La méprise

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Je m'éveillai le lendemain dans une pièce glacée. Ma tentative pour sortir un pied hors du futon se solda par un échec, et je rabattis bien vite la couverture, attrapant le corps de Kairii encore endormi pour le coller contre moi. Je le lâchai aussitôt que j’eus réalisé ce que j’avais fait, et restai un moment, interdit, à le regarder dormir, avant de me rappeler que c'était le jour où Brume-du-Douzième-Signe montait sur scène.

— Kairii ! le pressai-je. Réveille-toi. Le kagura reprend bientôt.

Il ouvrit un œil, avant de s'enfoncer à nouveau sous les draps.

— J'ai décidé de ne pas y aller aujourd'hui.

— Moi, j'y vais, fis-je en sautant hors du lit, à la fois déterminé et déçu de rater une occasion qu’il me présente à sa sœur.

Les tatamis étaient glacés. Kairii me regarda souffler sur mes mains et enfiler mes vêtements en quatrième vitesse avec un vague air amusé.

— Tu me diras comment ça s'est passé ! me demanda-t-il en s'étirant.

J’acquiesçai d’un signe de tête bourru. Pourquoi cet idiot refusait-il de venir avec moi ?

Ayant fini de me préparer, je me tournai vers lui.

— Kairii, lançai-je d’une voix qui se voulait assurée. Je voudrais que tu me présentes à ta sœur O-Kirii une fois que le spectacle sera terminé. Je t’en serais vraiment reconnaissant.

Kairii me regarda en silence pendant un moment. Seuls son nez et ses yeux de chat dépassaient de la couette, et il avait l’air assez désolé.

— On verra, finit-il par lâcher du bout des lèvres.

Dissimulant la joie qui m’envahissait, je le saluai rapidement et bondis dehors, rabattant mon écharpe sur mon nez.

Je courus comme un dératé jusqu’au sanctuaire, espérant trouver une bonne place. Mais la foule, compacte, avait déjà tout investi. Je décidai de faire comme Kairii : après tout, je portais moi-même un sabre.

— Pousse-toi, ordonnai-je à un homme dont je convoitais la place.

Ce dernier me jeta un regard vipérin.

— Dis donc gamin, fais comme tout le monde !

Visiblement, plus que le sabre, c'était le ton qui faisait la différence. Mon père m'ayant élevé dans les préceptes confucianistes les plus stricts, à savoir l'humilité, la droiture et la discrétion, j'étais tout bonnement incapable de menacer comme Kairii le faisait. Je soupirai et abandonnai l'affaire : au fond, je n'étais pas prêt à me battre pour un bout de banc. Je me retrouvais debout sur le côté. Heureusement, ma grande taille me permettait de bien voir la scène.

Toute la souffrance de rester debout dans le froid pendant des heures s'évapora lorsque O-Kirii apparut sous les traits de Shengshun sur les planches. C'était le moment que j'avais tant attendu, des mois durant. Fasciné, je m'abreuvais de ses gestes élégants, de son regard clair et résolu, ses grands yeux de chat, sa peau immaculée et ses épais cheveux d'un noir de jais que le vent soulevait à chacun de ses mouvements. Hypnotisé, je gardais les yeux fixés sur sa bouche rouge à la courbe exquise et au petit sourire en biais, quasi imperceptible, comme celui sur les masques de théâtre. La soie de son col et la fourrure de martre qui venait frotter contre sa peau, la rondeur de ses joues blanches, son beau nez droit, ses petites oreilles et ses yeux bien fendus, tout cela formait un véritable poème pour moi. Cette actrice, en plus de sa voix extraordinaire, avait un véritable talent à l'épée. Elle se livrait également sur scène à bon nombre d'impressionnantes acrobaties et avait une souplesse et une agilité surprenantes. Si ce Jiang était véritablement son père et qu'il l'entrainait, alors cela n'avait rien d'étonnant.

Je vécus quelques heures de pur rêve. Puis ce fut la mort de Li Shengshun, après une bataille épique dans la neige, et Brume-du-Douzième-Signe, après une mort héroïque, disparut à nouveau de la scène. Le seul fait d’être conscient que c'était la dernière fois que je la voyais cette année renforçait pour moi le caractère tragique de cette scène.

J'avais les larmes aux yeux. Pourquoi Li Shengshun devait-il mourir si jeune ? Pourquoi le sort s’acharnait-il, dans Suikoden, sur ce personnage si beau et sa bande d’amis si merveilleux ? J'étais en pleine catharsis lorsque Kairii choisit de faire son apparition, enveloppé dans une veste de soie noire, le visage caché par un large chapeau de paille recouvert de gaze qui ne laissait voir que son menton pâle.

— Pousse-toi, l'entendis-je dire à l'homme qui avait refusé de me céder la place plus tôt dans la soirée.

J'ignorais si c'était son apparence fantomatique, le ton de sa voix ou le double sabre dont on devinait la forme sous le manteau qui faisait cet effet, mais en tout cas, cette fois, l'homme obéit. Kairii me tira par la manche et me fit asseoir. Mais je n'avais plus le goût de regarder la fin de la pièce. Je baissai la tête et émis un soupir douloureux.

— Qu'est-ce qui se passe ? me demanda-t-il.

— Cette scène me fait toujours cet effet, lui avouai-je avec un petit sourire contrit. Je crois que je suis amoureux de ta sœur… Tu peux me la présenter, ce soir ?

Je ne pouvais pas voir ses yeux, cachés sous le chapeau de paille, mais je sentis que j’avais toute son attention.

— Ça, ça va être compliqué, annonça-t-il laborieusement.

— Tu peux bien faire cet effort, insistai-je. Je ne dois pas être le premier admirateur à vouloir présenter ses hommages à cette magnifique actrice qu’est ta sœur !

Comme il gardait obstinément le silence, je me permis d’insister à nouveau.

— Je sais que je te suis déjà redevable. Mais j’aimerais bien rencontrer O-Kirii. Juste une fois. Cela fait déjà trois saisons que je la suis, tu sais. J’ai acheté tous les volumes de Suikoden et je me suis même fait tatouer à cause d’elle !

— D'accord, finit-il par obtempérer. Rendez-vous à ton auberge à la tombée de la nuit.

Sans écouter mes remerciements, il se leva et disparut dans la foule. Il était à peine parti que l'homme revint réclamer sa place : de guerre lasse, je la lui rendis. Après avoir regardé quelques petites saynètes jouées par d’autres troupes, je pris le chemin de l'auberge. À l’entrée, je croisai la propriétaire.

— Le jeune homme que vous avez ramené hier a demandé à ce que je prépare le bain, m’annonça-t-elle. Je vous appelle quand c'est prêt.

Kairii n'avait pas perdu son temps. Avec son sans-gêne habituel, il avait demandé à la femme de préparer le bain, comme s'il était client ici.

Enfin, pensai-je en montant les escaliers, ça ne me fera pas de mal de me débarbouiller avant l’arrivée de sa sœur.

Je poussai la cloison coulissante, avant de la refermer aussitôt. Dans la pièce, assise sur un futon déplié, Brume-du-Douzième-Signe était en train de se démaquiller, une longue pipe de tabac hollandais à la bouche. Kairii l’avait déjà ramenée, et laissée seule pendant qu’il prenait son bain. Pire, il avait fait installer un matelas dans la chambre ! À quoi pensait-il ?

Je savais que les miko vendaient leurs charmes. C'était un secret de polichinelle. Kairii avait-il pensé que je désirais faire une telle chose avec sa sœur, et que c’était la raison pour laquelle je voulais tant la rencontrer ? J'étais révolté qu'il puisse avoir de telles pensées. Ignorant les battements affolés de mon cœur, je poussai la cloison et entrai dans la pièce, bien décidé à dissiper ce malentendu.

— Dame O-Kirii, annonçai-je avec un salut raide. J’ignore ce que vous a raconté votre frère, mais je souhaitais juste vous rencontrer afin de faire votre connaissance et avoir l’honneur de discuter de cette œuvre magnifique qu’est Suikoden en votre compagnie. Mes intentions envers vous ne sont rien de moins qu’honorables.

Brume-du-Douzième-Signe releva les yeux sur moi. À travers le miroir rond qui était posé devant elle, je la vis sourire, dévoilant d'adorables petites canines pointues. Elle avait un sourire terriblement sensuel, presque malicieux. Puis, au terme de cet échange fugitif, elle baissa ses longs cils noirs et épais, continuant à se démaquiller comme si je n'étais pas là. J’étais stupéfait. Contrairement à ce que je m'imaginais des représentantes du sexe faible, Brume-du-Douzième-Signe n'avait rien de timide ou de farouche. Et pour une fille, elle était étonnamment grande et athlétique : cela se voyait même lorsqu’elle était assise. Ses gestes étaient virils, rapides et assurés... Pendant un court moment, j’entretenais l’illusion – bizarrement excitante – qu’elle était encore pleinement dans son rôle de jeune guerrier.

Chikusho, l'entendis-je proférer d'une voix rauque en se débarbouillant. C'est la dernière année que je fais ça... L'an prochain, je ne remonte plus sur scène !

Cette voix basse, rauque et chaude, c'était la même que Kairii. Médusé, je l'observais attraper la pipe dans la boite à fumer et en coincer à nouveau l'embout entre ses dents blanches.

— T'attends quoi, Tai-chan ? fit Brume-du-Douzième-Signe en penchant la tête en arrière pour me regarder. Entre ou sors, mais ne reste pas planté là en gardant la porte ouverte. Tout le froid entre dans la pièce.

Je la refermai doucement.

— Kairii, constatai-je, hébété.

Il me jeta un coup d'œil dans le miroir. Sa peau était aussi pâle sans la poudre, mais peut être plus mate. Maintenant qu'il avait enlevé le rouge, je pouvais voir très nettement la cicatrice qui lui barrait le coin de la bouche. Je me rendis compte également que les mignonnes oreilles, la nuque élancée, le sourire malicieux et les yeux félins qui me plaisaient tant chez la danseuse étaient en réalité ceux de Kairii. Un habile tour de passe-passe opéré par mon cerveau qui avait transformé ce dernier en fille, pour me faire accepter le fait que j'étais ému par la beauté d’un garçon de mon âge.

— C'est donc toi, la miko O-Kirii, réalisai-je avec une pointe de déception.

Il me jeta un nouveau regard de côté.

Chigo, corrigea-t-il, pas miko. Comme tu ne l’avais pas remarqué, je suis un garçon. Et mon prénom se prononce Kairii, pas Kirii, même si ça s’écrit bien Brume-du-Douzième-Signe.

Dépité, je me laissais tomber sur la paille tressée du sol, les jambes croisées.

— Je suis vraiment désolé, articulai-je péniblement. J’ai été très impoli. Et vraiment idiot, par-dessus le marché !

J'avais cru à tort que Brume-du-Douzième-Signe était une fille. Mais en fait, c'était juste un adolescent très androgyne, à la beauté troublante. Kairii.

Ce dernier me jeta un regard rapide.

— C’est pas grave. T’es pas le premier à faire cette erreur.

— Ça doit beaucoup t’agacer, remarquai-je d’une voix blanche.

— Oui. Personne ici ne prononce mon prénom correctement, fit-il de façon sibylline, en refermant sa boîte à poudre d’un coup sec.

— Comment tu fais pour chanter comme ça ? bafouillai-je, me rappelant la hauteur des notes que Li Shengshun était capable de sortir sur scène.

Kairii me regarda.

— L'entraînement, lâcha-t-il d'un ton blasé. Le chant de transe des moines, tu connais ? Mais je pourrais aussi te dire que c'est une capacité que j'ai naturellement et que je pourrais tuer avec ma voix, si je voulais t'impressionner.

Après avoir proféré ces paroles énigmatiques, il se mit à rire, et me jeta un coup d’œil amusé :

— En fait, c’est Okuni la troisième qui chante, pas moi. Elle se tient dans les coulisses pendant mes scènes, et récite mon texte alors que je mime les paroles, avoua-t-il en se frottant les joues, faisant disparaître le reste de poudre sur son visage.

Il jeta sur le côté le bout de tissu avec lequel il s'était débarbouillé puis ajouta :

— Je ne fais même pas de rôles féminins. Je me demande comment t'as fait pour me prendre pour une fille ! T’as pas dû en fréquenter beaucoup, ou alors, tu es particulièrement peu observateur.

C'était vrai. J'avais été stupide.

— Excuse-moi encore. Je t’ai manqué de respect.

Il me regarda, un peu surpris.

— Mais non. C’est toujours flatteur, ça prouve que je joue bien... Enfin. Mais je suis un garçon. Pas une fille. Et l'an prochain, je serai trop vieux pour être chigo.

— Kiyomasa danse encore le kagura, lui, objectai-je. Pourtant, il n'est pas de première jeunesse. Ce serait vraiment dommage que tu arrêtes !

L'idée de ne plus voir Kairii sur scène m'attristait étrangement. Pendant tout le temps où il avait joué le rôle du jeune Shengshun, j'avais eu l'impression d'être seul avec lui dans l'immense taïga enneigée du nord de la Chine. Il n'avait cessé de me fixer, avec ce sourire ambigu... Je comprenais pourquoi, à présent. Kairii, lui, m'avait parfaitement reconnu.

— Ouais, continua-t-il sans se soucier de ma soudaine morosité. Quand je serais un vieux bougre comme lui, je pourrais sans doute jouer des rôles de général, moi aussi... Mais c'est pas pour tout de suite. De toute façon, j'ai d'autres projets. Le théâtre, c'est juste alimentaire. Je ne veux pas devenir tayû.

Je frissonnai. Tayû. Autrement dit, courtisan professionnel. Même si les danseurs et musiciens de kagura étaient considérés comme les réceptacles des dieux, ils n’en étaient pas moins pour la plupart obligés de recourir à la prostitution pour vivre en dehors de la saison rituelle. Même les hommes, lorsqu'ils étaient jeunes et beaux.

— Le bain est prêt ! nous appela la tenancière d’en bas.

Kairii se tourna, toujours assis, recrachant sa fumée d'un côté de sa bouche et frappant la pipe contre le foyer qui trônait au milieu de la pièce pour la vider. Le métal résonna sur la pierre, et le tabac consumé tomba dans le petit fourneau. Je croisais son regard, froid et vif comme une lame : non vraiment, j’avais été idiot de confondre Kairii avec une jeune fille !

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