Les voies du karma

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Kairii continuait de faire des plans pour trouver un moyen de délivrer Tai, où qu’il puisse être, le retrouver et échapper à l'esclavage, mais il commençait à trouver son sort plus supportable. Il avait mis tout le quartier au pas. Les clients le craignaient – à l'exception de ce rônin stupide, évidemment, mais Kairii doutait qu'il revint un jour – et les patrons lui mangeaient dans la main. Il avait soumis tout le monde à son pouvoir, et pensait même, sentant ce dernier grandir de plus en plus, faire encore plus.

Je pourrais peut-être récupérer Tai plus vite que prévu, finalement, pensa le jeune homme en contemplant pensivement le coucher de soleil de sa fenêtre. Coucher avec les clients était désagréable, certes, mais cela lui permettait de recharger son ki. À force de pomper autant l'énergie des gens qu'il étreignait, contraint et forcé, son pouvoir grandissait, et il sentait que bientôt, il serait à même de faire bien plus que les vulgaires tours de passe-passe dont on l'accusait. Il aurait peut-être assez d'influence sur eux pour leur faire voir ce qu'il voulait, ou les convaincre de le laisser partir.

Le lendemain, Kairii se relaxait tranquillement dans sa chambre en lisant les lettres que lui avaient faites parvenir ses admirateurs. Si certains maniaient la plume et le pinceau avec dextérité, d'autres étaient franchement comiques, voire insultants. Kairii écarta avec un froncement de sourcils toutes celles qui faisaient allusion à la « vallée entre deux montagnes enneigées », à sa « porte étroite au doux parfum » ou à sa « lance fièrement dressée ». Nombreux étaient les hommes ou des femmes éplorés qui, l'ayant vu au théâtre, étaient « tombés amoureux au premier regard ». Tous, sans exception, lui proposaient une entrevue, qu'elle se déroule entre les quatre murs de la maison de thé ou dans un cadre plus confidentiel. Malheureusement pour lui, la direction lui avait imposé de répondre favorablement à cinq d'entre eux, hommes et femmes. Il devait remplir son agenda et grossir son éventail de clients. « Trois hommes et deux femmes », lui avait-on ordonné. Lorsqu'il avait répondu pourquoi il devait favoriser les hommes – clairement la clientèle la plus désagréable pour lui – il lui fut répondu que dans cinq ans, lorsqu'ils aurait perdu ses attraits de jeune premier pour des airs plus virils, il pourrait prendre toutes les clientes qu'il voudrait. Dans cinq ans, avait pensé Kairii, je ne serais plus là.

« Votre beauté éclipse celle de la lune et du soleil, disait l'un d'eux. Votre taille souple, vos hanches étroites et votre petite bouche rouge, tâche de sang sur la neige, me rendent fou de désir. Je vous aime à en mourir. Je ne pense qu'à vous, nuit et jour. Aurais-je la chance de traverser le champ de neige et de franchir la porte de derrière ? »

Kairii prit son pinceau et appliqua une croix bien noire sur la missive. La lettre avait bien commencé, pourtant. Mais il se donnait pour principe d'éliminer tous ceux qui utilisaient les métaphores de « chrysanthème », « d'œillet » et de « porte de derrière ». En gros, tous ceux qui manifestaient un interêt trop flagrant pour son anus.

Le problème, c'est que c'était le cas de tous. En élire un plutôt qu'un autre revenait à faire un choix entre la peste et le choléra.

« Depuis que je vous ai vu, Yukigiku-sama, je ne peux plus faire l'amour à ma femme. Laissez-moi vous aimer, rien qu'une fois. »

Kairii traça un rond à la cire rouge sur celui-là. Il avait l'air docile et débonnaire. Il lui avait épargné les métaphores grossières et était allé droit au but sans être vulgaire. Surtout, il avait un problème. Et Kairii aimait aider. Et puis, si c'était rien qu'une fois...

Une femme mariée se plaignait de son mari, qui, amateur de kagema, ne lui faisait plus l'amour que par derrière. Tout en fustigeant les « beaux garçons qui ravissent le coeur des hommes honnêtes », elle invoquait son droit au plaisir avec l'un d'eux. Son ton amusa le tayû, qui se demanda si ce n'était pas justement la femme de l'autre... Il la mit de côté avec un avis favorable.

Le commis vint frapper à sa porte.

— On vous demande en bas.

Kairii leva les yeux au ciel. C'était qui, encore ? Rester en paix une après-midi entière était visiblement impossible.

— J'arrive, répondit-il en passant son haori par dessus son kimono.

Il descendit tranquillement, sans se presser. Qui que ce soit en bas, ce n'était sûrement pas quelqu'un d'important. On avait d'ailleurs fait attendre l'invité dans une antichambre quelconque.

La cloison s'ouvrit sur la silhouette délicate de la jeune fille du Momotei, celle qui lui avait donné les informations sur Kikutarô la dernière fois. Kairii se souvenait de son visage, mais il avait déjà oublié son nom. Quelque chose en rapport avec les saules pleureurs... Hatsuyagi ? Qu'importe. Elle n'allait pas s'attarder ici, de toute façon.

Ojo-san, fit Kairii, incapable de se rappeler du nom.

La jeune fille en question releva son joli visage sur le tayû.

— Yukigiku-sama...

Elle le salua profondément, ce à quoi Kairii répondit par un bref signe de tête.

— Qu'est-ce qui t'amène ici ? lui demanda-t-il en refermant la cloison.

— J'avais besoin de vous voir, lui dit-elle, presque suppliante.

Kairii vint s'asseoir à côté d'elle.

— Que t'arrive t-il ? susurra-t-il sur le ton de la confidence. Tu peux tout dire à ton grand-frère que voilà.

Esquissant un triste sourire, la jeune fille s'accrocha à sa manche.

— C'est vrai ? Puis-je vraiment vous considérer comme mon grand-frère ?

— Mais oui, lâcha Kairii en dissimulant son impatience sous une voix veloutée.

Elle a quelque chose à me dire, devinait-il. Quelque chose que je dois savoir.

— Oh, je vous aime, s'écria t-elle soudain, fondant en larmes. La patronne a décidé du danna pour mon mizuage... Elle veut me mettre au travail dès la prochaine lune ! Mais moi, je n'aime que vous... Je ne peux pas m'imaginer dans les bras d'un autre homme ! J'ai décidé de mettre fin à mes jours.

Kairii soupira en silence.

— Ne fais pas cette bêtise, voyons, fit-il en serrant la jeune fille en pleurs contre lui. Le mizuage, ce n'est qu'un mauvais moment à passer.

— Alors laissez-moi le passer avec vous ! murmura t-elle en réponse.

Kairii la regarda, surpris.

— Qu'est-ce que tu raconte ? Si ça se sait, tu auras de graves problèmes ?

Elle secoua la tête.

— La patronne ne se rendra compte de rien... Elle m'a déjà examinée il y a quelques mois. Je me couperai la cuisse et feindrai d'être vierge pour le client.

Kairii sortit sa pipe de sa manche.

— Les clients qui viennent pour le mizuage sont des fétichistes, amateurs de virginité, lui expliqua Kairii. Ils payent des sommes astronomiques pour ça. Le client se rendra compte tout de suite que tu n'es plus vierge. Et il s'en prendra à toi. Tu seras battue, voire mutilée...

— Je vous en prie, continua la jeune fille. Aidez-moi. Je sais que vous le pouvez. Vous pouvez régler n'importe quel problème, plier les gens et la réalité à votre volonté... Tout le monde le dit !

Kairii la regarda en silence. De renard maléfique, il était passé à divinité omnipotente... Il venait de monter un grade dans la hiérarchie des créatures aux pouvoirs surnaturels.

C'est peut-être mon karma d'être ici pour aider ces gens, se résolut-il en regardant la jeune fille sangloter doucement sur les tatami.

Il se leva.

— Rejoins-moi au sanctuaire de la Princesse Rouge Inari cette nuit à l'heure du bœuf, avec tes affaires, lâcha-t-il dans un murmure avant de quitter la pièce.

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