Kairii : La dernière représentation

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Si tout s'était accéléré rapidement. Kairii passa le reste de la journée dans une bulle étrange, dans l'attente de quelque chose qui, il le savait dans sa chair même, ne pourrait manquer de venir. Il se laissa manipuler en silence par les coiffeurs et les costumiers, négligea de répondre aux piques des autres acteurs ou de leur jeter ses remarques sarcastiques habituelles. Les gens du Nakamura-za devaient se souvenir longtemps de ce dernier jour : Yukigiku avait eu l'air anormalement absent, et on aurait dû se douter qu'il arriverait quelque chose.

« Oui, il était étrange ce jour-là, raconta un costumier par la suite. Silencieux et calme, mais on aurait dit que quelque chose le préoccupait... Ah, si nous avions su ! »

En fin d'après-midi, après plusieurs heures d'attente dans les coulisses, Kairii monta sur scène. Il répétait une routine rodée, une scène qu'il jouait régulièrement. Il récita son texte machinalement, ignorant les appels de ses fans et les regards éplorés de ses admirateurs. Un rapide coup d'œil vers les loges lui apprit que le chef des dôshin de Yushima se trouvait là : c'était un homme maniéré, qui portait les cheveux longs et cultivait le style basara. Kairii l'avait toujours refusé comme client. Le jeune homme méprisait les dôshin, ces fonctionnaires corrompus et vils, qui violaient et exploitaient le peuple, mais s'inclinaient devant les puissants.

La pièce parlait d'un écuyer qui mettait fin à ses jours pour l'amour d'un jeune samurai. Les amours contrariés et tragiques de deux adolescents de milieux différents n'étaient pas sans évoquer à Kairii sa propre histoire avec Tai, et il détestait la pièce précisément pour cette raison. Kairii n'aimait pas s'encombrer la tête avec des évocations douloureuses : lorsque quelque chose le contrariait, il l'évacuait purement et simplement. Il n'avait pu refuser à Chikamatsu de jouer le rôle du jeune candidat au suicide, aussi le faisait-il en se désolidarisant totalement de son rôle et le jouant comme un fantôme, celui d'un garçon en sursis, déjà mort. C'était précisément dans cet état brumeux et intermédiaire lorsqu'une voix pure et claire comme le cristal le ramena brusquement à la réalité.

— Kairii-dono !

Le regard de Kairii s'alluma brusquement. Il tourna la tête, indifférent à toute autre information que celle-ci : Tai était dans la pièce, et c'était sa voix qu'il avait entendue.

C'est alors qu'il le vit. Debout au milieu de la foule, resplendissant de beauté et de simplicité dans son vêtement de jeune guerrier, son visage exquis affichant une expression à la fois implorante et pleine d'espoir. Ses cheveux couleur de lune dépassaient de la pièce de furoshiki noire qui était nouée sur son crâne, son sabre accroché dans son dos. Kairii fut frappé droit au coeur, et pendant un instant de pure béatitude, plus rien n'exista d'autre que Tai, son regard pur et résolu dans le sien.

Tai. Il était là, vivant et entier, devant lui.

Une saisie brutale sur son poignet tira soudainement Kairii de sa rêverie.

— Fais-voir tes yeux, le beau gosse ! Qu'on n’ait pas payé pour rien ! »

Kairii posa un regard coupant sur le coupable. Un spectateur du peuple, échauffé par l'alcool, qui s'était permis de profiter qu'un acteur soit proche de la fosse, à portée de main, pour le saisir. Un autre était déjà en train de lui tâter le fessier sans vergogne.

« T'as vu la croupe bien ferme qu'il a ! Je le monterais bien à cru, moi, ce kagema !

— Ça doit être un vrai bonheur de s’enfoncer entre deux pêches bien dures comme celles-là. Ferme à l’extérieur dit tendre et juteux à l’intérieur !

Kairii se dégagea et repoussa du pied l'un des hommes dans le même mouvement, le rejetant dans la foule. En se relevant, il s'aperçut avec une froide stupéfaction qu'autour de lui, c'était le chaos. Prise de folie furieuse, la foule était en train de détruire le théâtre.

— Ne reste pas là, fit un acteur vétéran en saisissant Kairii par la manche. S'ils t'attrapent, ils te mettront en pièces !

Kairii se trouva poussé et tiré par les acteurs et les musiciens qui se ruaient vers les coulisses. S'appuyant à eux, cherchant à les écarter, il luttait pour apercevoir Tai parmi la foule en délire : où était-il ?

— Yukigiku-sama, je vous en prie, ne restez pas là ! le pressa un autre.

Kairii fut entrainé dans les coulisses.

Les acteurs ramassèrent leurs affaires à la hâte, sortirent par-derrière et s'éparpillèrent bientôt dans la rue pour rejoindre leurs maisons de thé respectives. Les dôshin accouraient déjà. Au lieu de repartir en sens inverse, Kairii se rua sur la sortie principale du théâtre, où la cohue faisait rage.

Un dôshin armé l'arrêta.

— Vous ne devriez pas rester là, Yukigiku-sama, fit le samurai en le reconnaissant. Si ces voyous vous aperçoivent, ils commettront des outrages terribles sur votre personne.

— Qu'ils essaient ! gronda Kairii, révolté qu'on le remette sans arrêt dans la condition de faible créature bonne à violer.

— Je suis sérieux, insista l'homme, ce n'est pas un endroit convenable pour vous et...

— La ferme, le coupa Kairii. Donne-moi ton sabre.

Le samurai fronça les sourcils.

— Pardon ?

Kairii le poussa contre le mur, et dans le même mouvement, saisit la poignée de son arme. Le katana glissa hors de la ceinture du dôshin avec une facilité déconcertante : il n'était pas noué solidement.

— Donne-moi ton wakizashi aussi, ordonna-t-il au fonctionnaire médusé. Donne !

La lame de son propre sabre pointée sur sa gorge, le samurai ne put faire autrement que d'obtempérer. Kairii ôta son costume de scène avec l’impression d’être un serpent se débarrassant de sa mue. Puis il noua ses longues manches avec sa ceinture de brocard et se précipita sur les lieux de l'émeute, sabre au clair. Enfin, il était lui-même à nouveau.

Il chercha Tai des yeux, mais ne le trouva pas. La foule surexcitée bloquait l'entrée.

— Regardez ! s'écria quelqu'un. C'est Yukigiku !

— Son amant était dans le théâtre : il est venu le rejoindre !

Kairii leva son arme.

— Laissez-moi passer ! rugit-il. Sinon, je me taille un chemin avec ce sabre !

Malheureusement, les badauds, habitués à voir le jeune homme armé dans les pièces de Chikamatsu, n'eurent pas l'air de prendre ses menaces au sérieux. Pour eux, il s'agissait encore d'un effet de théâtre.

— C'est donc vrai ? demanda un bourgeois sans la moindre once de peur. C'était ton amant à l'intérieur ?

— Il en avait donc un ! s'exclama un autre.

La foule, curieuse et interloquée, se massait autour de lui. Cependant, nul ne faisait mine de l'attaquer. Les questions fusaient de part et d'autre :

— Ton cœur est pris, Yukigiku ? Tu es donc capable d'aimer ?

— Qui est ce jeune homme ? Où l'avez-vous rencontré ?

— Qui fait le wakashû entre vous deux ?

— C'est lui, voyons ! Je l'ai vu : c'est un guerrier. Il a l'air grand et fort.

— Mais il avait l'air plus jeune, non ?

Kairii comprit que ces gens ne lui voulaient pas forcément du mal. Ils cherchaient juste à ramasser quelques ragots à se mettre sous la dent.

Mais pour les dôshin qui étaient désormais à ses trousses, c'était une autre histoire. C'était de rébellion dont il s'agissait.

— Yukigiku essaie de s'enfuir avec son amant ! hurla à la foule le capitaine d'une escouade venue en renfort. Il y aura une récompense pour ceux qui nous aideront à l'arrêter !

— Une récompense ? s’emporta alors quelqu'un. Quelle récompense ? Des gens comme nous peuvent seulement espérer le voir de loin !

— Si vous nous aidez, vous pourrez le toucher ! proposa le capitaine.

Kairii fronça les sourcils. La situation était en train de lui échapper.

— Attrapons-le et faisons-lui sa fête ! fit alors un homme. On le rendra aux dôshin après !

— Oui ! Attrapons-les, lui et son amant !

— Qu'on ne laisse pas aux riches et aux puissants tout l'amusement !

Kairii prit alors l'initiative. Il se jeta au combat, décollant la tête de l'homme le plus proche de lui. La stupéfaction des badauds face au surgissement de la mort et du sang permit à Kairii de se tailler un chemin vers l'entrée du théâtre avant que les dôshin ne réagissent. Puis ces derniers bougèrent, repoussant qui tentait de s'enfuir, et ce fut une explosion de violence et de hurlements. Pris en étau, les civils étaient taillés en pièce par les samurai, qui tentaient par tous les moyens d'atteindre Kairii.

Tant pis pour eux, pensa ce dernier. Ils l'ont bien cherché.

Le jeune homme, quant à lui, se défendait férocement. Mais la foule était si compacte qu'elle l'empêchait de gagner le théâtre. Et il ne voyait plus Tai. Où était-il ? Un cri de ralliement lui fit tourner la tête : de nouveaux bataillons de dôshin venaient d'entrer en scène. Au second plan, Kairii reconnut des samurai aux armoiries familières. Le trigramme du clan Otsuki... Que faisaient-ils là ? Kairii n'eut pas l'heur de s'interroger plus longtemps. Un choc violent lui coupa le souffle, et il perdit connaissance.

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