Les Neuf Démons

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En Iga, on nous apprenait à donner des alias à la place de notre véritable nom. Cela se faisait d'autant plus en temps de guerre. Il y avait des noms sensibles, et nous ne pouvions jamais savoir qui se trouvait en face. Lâcher les noms de Otsuki et Kuki dans une même conversation, par exemple, pouvait suffire à déclencher un affrontement, aussi sûrement qu’un silex frotté contre du graphite provoque des étincelles !

Pour cette raison, je ne cherchais plus à savoir le nom de famille de Kairii. Cela me semblait évident qu'il sortait d'un clan important. Du Nord-Est, probablement, vu son accent... Je préférais continuer à ignorer de quel côté il se trouvait pour l'instant.

C'était la première fois que j'allais à Naniwa. J'avais vécu à Edo, bien sûr, mais cette ville-là était très différente.

Kairii, lui, avait voyagé dans tout le Japon. C'était normal pour un saltimbanque. Son père était itinérant, et ne restait jamais au même endroit plus de quelques jours.

— Le plus long que j'ai passé dans un même lieu, c'est parce que j'ai été gravement blessé à la suite d'un accident, m'expliqua Kairii en arrivant à l'auberge.

— C'était quand ? lui demandai-je en repensant à ces nombreuses cicatrices que j’avais vues sur son corps à l’auberge.

— Oh, il y a quelques années. J’étais dans un sale état. Heureusement, Kiyomasa m'a trouvé et m'a ramené à la maison. Mais du coup, on a dû passer l'hiver sur place. Pas de kagura cette année-là.

À chaque fois qu'il me parlait de son père, je devinais la grande complicité qui l'unissait à lui. Cela me rappelait ce que j'avais connu avec le mien.

— C’est là que tu as eu cette cicatrice ? demandai-je en tendant la main pour la toucher.

Kairii intercepta ma main.

— Nan, ça, c’est une blessure de guerre, m’apprit-il, très fier. Je l’ai récoltée pendant un duel très difficile, que j’ai remporté après une nuit entière de combat.

Je le regardai. Je savais qu’il disait vrai. Les combats à mort faisaient partie de mon quotidien, mais je n’avais encore jamais fait l’expérience d’un « duel ». Défier un homme à un contre un pour des histoires de fierté et d’honneur et attendre, à armes égales, que le meilleur gagne me paraissait alors comme l’une des modalités de guerre les plus idiotes et les moins rentables. Moi, on me payait pour tuer des gens, s’il le fallait, et je le faisais en prenant le moins de risques possible. C’était rare que mes adversaires se rendent compte de quelque chose, et même dans les cas inévitables de confrontation, jamais ils ne voyaient mon visage. Mais en regardant Kairii, qui fumait fièrement sur le balcon, une main négligemment posée sur son genou et l’assurance tranquille d’être le roi du monde pour avoir tué un adversaire dans les règles et en porter à la fois la marque et la renommée, je souhaitai soudain avoir eu, moi aussi, cette expérience. Pire que cela, je souhaitai avoir été cet homme tué par Kairii, qui avait réussi à le blesser et à le marquer à vie avant de mourir, pour l’entendre dire à d’autres : « Cette cicatrice, c’est le souvenir que je garde d’un adversaire implacable, que j’ai fini par tuer » comme il le faisait avec moi.

Ce garçon est la personnification de la sauvagerie et de la liberté, réalisai-je en le regardant. Une créature indomptable sur laquelle rien ni personne n’a prise, et dont la peau, comme celle des grands cétacés qui arpentent les sept mers librement, porte les marques de ceux qui ont tenté de s’y accrocher.

— À quoi tu penses ? me lança alors Kairii, en venant s'asseoir sur la rambarde de la pièce qu'on nous avait octroyée pour dormir.

—À rien, mentis-je en tournant la tête.

Je fis mine d’observer les passants dans la rue au-dessous de nous.

De là où nous nous trouvions, le château de Naniwa était visible. C'était là où nous devions nous produire le lendemain.

— T'as l'air bien préoccupé, quand tu penses à rien, insista Kairii en calant sa pipe hollandaise entre ses dents.

Kairii n'avait pas seize ans, et un visage de séraphin, mais il fumait et buvait comme une baleine, et parlait comme un charretier. Lorsque je lui en faisais la remarque, il me répondait invariablement la même chose :

Shikata ne na. J'ai été élevé par un homme seul, qui fume, boit et parle comme un joueur de dés des bas quartiers.

Bien sûr, il parlait de Kiyomasa. Ce dernier était un shugenja que les gens d'Ise appelaient pour les rites les plus importants du sanctuaire, un musicien émérite et un danseur remarquable, mais visiblement, il n’avait rien d’un courtisan maniéré. Cela me le rendait d'ailleurs plus sympathique.

— Qu'est-ce que tu veux, répondis-je à sa remarque sur mon air préoccupé. J'ai le trac. Je n'ai jamais dansé devant des inconnus, moi. Je suis timide. Et puis, je n’aime pas trop me donner en spectacle.

D'un seul coup de silex, Kairii embrasa son tabac.

— Tu t'en sortiras très bien. Je t'ai vu répéter : tu connais tout le répertoire par cœur. C'est à croire que t'as fait ça toute ta vie.

— Mais je n'ai jamais dansé devant des gens, protestai-je.

— Tu oublieras qu'il y a des gens, me rassura-t-il.

Les bras dépassant de la balustrade en bois, il observait la rue en dessous. Soudain, quelque chose attira son attention, et il me tendit sa pipe.

— Je reviens, Tai-chan, fit-il simplement avant de sauter en bas.

Souple comme un chat, il retomba sans bruit sur le sol, à trois mètres au-dessous. Avant que j’aie le temps de dire ouf, il avait disparu dans une petite rue.

Je me mis à fumer moi aussi, désœuvré. Le tabac était fort, mais ce n'était pas désagréable. Me laissant tomber sur le tatami, la tête sur la balustrade, j'observais le ciel, rêvassant.

Kairii revint à la tombée de la nuit. Lorsque je lui demandais où il était passé, il me répondit simplement :

Warukatta na, Tai-chan. Tiens, je t'ai ramené des taiyaki pour me faire pardonner.

Pour un garçon aussi mince, Kairii mangeait énormément. Mais il se dépensait beaucoup. On dit que les félins, par exemple, ont une façon de bouger qui mobilise toute leur énergie, et que c'est pour ça qu'ils dorment et mangent autant. C'était sans doute la même chose pour Kairii.

Je pris les taiyaki qu'il me donnait, en grignotant un, sans réelle conviction. Mais il avait un goût différent que dans ma région, et cela me donna envie d'en manger d'autres. Je les finissais tous, de telle sorte que je n'avais déjà plus faim lorsqu'on nous apporta le repas.

— Dommage, Tai-chan, fit Kairii en attrapant les légumes marinés que j'avais laissés de côté avec ses baguettes. Tu rates vraiment quelque chose.

Je lui donnai plus de la moitié de mon repas. Il le mangea sans en laisser une miette, avant de se remettre à fumer.

— Tu seras une véritable charge pour ta femme, observai-je en le regardant.

— Je ne me marierai pas, déclara-t-il en recrachant sa fumée.

Je le regardais.

— Pourquoi ? Il faudra bien que tu fondes une famille. Sinon, le nom de ton père disparaitra.

— C'est pas très grave, ça, répondit-il à ma grande stupéfaction. Il y a des choses plus importantes.

C'était bien la première fois que j'entendais quelqu'un dire une telle chose.

— Kiyomasa ne m’a pas élevé pour que je continue sa lignée, m'expliqua alors Kairii en se retournant sur le ventre pour m'avoir en face. Je suis là pour une raison bien précise. En fait, il m'a chargé d'une mission.

— Laquelle ?

— Venger notre clan, fit-il en recrachant sa fumée. Comme Li Shengshun dans Suikoden. C'est pour ça que je ne vais pas me marier, et c'est pour ça que je mène cette vie en dehors de tout statut officiel. De toute façon, je ne vais pas rester longtemps dans ce monde. Je repartirai aussitôt ma mission terminée.

Je fixai Kairii, médusé. Qu'est-ce qu'il me racontait là ?

— Tu es sérieux ?

Il haussa un sourcil.

— Tu m'as déjà vu raconter des mensonges ?

Je hochai la tête.

— Oui, aux gardes de la barrière ce matin.

— Ça, c'était stratégique ! se dédouana-t-il. À toi, je ne mens jamais, Tai-chan.

Je restai silencieux un moment, méditant sur ce qu'il venait de dire.

— Kairii, finis-je par dire. J'ignore la raison pour laquelle ton père veut se venger, de qui ou quoi, et cela ne me concerne pas. Mais permets-moi de te dire que tu n'as pas à sacrifier ta vie pour ça... S'il veut se venger, ton père n'a qu'à le faire lui-même !

— Il est trop vieux, répliqua-t-il. Il n'a plus la force qu'il avait autrefois. Et cette fois, l’ennemi est trop puissant.

Je haussai un sourcil, interloqué. Okumiya Kiyomasa était certes un homme mûr, mais il était suffisamment en forme pour danser furieusement toute une nuit durant.

— De qui parles-tu, Kairii ? demandai-je alors. Ton père n'est pas un tayû d'Ise, spécialiste du yudate kagura et de la possession oraculaire ?

— Si... Mais avant, c'était un guerrier. Il a renoncé à son statut pour devenir tayû. Tu le sais déjà : c'est pour ça que je porte le double-sabre. C'est normal pour les danseurs de kagura d'avoir un sabre... Mais pour porter le wakizashi, il faut être noble. Enfin, avant l'interdiction de Ieyasu, tous les maîtres des rituels de la région portaient le double-sabre... Il y a très longtemps, les shugenja ont été appointés par l'empereur pour défendre la nation, tu sais.

Mon père, qui descendait d'une lignée de shugenja lui aussi, me disait la même chose. J'avais souvent utilisé cette justification pour passer les contrôles des autorités en étant armé... Un peu comme Kairii qui déguisait sa réelle activité sous le label de danseur de sanctuaire. Finalement, lui et moi, avions plus de points communs que je ne le pensais.

Je le regardai dans les yeux.

— Dis-moi le véritable nom de ton père, Kai.

Kairii soutint mon regard, y plantant le sien, minéral.

— Kuki Kiyomasa, déclara-t-il. Mais peut être que tu le connais sous le nom d'Onimasa.

Onimasa. Masa-le-démon... Bien sûr que j'avais entendu parler de lui. Mais ce qui me turlupinait présentement, c'était le nom de famille que Kairii venait de me jeter au visage.

— Kuki ? Tu es donc le descendant de ce clan qu’on dit disparu ?

Kairii éclata de rire.

— Ne dis jamais ça devant lui… Disparu ! Il tuerait pour moins. Sans les machinations des Otsuki, notre nom resplendirait au grand jour.

Il recracha sa fumée et me regarda à nouveau.

— Mais oui, je suis un Kuki. Le dernier de la lignée, à ce qu'il paraît.

— Il y a encore des Kuki à Ise, objectai-je sourdement. Une bonne cinquantaine.

Kairii fronça les sourcils.

— Ce ne sont pas des Kuki, dit-il d'une voix dure, ce sont des imposteurs. Ils n'ont de Kuki que le nom, pas le sang... Les seuls Kuki qu'il reste, c'est Kiyomasa et moi. C'est tout.

— Je t'assure, insistai-je, même s’ils ont été obligés de prendre le nom de Naguki, c'est bien le clan Kuki. Leurs armoiries représentent sept éléments, est-ce la même chose pour ta famille ?

Kairii me fixa.

— C’est neuf éléments, à la base. Et puis ça ne prouve rien. Pour être un Kuki, il faut être du sang des Kuki, et manifester dans sa lignée le don-de-la-déesse.

Le don de la déesse. Je me rappelai alors de ce qu'on m'avait raconté là-bas.

Je me tus un moment, le regardant prendre la théière sur le réchaud en pierre. Il me servit une tasse, puis emplit la sienne.

— Tu possèdes ce don, toi ? lui demandai-je alors.

— Oui, fit-il en relevant les yeux vers moi.

Cela sonnait presque comme une menace.

— Qu'est-ce que c'est que ce don, exactement ? lui demandai-je encore.

Kairii me sourit.

— Tu le sauras bien assez tôt.

Je laissais un silence passer avant de me remettre à parler. Un silence rythmé par les expirations enfumées de Kairii, qui s’était remis à fumer.

— Comment m'as-tu trouvé, ce jour-là ? lui demandai-je alors. Le jour de la mort de Ran.

— J'étais sur la route d'Ise. Une nuit, j'ai vu une lueur au loin, de l'abri où je me trouvais. Je suis monté sur un arbre pour voir, et je t'ai aperçu en train de te battre avec tous ces hommes... J'ai vu que tu faisais montre de genriki, et ça a éveillé ma curiosité. J'ai tout de suite vu que tu avais le même sang que moi. Je voulais savoir quelle histoire tu allais me servir... Et, selon le fait qu'elle me plaise ou non, te tuer ou te laisser vivre, me répondit-il sans vergogne.

— Le genriki ? fis-je en plissant les yeux. Je me bats avec une paire de sabres et des armes de jet, pas en gesticulant et en menaçant mon adversaire de le changer en pierre… !

— Eh bien tu devrais, répliqua Kairii avec un rire franc, parce qu’à mon avis, tu pourrais vraiment y arriver ! Toute plaisanterie mise à part, je t’ai vu pratiquer l’hypnose et le genjutsu sur ces hommes, Taito. Et moi, ce genre de choses, j’appelle ça du genriki.

— Je me contente d’appliquer les préceptes de l’Art de la Guerre et des trente-six stratégies, me défendis-je. Je peux t’assurer que je n’ai jamais gagné quelque prétendu pouvoir en allant me geler les os sous une cascade, en jeûnant toute une semaine ou en me brûlant la plante des pieds !

— Bah tu dois avoir un don naturel pour ça, alors, statua Kairii en croisant les bras. Tu m’as dit toi-même que ton aïeul était un shugenja : il a dû faire suffisamment d’ascèse dans sa vie pour que les mérites en rejaillissent sur ses descendants.

Je gardais le silence. Je ne savais rien sur cet ancêtre shugenja et pour l’instant, je préférais que cela reste ainsi.

— Donc, tu n'es pas venu pour nous donner un coup de main, à moi et à Ran, observai-je.

— Si. Mais je voulais voir d'abord. Lorsque j'ai vu que vous étiez deux contre vingt, avec une fille sans arme, et qu'en plus, les motifs de ces hommes étaient irrecevables, alors j'ai décidé de me battre à vos côtés.

— Une belle façon de dire que tu as réussi là où j'ai échoué et que tu as affronté ces hommes tout seul pour me sauver la vie, murmurai-je avec amertume.

J'avais perdu connaissance tout de suite. Lorsque je m'étais réveillé, Kairii m'avait allongé contre un arbre et il avait même soigné mes blessures. Surtout, il avait passé au fil de l'épée tous les bandits jusqu'au dernier.

Je n'avais jamais vu Kairii combattre, en fait, ni même tirer les lapins qu'il avait ramenés cette fois-là. Pourtant, je savais qu'il était très expérimenté. Je le voyais à sa façon de bouger et d'agir dans la vie de tous les jours. Il ne laissait jamais la main, comme on dit au go.

« L’école des neuf démons ». Personne ne savait exactement en quoi ça consistait, mais on savait tous que c'était létal.

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