La vengeance des Neuf Démons

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Kairii rentra en fin de journée, annoncé par la neige. Le patron se précipita sur lui, alors que la patronne se saisissait elle-même du manteau mouillé de flocons qu'il portait.

— Où étais-tu, encore ? hurla le patron. On t'a cherché partout !

Kairii releva un regard clair et franc sur l'homme.

— J'étais parti faire changer les cordes de mon shamisen, pensant que vous me demanderiez de jouer ce soir, pour la réception organisée en l'honneur du nouveau tayû et de son danna... Mais le maître luthier était absent. J'ai dû l'attendre jusqu'à ce matin... Heureusement, il est rentré à temps. Je pourrai jouer ce soir.

Il marqua une pause, levant un sourcil :

— Vous voulez que je joue, n'est-ce pas ?

Le patron était rassuré. Yukigiku acceptait la situation, finalement... Tout se déroulait bien !

— Oui, bien sûr, fit-il en hochant vivement la tête. Ta présence est requise : tu es notre meilleur musicien. Allez, ne reste pas là, tu vas attraper froid. Rentre à l'intérieur te réchauffer. Les bains sont prêts. Tu as le temps de te préparer, ton chignon n'est pas défait... Ah, et... Tu dois me rendre tes kimono d'apparat. Tu n'es plus tayû... Je t'en ferai amener de nouveaux.

Le patron avait l'air presque embarrassé d'annoncer la nouvelle à Kairii. Mais ce dernier acquiesça sans changer d'expression. On aurait dit que son changement de statut ne lui faisait ni chaud ni froid.

— On va te conduire à ta chambre, statua le patron en hélant un commis.

Kairii revint dans la pièce de réception principale vêtu de son simple kimono noir, celui qu'il portait au début, sa coiffure dépouillée de tous les attributs des tayû. Il s'assit tranquillement dans un coin de la pièce, laissant l'alcôve d'honneur à Aomine, son shamisen sur les genoux.

Et il attendit.

L'effervescence des préparatifs pour l'arrivée d'un hôte aussi important que le patron d'Aomine était retombée. Les kagema et le personnel du Kikuya, fatigués par la tension nerveuse et l'excitation, commençaient à se relâcher. On avait faim et soif, on alla picorer en cuisine. Alors que la soirée avançait, certains dodelinaient de la tête. On avait retenu tout le personnel pour recevoir l'amant du nouveau tayû, et aucun kagema ne se montrait dans la « cage » : les plaquettes portant leurs noms étaient toutes retournées. Finalement, comprenant que l'invité ne se montrerait pas avant une heure très avancée, le patron ordonna qu'on les renvoya au travail. Inutile de perdre de l'argent bêtement.

Kairii y fut envoyé aussi. Le patron aurait pu s'étonner de la docilité avec laquelle il exécuta ses ordres, mais il était trop nerveux pour remarquer l'attitude nouvellement complaisante de l'ancien tayû.

Les flâneurs du quartier réservé ne tardèrent pas à remarquer la présence de l'acteur phare du Kikuya dans la cage.

— Ça alors ! s'écria quelqu'un. C'est Yukidayû !

— Vous voulez dire Yukigiku ? L'acteur fétiche de Chikamatsu ?

— Regardez ! Il est habillé comme dans La Passe du Grand Bouddha.

Bientôt, un attroupement se forma devant la vitrine, qui ne cessait de grossir à mesure que la nouvelle se répandait.

— Yukigiku-sama ! Vous ne préparez pas votre rôle aujourd'hui ? lui demanda un aficionado du kabuki de Chikamatsu, qui se savait trop pauvre pour passer la nuit avec son acteur favori.

— Eh non, répondit Kairii, un sourire charmeur sur ses lèvres pleines. C'est fini. Je ne suis plus acteur : on m'a relégué au rang de kagema de seconde zone. Si vous avez trois sous à dépenser... Je serais ravi de discuter théâtre autour d'une bonne coupe de saké, ce soir.

Kairii s'était levé, offrant la vue de sa silhouette élancée à la foule et devisant aimablement avec ceux qui lui adressaient la parole. Les questions fusaient, les gens s'indignaient : Comment, Yukigiku n'était plus acteur ? Et on le vendait aux bourgeois comme un vulgaire poisson au marché ?

— C'est comme ça, fit Kairii avec un soupir mélodramatique. Tout n'est qu'impermanence : c'est ainsi, dans ce monde d'illusion.

La foule acquiesça d'un seul souffle. Déjà, des femmes pleuraient, reniflant bruyamment dans les mouchoirs.

— On ne vous verra donc plus au théâtre ! sanglotaient-elles en trempant leurs manches de larmes.

— Non. Je n'aurais plus le droit de prendre des femmes non plus, répondit Kairii en croisant les bras. Désolé. Seuls les tayû peuvent choisir leurs clients.

— C'est révoltant ! s'écria un homme qui, lui non plus, n'avait les moyens de passer la nuit avec kagema. Yukigiku-sama est le meilleur acteur de yarô de toute cette foutue ville : je frissonnais réellement de peur lorsqu'il apparaissait sur scène dans La Passe du Grand Bouddha, et cela me rafraîchissait l'été lorsqu'il jouait Hitokiri à la fête des morts ! Comment osent-ils nous en priver ?

— Vous me verrez tous les soirs ici, dans la cage, sourit Kairii, accroupi près de la clairevoie, laissant une fidèle lui lisser amoureusement la manche.

— Dans cinq mois, tu seras usé jusqu'à la corde ! lui hurla un autre. Avec trois ou quatre clients par nuit, tu ne feras pas long feu, Yukigiku !

Kairii lui jeta un regard froid, mais il n'ajouta rien. L'homme avait raison, et la foule le savait.

— Et dire que je ne pourrais même pas t'acheter, ne fusse que la durée d'un bâton d'encens de mauvaise qualité ! renchérit l'homme. À combien sont tes passes, maintenant ?

— Demandez à l'intérieur, répondit Kairii, le visage soudain fermé. Se levant dans un bruissement de soie, il tira d'un coup sec sur sa manche, l'arrachant aux mains désespérées de la femme en larmes qui la tenait.

— Voilà, vous l'avez vexé, chuchota un homme à celui qui s'était montré familier. C'est malin ! Il s'en va, maintenant.

— Pour une fois qu'on l'avait pour nous, à se laisser regarder et à répondre à nos questions !

— J'ai pu lui toucher la manche !

Les badauds savaient que le portier du Kikuya ne leur ouvrirait pas. Il fallait être introduit – ou avoir l'air riche - pour se payer un kagema chez eux ! Et Yukigiku était retourné à l'intérieur. Quelle perte, quelle bêtise !

Sans Yukigiku pour en détourner l'attention, l'attroupement était en train de dégénérer en pugilat général. Les patrons étaient trop occupés à attendre leur invité pour s'en inquiéter. Kairii put fumer tranquillement dans l'entrée, un catalogue de geisha sur les genoux. Il l'avait trouvé, traînant là. Il se sentait particulièrement stimulé, ce soir, et aurait bien passé le reste de sa nuit dans les bras d'une maiko. Demain, se résolut-il en refermant le catalogue.

Soudain, le brouhaha qui grondait aux portes du Kikuya suite au départ de Yukigiku fut percé par un cri. Quelques exclamations, un bruit de pas et de lanternes qui s'agitent. Puis ce fut le silence.

— Quelle nuit ! grogna le patron. Qu'est-ce qui se passe, encore ?

Ignorant Kairii qui n'avait pas bougé de sa posture en chien de fusil sur le parquet de l'entrée, il décrocha une lanterne et sortit. Il en revint tout rougi et essoufflé.

— Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Kairii en relevant les yeux sur lui.

— Ça alors... On vient de me dire qu'on a retrouvé des restes humains dans l'enceinte du Kôfuku-ji ! Il y a du sang partout. Un vrai massacre ! Tes admirateurs sont allés voir. Ils aiment le sang, ça oui !

Un lent sourire se dessina sur les lèvres de Kairii. Il se leva et retourna dans sa chambre.

La nuit fut courte et bruyante, mais Kairii ne s'en inquiéta pas. Il dormit bien tranquillement, au chaud dans son futon, trouvant la pénombre et l’exiguïté de sa nouvelle chambre tout à fait à son goût. Au petit matin, il se rendit dans la salle à manger en réprimant un bâillement, son kimono de nuit rembourré sur les épaules.

— Quelle tenue, voyons ! lui fit remarquer le costumier.

— On s'en fout, je suis plus tayû, fit Kairii en s'asseyant dans un coin. Il suffit que je tende le cul pour trois sous la nuit, et ça fera l'affaire... Les clients de seconde zone se foutent des fripes du môme qu'ils baisent, du moment qu'il a une mèche de devant, une paire de boules imberbes et un trou de balle pratiquable.

Les exclamations choquées de certains couvrirent les rires étouffés des autres.

Naogiku, son ex-amant, le regarda.

— Alors c'est bien vrai ? demanda-t-il, son ton grave et posé tranchant avec celui des autres. Tu n'es plus tayû ?

— Mais oui, c'est vrai, confirma Kairii.

Naogiku se contenta d'un claquement sec de la langue, jetant un regard rapide à la place d'honneur vide, désormais réservée au seul Aomine.

Cependant, celui-ci ne se montrait pas. Kairii mangea son petit-déjeuner avec les autres, devisant tranquillement. Naogiku et lui étaient redevenus comme larrons en foire : on aurait cru que le jeune homme n'attendait que sa destitution pour se rapprocher de son ancien amant.

— Tu as quelque chose sur la joue, là, fit-il en tendant la main vers la frange de Kairii pour dégager son visage. On dirait une coupure... Attends, je vais te soigner ça.

— C'est rien, répondit Kairii en reculant sa tête. Une corde m'a sauté à la figure quand j'ai démonté mon shamisen, hier... Pas besoin de soins.

L'autre garçon leva un sourcil.

— Tu t'es fait une telle coupure avec une corde de shamisen ?

— Une feuille de papier de riz peut te fendre un oeil, si elle est passée à la bonne vitesse et au bon angle sur ta paupière, répliqua Kairii en lui jetant un regard rapide.

Naogiku acquiesça.

— Bon... fit Kairii en s'étirant. Je crois que je vais aller me remettre au lit en attendant ce soir...

Naogiku lui jeta un nouveau regard de côté.

— Tu ne vas pas au théâtre ?

Kairii secoua la tête.

— Plus la peine. Je suis plus acteur, maintenant. Juste putain !

L'autre garçon voulut dire quelque chose, mais il fut interrompu par des éclats de voix. On s'agitait dans les couloirs.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il en alpaguant un garçon qui passait par là.

— C'est Aomine. Son amant a été tué... C'est à lui qu'appartenait le sang trouvé au Kôfuku-ji hier. On vient de retrouver sa tête plantée sur son propre yari, devant le château d'Edo... Il a été décapité net. Une vendetta... Parait-il qu'il avait rendez-vous pour un duel au sabre avec un autre samurai hier soir : il l'aurait dit à Aomine.

— Quoi ? Qui ça ?

— Naguki Kairii... Le dernier descendant d'un clan qui fut exterminé il y a quelques siècles. Les Onoda, clan dont descendait Sadamaru, aurait fait partie de la coalition qui perdit les Naguki... J'en sais pas plus, mais en tout cas c'est ce que dit Aomine.

— Comment va t-il ?

— Il fait déjà les préparatifs pour se suicider, répondit l'autre garçon.

Kairii se leva. Jusqu'ici, il avait écouté l'histoire en silence, derrière Naogiku qui posait les questions pour les deux. Les deux garçons le regardèrent monter l'escalier, son kimono noir bientôt invisible dans l'ombre.

— Qu'est-ce que tu veux ? lui lança Aomine en voyant arriver l'ancien tayû dans sa chambre.

Kairii entra sans répondre, refermant silencieusement la porte derrière lui. Puis il s'adossa contre le mur, ses mains cachées dans ses longues manches.

— Il paraît que tu veux mettre fin à tes jours. Comment tu comptes t'y prendre ?

Aomine lui jeta un regard noir. Mais un sourire mauvais apparut sur ses lèvres.

— Ah oui, on m'avait bien dit que tu aidais tes concurrents à se suicider... Ça t'arranges bien, tout ce qui se passe, pas vrai ?

Kairii croisa les bras.

— C'est pas ce que tu crois, répondit-il dans un murmure.

— C'est quoi, alors ? Qu'est-ce que tu veux ?

— Accompagne-moi à l'étang Shinobazu, et je te le dirais.

— Pour que tu me jette dans l'eau ? s'écria Aomine, les yeux rougis par la colère. De toute façon, je n'ai pas peur de toi ! Tu n'es plus rien. Et j'ai appris de Sadamaru-sama les arts de la main ! Je saurais me défendre contre toi.

Kairii releva un œil acéré sur son interlocuteur.

— Tu ne veux pas te venger ?

— Bien sûr que si ! Mais je ne peux pas quitter cette okiya. Et j'ignore où se trouve ce Naguki Kairii, ce fils de Neuf Démons !

— Moi, je sais où il est, répondit alors Kairii de façon sibylline. Et je peux te le faire voir... Dès ce soir.

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