé et maintenu au sol par quatre fantassins. C’était plus un barouf d’honneur qu’une réelle tentative de fuite.

— Doucement, avait susurré Sadamaro d’une voix sirupeuse. Si tu tentes quoi que ce soit de ce genre... Je découpe vivante cette jeune anguille. Tu vas devoir faire preuve de docilité, Onimasa. Ou ton compagnon mourra.

— Ne faites pas attention à moi, Kairii-dono, avais-je protesté. Je m'en sortirai tout seul, d'une façon ou d'une autre !

J’avais perdu connaissance immédiatement après avoir proféré ces paroles, assommé par l’une des brutes sans honneur au service des Otsuki. C’est ainsi que je faillis à mon devoir.

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