Rendez-vous avec le destin

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Alors que je pensais que nous allions rentrer en Ise, Kairii quitta Naniwa par le nord, en faisant un détour par Koga. Comme d'habitude, il resta assez cryptique sur notre destination. Je me contentai de le suivre, me demandant dans quelle aventure il allait m'embarquer cette fois.

Avec lui, ma vie était redevenue excitante. J'étais pile à l'âge où les garçons ont besoin de se tester et de découvrir de nouvelles choses : avec Kairii, on peut dire qu'au niveau de l'action et des mystères, j'étais servi. Et puis je n'étais plus seul. Surtout, une sorte de curiosité, de fascination envers ce garçon étrange et charismatique me poussait à le suivre, pour voir ce qu’il allait faire ensuite.

Il me conduisit dans la région d'Izumo, où se trouvait le sanctuaire d'Izumo Taisha. C'était d'ailleurs le but officiel de notre voyage. Mais je me rendis rapidement compte que c'était également la région où se trouvaient cantonnées les troupes des fils Onoda, dont Kairii, par la voix du dieu Yato, avait prophétisé la débâcle.

Ce dernier entra tranquillement dans le camp, annonçant aux gardes qui l'arrêtèrent qu'il voulait voir Onoda Sadashige, pour qui il avait un message important.

— J'ai fait la route directement de Naniwa pour le lui apporter, prétexta-t-il avec cynisme. Laissez-moi le voir.

Comme il produisit le sceau de la famille Onoda – volé à Naniwa - on le laissa s'entretenir avec le seigneur, seul dans sa tente avec un garde. Je restais dehors, gardant les chevaux et observant les environs. Je n'avais strictement aucune idée de ce qu'il avait à raconter à Onoda Sadashige. Tout ce que j'espérais, c'était être reparti avant de voir arriver un cavalier débarquer ventre à terre, en direct de Naniwa. Sadashige et ses hommes ignoraient encore tout du sort funeste qu'avait connu le reste du clan.

Kairii ressortit de la tente à peine quelques minutes après, la peau tâchée de sang et un petit sourire satisfait flottant sur son visage exquis. Ayant pris le dernier héritier des Onoda, un adolescent de quatorze ans, en otage, il trainait derrière lui la tête du dénommé Sadashige, qu'il avait étripé, avec celle de son père, qu'il amena jusqu'au centre du campement.

— Je viens de tuer vos chefs, clama-t-il aux fantassins qui étaient venus se rassembler là. De l'autre côté de la colline, c'est un bataillon de mille hommes qui vous attend. Jurez-leur allégeance, ou mourrez. De toute façon, vous n'auriez pas survécu à l'assaut de la cavalerie des Takeda. Le shogun accorde la vie sauve à Sadamaru, mais il doit être envoyé à Edo séance tenante.

Je n'en revenais pas de son audace. La main serrée sur la bride de nos montures, une autre sur mon sabre, je me tenais prêt à fuir ou à défendre ma vie à tout instant.

Mais les soldats Onoda crurent à la présence d'un bataillon à cheval marchant sur le camp et ils déposèrent les armes sans résistance. En échange, Kairii leur donna les têtes de leurs chefs, leur permettant d'éviter le déshonneur. Puis il quitta les lieux et alla attendre dans un sanctuaire abandonné, sur un col de montagne, le jeune Sadamaru attaché à l'avant de son cheval.

— C'était drôlement risqué, ce que tu as fait là, dis-je à mon ami. Si les hommes des Onoda n'avaient pas cru à ton mensonge, qu'aurais-tu fait ?

Kairii se mit à rire, révélant de belles dents blanches.

— Eh bien, je suppose que j'aurais été obligé de tuer l'otage et de m'enfuir en courant avec les têtes de tout le monde !

Je jetai un regard au jeune Onoda. Ficelé contre celui qui était devenu en l'espace d'un instant son pire ennemi, il affichait une expression effrayante.

— Je te tuerai, hurla-t-il à Kairii aussitôt son bâillon enlevé. Je te jure que je te retrouverai et que je te tuerai !

Plus tard, ayant approfondi mes relations avec Kairii, je compris que cet adolescent l'avait vraiment échappé belle. Dans les années qui suivirent, mon nouvel ami tua systématiquement tous les individus représentant la moindre menace pour lui ou ses plans, et ce quel que soit leur âge, sexe ou statut. Mais cette fois, il avait des directives précises, et il était encore relativement miséricordieux.

— Libre à toi, dit-il au jeune homme, sans sourire. Moi aussi, j'accomplis une vengeance. Tes ancêtres ont anéanti les miens il y a quelques générations... Toi, t'as rien à voir là-dedans, certes. Mais si tu viens me chercher plus tard pour te venger, je n'hésiterais pas une seconde à t'éliminer.

— Moi non plus, cracha le garçon, le visage défiguré par la haine. C'est une promesse que je te fais !

Kairii braqua son regard, redevenu froid, sur lui.

— Bien... Laisse-moi t'en faire une, alors. Je dois te livrer à un émissaire du shogun... C'est pour ça qu'on est là. Dans un mois, tu seras installé à Edo. Je te propose un rendez-vous, le premier janvier de l'année prochaine. On se battra à mort, toi et moi. Enfin, pour dire les choses plus honnêtement : je te tuerai.

— Tu essaieras…, grogna l'adolescent. Où ça ?

— À Edo. Disons, au sanctuaire Tenjin de Yushima. Il y a un grand pin là-bas, attends-moi là à minuit. Viens seul. Si tu impliques d'autres personnes, je ne me montrerais pas.

À ce moment-là, Kairii ne savait pas à quel point ce qu'il disait était prophétique. Mais le garçon accepta, puis il se remit à accabler mon compagnon d'injures. Ce dernier lui cloua le bec en lui remettant son bâillon, avant de le pousser dans le petit sanctuaire, où il l'enferma.

Un émissaire des Takeda ne tarda pas à aller le rejoindre.

— De la part de notre tête pour la vôtre, fit l'homme, qui dissimulait soigneusement son visage, en lui tendant un sac. En même temps, il réceptionna Sadamaru, que Kairii poussa devant lui sans ménagement, le faisant trébucher au passage.

Kairii s'empara du sac et me le donna sans lâcher l'homme des yeux. Il lui fit face en silence, attendant qu'il vide les lieux. L'émissaire fit monter l'héritier sur son cheval, puis, l'ayant rejoint, il fit volte-face.

— À l'an prochain, Sadamaru ! lui cria Kairii, les mains en porte-voix, alors que sa silhouette disparaissait à couvert des bois. Il attendit, un sourire content aux lèvres, pendant quelques minutes. Puis il se tourna vers moi.

— Et voilà, un boulot terminé. Il ne faut jamais partir le premier de ce genre d'entrevues, au fait, m'apprit-il. Il vaut mieux attendre que l'autre parti le fasse, pour ne pas avoir à tourner le dos. Si tu vois ce que je veux dire !

Ce n'est qu'une fois de retour à Ise qu'il me montra le contenu du sac. Nous nous étions arrêtés dans un oratoire sur un bord de route, pour nous abriter de la pluie. Le butin s'élevait à une trentaine de taels d’or, dont il poussa la moitié vers moi.

— Tiens. Voilà ta part. Moi, je dois rentrer remettre l'autre moitié à Kiyomasa.

Il m'avait donné sa part personnelle. Je la repoussai vers lui.

— Tu aurais pu faire ce travail sans moi, lui dis-je. Je ne peux pas prendre cet argent.

— Je t'ai embarqué dans mes histoires, insista-t-il en les repoussant vers moi. Tu as protégé mes arrières et tu m'as aidé pour le kagura. Tu as tué des hommes d'Onoda... J'aurais pu être blessé, sans toi.

Je continuai à refuser obstinément. Kairii n’insista pas et tourna les talons, mais lorsque je changeais mon kimono le soir à l’auberge, je constatai que j’avais de l'or plein les manches.

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