Taito : Suicides amoureux à l'aube de la fête de Kôshin I

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Je repartis à la recherche de Kairii dès le lendemain aux aurores. Une rapide enquête me donna la confirmation que ce Yukigiku était bien Kairii. En plus de ce que je savais déjà, il ne me fallut pas trop de temps pour retrouver mon ami dans la description de ce garçon, que l'on disait avoir une peau « blanche comme la neige », des cheveux « noirs comme de l'encre de seiche », un corps « mince et souple comme un roseau » et surtout, des yeux « gris comme des perles ». C'était forcément lui : je n'avais jamais rencontré personne d'autre ayant cette couleur d'iris si particulière et qui précisément lui valait sa popularité auprès des riches patrons. Ce « chrysanthème de neige » — nom que j’abhorrai immédiatement, la fleur de chrysanthème étant un « mot caché » pour désigner la porte de derrière — se produisait au théâtre de Nakamuraza, dans la pièce « suicides amoureux à l'aube de la fête de Kôshin », où des samurai lubriques et fortunés se pressaient pour regarder les jeunes acteurs et faire leur marché comme à l'étal du boucher. Un panneau indiquait que la représentation était complète, mais avec un peu de persuasion, je réussis à obtenir une place au prix de quatre mille mon. Dans l'optique de devoir racheter Kairii – c'était le meilleur des scénarios – j'avais amené une somme conséquente, empruntant sur mes gages pour les dix années à venir.

Le théâtre était envahi de riches marchands, qui mangeaient, buvaient et bavardaient en attendant l'entrée des acteurs. On aurait dit un troupeau de cochons pataugeant dans leur auge. Me sentant observé, je levais les yeux : un paravent en bambou cachait aux regards profanes un personnage important, peut être un samurai de haut rang ou un riche seigneur, engoncé dans sa loge. S'il s'agissait de Otsuki Sadamaro... J'étais déterminé à lui planter mon couteau dans le cœur séance tenante.

Le narrateur traversa le « chemin des fleurs » pour rejoindre la scène, se positionnant dans un coin pour bêler l'histoire à la cantonade. Nous n’avions pas eu droit à ça, à l’époque où je suivais comme un chien fidèle Kairii et son père sur les routes : Kiyomasa, qui n'était pas du genre à prendre les gens par la main, avait estimé préférable de laisser le jeu des acteurs faire office de narration. Mais dans le théâtre classique, un homme, appelé tayû comme au kagura, informait sous forme de rimes un public peu concentré de ce qui se déroulait sur scène.

Il s'agissait, bien sûr, d'une pièce qui célébrait l'amour mâle, et plus particulièrement les ébats contrariés entre un pauvre écuyer et un jeune samurai, Koshichirô, dont le frère ainé, Hanbei, avait renoncé à son statut de guerrier pour tomber dans la classe honnie des marchands. À ce dernier incombait la dure tâche de choisir un riche protecteur pour son frère adolescent. C'était une pièce à contenu social qui plaisait énormément à la classe montante d’Edo. Forte d'un nouveau pouvoir économique, cette dernière grignotait sur le territoire des samurai. Cette prise d'affirmation passait évidemment par le nanshoku, les amours entre hommes qui jusqu'ici étaient le privilège quasi exclusif des guerriers et des moines.

C'est le silence, en tombant soudain sur cette assemblée de pies bruyantes, qui m'indiqua que Kairii venait de faire son entrée en scène. Occupé à tenter de discerner qui se cachait dans la loge, je ne l'avais pas vu apparaître sur la passerelle. Je me tournais vivement, l'émotion m'envahissant à l'idée de revoir mon ami qui avait disparu depuis plusieurs mois déjà. Les larmes me vinrent aux yeux lorsque j'aperçus le beau visage de mon compagnon. Mais la colère me prit aussi à la gorge, tant je le trouvais pâle et amaigri. Son regard me semblait éteint, ses gestes mécaniques. Le public, qui ne l'avait jamais vu bondissant sur une aire de kagura, libre et heureux, hurlait son appréciation à chacun de ses gestes. Ces gens ne se rendaient pas compte que l'acteur qu'ils ovationnaient n'était que le reflet en négatif du garçon que j'avais connu. Pour moi, ce public en furie sonnait comme un troupeau de boeufs en rut. Je me retournais, dégoûté, juste à temps pour apercevoir une main blanche refermer précipitamment le rideau de bambou.

Normalement, les jeunes acteurs en quête d'un protecteur jetaient régulièrement des œillades en direction du public, cherchant à charmer un riche patron qui serait prêt à dilapider la moitié de ses revenus d'une année juste pour pouvoir passer une heure dans les bras d'un kagema en vue. Comme leur nom l'indiquait, le travail de « ceux de l'ombre » commençait en réalité une fois le rideau baissé, dans l'obscurité des chambres où ils devaient user de leurs charmes et de leur corps la nuit durant avec un ou plusieurs amateurs de théâtre. Mais Kairii, le visage figé, s'abstenait de telles œillades. Ignorant le public qui criait et gesticulait, il donnait la réplique de façon nette, froide et sans bavure, répétant une routine qu'il maîtrisait à la perfection. Mon compagnon était sur les planches depuis qu'il savait marcher : qu'importe son humeur ou ses sentiments du moment, il était capable de mener à bien une représentation sans accroc. Même moi qui haïssait cette pièce, les circonstances et ce lieu, je ne pus m'empêcher de l'admirer. Mais contrairement aux autres spectateurs qui l'acclamaient par désir charnel, c'était la force de son esprit, aussi pur et affuté que la lumière sur la glace, dont je célébrais la beauté.

— Ce wakashû-gata, fit la voix coassant d'un vieil aficionado non loin de moi, c'est l'étoile montante de Yushima Tenjin. Il a à peine seize ans, mais déjà la présence d'un acteur vétéran. Quand il est sur scène, tous les autres wakashû ressemblent à des faucons non dressés !

Je lui jetai un regard en biais. Son compagnon hochait la tête, piquant des boulettes de riz glutineux.

— Quelle grâce féline, quelle intensité dans le jeu ! acquiesça-t-il. On dirait que cette attitude stoïque cache un tempérament beaucoup plus sauvage... Si j'avais les moyens et les introductions, je deviendrais son danna. Ça doit être quelque chose au lit !

Le vieux secoua la main en signe de dénégation.

Muri muri. C'est sans nul doute déjà le compagnon d'un seigneur de haut rang, qui est probablement en train de contempler son jeune amant sur scène, bien à l'abri dans une loge. Regarde : il ne jette même pas un œil dans notre direction.

— On dit que c'est un noble de la vieille capitale qui l'a découvert et amené à Edo, remarqua un autre.

Je serrai les dents, avant de reporter mon regard sur la scène.

Un noble de la vieille capitale ! Un criminel sans honneur, plutôt.

Effectivement, c'était vain de tenter d'attirer l'attention de Kairii. Les spectateurs, hommes et femmes, le fixaient avec des yeux de carpes affamées, exprimant des offres silencieuses dans l’espoir d’obtenir le patronage d'une nuit. Mais Kairii ne les regardait pas. Les yeux baissés sur la paire de sabres que Hanbei lui tendait, assis les poings sur les hanches dans un kimono blanc de cérémonie, il semblait véritablement déterminé à commettre un acte irréparable.


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