Kairii : nid de guêpes

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Kairii ouvrit les yeux dans la pénombre et la moiteur étroite d'un tonneau à saké, bâillonné et entravé si solidement qu'il ne pouvait pas bouger une oreille. Tout recommençait. À nouveau, il était transporté comme une vulgaire marchandise. Autour de lui, parmi les effluves persistants de l'alcool de riz, il pouvait sentir l'air marin et le roulis des vagues... Il quittait Edo.

Kairii essaya de rassembler ses esprits pour considérer la situation de manière claire. D'abord, Tai était vivant. Et capable de tenir un sabre, visiblement : ce qui voulait dire qu'on l'avait bluffé tout ce temps. Il aurait pu se rebeller bien avant... Et à qui donc appartenaient ces doigts ? Quel malheureux avait-on amputé pour le menacer ? Kairii écarta cette question de son esprit pour l'instant, et consigna le fait dans le cahier des charges déjà volumineux qu'il tenait contre les Otsuki.

Ensuite, on lui faisait quitter Edo. Par la voie maritime, ce qui signifiait qu'il perdait Tai à nouveau. Où qu'il aille, par voie de terre, ce dernier mettrait beaucoup plus de temps.

Enfin, on ne l'avait pas tué. Ce qui signifiait qu'on le ramenait à Otsuki Sadamaro... Ce dernier devait considérer que le petit stage de son protégé chez les putains touchait à sa fin.

À Kyôto, réalisa Kairii, c'est là qu'ils m'emmènent. Ils me débarqueront probablement à Ôsaka. Si Tai est rapide, il peut encore arriver sur la route de la capitale avant eux, et leur tendre une embuscade.

Mais Kairii fut débarqué à Nagoya. Faisant fi de la fatigue des deux jours de voyage, au cours desquels il ne fut bien sûr pas nourri, il avait prévu de bondir comme un diable hors de sa boîte, de sortir le couteau que lui avait donné Shuri (qu'il avait toujours sur lui) et de se battre comme un enragé – ce qu'il savait faire de mieux. Mais malheureusement, il ne put mettre son plan à exécution. Les Otsuki le connaissaient : toutes les précautions avaient été prises. On l'enfuma d'opium par un petit interstice avant d'ouvrir le tonneau, on attendit qu'il soit totalement endormi et on le tira de la caisse dans cet état.

Le reste de la route se fit par voie de terre, au vu et au su de tout le monde. Kairii, qui portait encore son costume de théâtre, déchiré et souillé, son chignon désormais hirsute et des restes de maquillage entremêlés de saletés et de coupures diverses, fut trainé, bâillonné et ligoté, dans toutes les auberges-relais qu'ils rencontrèrent, sous bonne escorte. Partout où cet équipage passait, les badauds se rassemblaient, offrant au courtisan déchu et à ses tortionnaires une haie d'honneur silencieuse et stupéfaite.

— Ce kagema est devenu fou et a commis un massacre à Edo, et un homme de notre clan figurait parmi les victimes, racontait le capitaine des hommes en armes qui l'escortaient à qui voulait l'entendre. On le ramène à Kyôto pour le juger chez nous, dans notre fief. Ne vous en approchez pas : c'est un criminel dangereux, qui en dépit des apparences, possède toujours ses griffes.

Transporté dans une litière et toujours entravé, Kairii passa le reste du voyage dans un état second. On ne lui donnait pas à manger. Très affaibli, il finit par perdre connaissance, n'ouvrant les yeux que par intermittence. Il ne vit même pas l'arrivée à Kyôto, et fut par conséquent incapable de repérer l'endroit où la demeure de Sadamaro se trouvait.

L'opportunité de crever un ou deux yeux lui fut donnée à son arrivée, lorsqu'on tenta de le débarrasser de ses vieilles frusques : là, convoquant ses dernières forces, Kairii dégaina le couteau de Shuri et blessa sérieusement le premier sbire de Sadamaro qui tenta malgré tout de poser la main sur lui. Aussitôt, les hommes s'écartèrent, formant autour du jeune homme un cercle silencieux, qui attendit les renforts armés à distance respectueuse. Les Otsuki connaissaient Kairii, désormais, et ils savaient parfaitement de quoi le garçon était capable.

Mais les gardes finirent par arriver, sans Sadamaro que Kairii attendait, dans le but de lui réserver son meilleur coup. Puisqu'il était arrivé jusque là, il voulait planter son couteau honni dans le cœur de son ennemi, le responsable de sa honte et de sa déchéance. Mais Sadamaro ne se montra pas. Bien qu'impatient de revoir son captif, il préféra attendre que sa garde – au prix de nombreux sacrifices – ait fini de le mettre hors d'état de nuire. Et Kairii, acculé, dû rendre les armes avant d’avoir pu se venger.

                                                                                     *

Sadamaro était en train d’écrire un poème lorsque son intendant parut pour transmettre les nouvelles. La lumière de la bougie projetait son ombre à travers la cloison, derrière laquelle le jeune samurai - un ancien amant donné par son père en otage alors qu'il n'était encore qu'un garçonnet - se tenait agenouillé. Il était toujours beau, mais maintenant qu'on lui avait rasé le sommet du crâne, Sadamaro ne le touchait plus.

Ce dernier ne le regarda pas. Le pinceau à la verticale, il s'appliquait à recopier un aphorisme du célèbre moine-stratège Takuan.

— Est-ce fait ?

— Oui, monseigneur.

— A-t-on bien dosé le venin de poisson-globe, avant de le lui donner ?

— Tout a été selon vos instructions. Nous l’avons même enfumé avant d’ouvrir le tonneau, comme on le fait d’un nid de guêpes. Il ne pouvait presque plus tenir debout, mais il nous a tout de même tué quatre hommes.

— Parfait, statua Sadamaro en ignorant la dernière partie du rapport.

Mais que valait la vie d'un vil soldat, comparé à la satisfaction d'un prince ?

Sadamaro posa son pinceau. Tout impatient qu’il fût, ses gestes restaient mesurés. Son visage patricien offrait le même masque hiératique : nul ne pouvait deviner les terribles passions qui l’agitaient en ce moment.

Enfin. Naguki Kairii, fier descendant de la race éteinte des Neuf Démons, était maté, réduit au rang de jeune putain, dressé à assouvir tous ses désirs. Ce qu’aucun de ses prestigieux ancêtres n’avait pu réaliser, il l’avait réussi, lui, Sadamarô, le fils maudit d’une obscure concubine de troisième rang. Il était temps de venir constater le triomphant résultat de ses stratagèmes.

Drogué jusqu’à ce qu’il perde connaissance, Kairii gisait, sale, hirsute et ensanglanté. Ses longs cheveux noirs, qui s’échappaient de son chignon défait, étaient poisseux de sang.

Sadamaro les contempla longuement. Cette chevelure de jais, presque bleue mais infusée de pourpre comme les poils d’un pinceau l’étaient d’encre, lui évoquait la chevelure légendaire d’Onimasa, que son aïeul avait si passionnément aimé. On disait que cette dernière lui coulait jusqu’aux pieds, libre et indomptée, comme la queue royale de quelque animal maléfique. C’était le cas, précisément : ces « Neuf Démons », autant sorciers que guerriers, étaient plus animaux qu’humains.

— Qu'on le soigne et le lave, ordonna Sadamaro. Nous arrivons demain : j’ai envie que ma nouvelle acquisition soit présentable devant mes mignons.

Sadamaro avait hâte de retrouver sa cour de jeunes garçons. Comme Kairii, ils venaient de familles matées, forcées de baisser la tête et d'envoyer leurs fils chez lui jusqu'à ce qu'ils soient adultes. Ils rentraient chez eux, confus et le chrysanthème élargi, mais éduqués, au fait des choses du monde. Ces jeunes hommes devenaient des alliés précieux pour leur clan et leur père. Ces derniers en étaient d'ailleurs fort reconnaissants.

Kairii, lui, n'avait de père que cet Onimasa indomptable, qui se cachait dans la forêt avec ce qui restait des guerriers encore fidèles à son clan, des vieillards déguisés en saltimbanques. Jamais il n'avait accepté la moindre compromission, et c'est pourquoi il avait perdu son rang et son nom. Avec Kairii, les choses allaient se passer différement. Sa fierté brisée, il finirait par céder et lui prêter allégeance. Et, enfin, le pouvoir obscur des Neuf Démons appartiendrait définitivement au clan Otsuki, ainsi que les choses devaient être.

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