Mensonges

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La semaine se déroula sans encombre. Kairii passa la majeure partie de son temps sur les planches, recevant peu de clients. Il réussit à tromper l'un d'entre eux, un vieillard à demi-aveugle, en lui faisant croire qu'il était à l'intérieur de lui alors que ce n'était pas le cas – de toute façon, le vieux n'avait pas une érection assez forte pour le pénétrer – et un autre en lui racontant des histoires macabres jusqu'au matin. Le client, fasciné et dégoûté, n'eut pas la présence d'esprit de chercher à obtenir ce pour quoi il avait payé, et il repartit chez lui au matin tout sonné après avoir demandé une nouvelle réservation. « Remettez-moi avec ce kagema qui raconte si bien les histoires de fantômes », aurait-il précisé en bas. Kairii le mit mentalement sur sa liste des meilleurs clients. Il fallait le soigner, celui-là !

La jeune Hanayagi ne chercha pas à le revoir. Kairii pensait que c'était mieux ainsi. Il n'aimait pas avoir des relations suivies avec qui que ce soit : cela lui donnait trop de travail et trop de stress.

Cependant, deux semaines après la nuit au Beni hime Inari, il rentra du théâtre pour trouver toute une assemblée au Kikuya. On l'attendait. Conduit directement dans une grande salle de réception, il y vit les patrons du Momotei, ainsi que le tayû Tagasode et son apprenti, l'ex-chigo Kikutarô. Le visage neutre, il s'assit sur le coussin qu'on lui désignait sans même jeter un regard au jeune homme.

— Yukigiku, commença le patron, les honorables tenanciers du Momotei t'accusent d'avoir pris la virginité d'une de leurs filles, dont ils comptaient négocier le mizuage. La jeune fille raconte qu'après l'avoir repérée lors d’une visite, tu lui aurais fait des avances pressantes, puis l'aurait trainée au sanctuaire Beni hime Inari, où tu aurais abusé d'elle en pleine nuit dans l'oratoire même... est-ce bien ce que vous venez de nous dire, Yoshikawa-sama ?

— Exactement, confirma ce dernier en posant un regard encoléré sur Kairii. Votre tayû a sauvagement défloré ma jeune maiko, la rendant totalement impropre au mizuage... on ne peut même plus faire passer son orifice pour un hymen ouvert ! Ce démon l'a réduit en lambeaux. Lorsque le client s'en est aperçu, il a exigé le remboursement immédiat des frais engagés, nous mettant sur la paille. Comment le Kikuya compte-t-il réparer ?

— Avant de parler de réparations, tempéra la patronne de l'établissement mentionné, il faudrait d'abord nous prouver que c'est bien notre Yukigiku l'auteur de ce forfait... Cela ne lui ressemble guère !

— On dit que votre tayû est doté d'une pendeloque d'étalon, s'emporta le plaignant en agitant le guide des kagema de Yushima, c'est même suggéré dans le ''Jardin des Chrysanthèmes'', le guide officiel des putains mâles du quartier ! Toutes les matrones de la ville s'empressent de venir miauler sous sa fenêtre dans l'espoir de se faire emplir leur sac distendu par cet organe formidable, soi-disant aussi dur et épais qu'un pilon à mochi !

L'ancienne geisha lui jeta un regard noir. Nul doute que l'infâme patron du Momotei était en train de sous-entendre qu'elle faisait partie de ces « matrones ».

— Quand bien même, statua-t-elle. Même si c'était lui... Yukigiku n'est pas du genre à forcer une fille, avec toutes ces prétendantes qui se pressent sous sa fenêtre, comme vous l'avez dit vous-même ! C'est votre prétendue ''maiko'' – soyons francs, et appelons-la pour ce qu'elle est vraiment : une servante – qui s'est frottée à lui pour arriver déflorée au mizuage ! Ce ne sera pas la première coquine ayant recours à cette ruse pour éviter la première fois dans les bras d'un vieillard pervers et fielleux...

Elle-même se souvenait avoir eu recours à un procédé similaire, avec un jeune acteur de renom. Tant de prostituées femmes passaient dans le lit des kagema pour s'éviter un premier coït particulièrement désagréable !

— Mensonges ! hurla le patron du Momotei. Votre Yukigiku, c'est une créature démoniaque, prompte aux plus méchants agissements ! Il s'est attaqué à notre tayû Tagasode et son jeune apprenti Ainosuke, avant de s'en prendre à Hanayagi !

— Votre Ainosuke qui se trouve avoir été apprenti chez nous auparavant sous un autre nom, coupa la patronne. Qu'est-ce que ce garçon fait chez vous ? Il était censé être mort ! Explique toi, Kikutarô ! tonna l'ancienne courtisane en se tournant vers le coupable.

Le garçon releva les yeux vers la patronne. Kairii le fixa en silence. J'aurais dû le tuer, pensait-il sombrement.

— C'est Yukigiku, commença le jeune Kikutarô d'une voix plaintive qu'on devinait simulée. Il m'a empoisonné, pour faire croire à mon suicide. Il s'est arrangé pour me faire abandonner dans un cimetière lugubre, puis il m'a connu charnellement parmi les cadavres et les ossements lorsque je me suis réveillé... avant de me laisser pour mort. J'ai réussi à revenir à Yushima, mais j'avais trop peur de lui pour revenir travailler ici. Tout le monde me croyait décédé. Je suis donc allé au Momotei, connaissant le grand tayû Tagasode-sama, un ami du ''grand frère'' de mon propre ''grand frère'' Naogiku. Il m'a tout de suite pris sous son aile.

Kairii baissa les yeux. C'était donc ainsi qu'on avait réécrit l'histoire.

— Et la jeune fille ? s’enquit le patron du Kikuya. Qu'est-ce qu'elle a à voir avec tout ça ?

Cette fois, ce fut Tagasode qui prit la parole.

— Environ un mois après la disparition de votre jeune chigo, Yukigiku a été appelé au Momotei pour y jouer de la musique dans une soirée. Là, il a dû apercevoir mon apprenti et le reconnaître. Il est revenu dès le lendemain pour vérifier, notre kami-san vous le confirmera. Elle l'a reçu avec tous les égards et lui a même présenté des garçons, mais il n'avait d'yeux que pour la servante ! Il l'a poursuivi de ses assiduités tout de suite après et...

Un ricanement pointu se fit entendre. C'était la geisha, qui contenait à grand peine son hilarité dans sa manche.

— Qu'y a-t-il, madame ? demanda Tagasode, outré. Aurais-je dit quelque chose de drôle ?

— Excusez-moi, mais je ne peux sans m'esclaffer parvenir à imaginer notre tayû poursuivre quelqu'un de ses ''assiduités'', comme vous dites ! Ce ne serait pas plutôt le contraire, par hasard ? Enfin, vous connaissez tous notre Yuki. Vous savez combien il est dédaigneux de ce genre d'amourettes ! Ces accusations sont ridicules.

Outré, le tayû du Momotei se redressa, déclamant sa tirade en agitant son éventail comme s'il était sur scène.

— Justement, madame, c'est là où vous vous trompez. Yukigiku vous berne depuis le début. Ses jolis airs cachent une nature diabolique, vouée aux méfaits les plus infâmes. Figurez-vous qu'il a essayé de nous assassiner, moi et mon apprenti, en pleine rue, avec un couteau à poisson, le soir même de cette rencontre ! Nous avons heureusement réussi à lui échapper. Entendant les renforts arriver, il a dû s'enfuir la queue entre les pattes. Non content de se limiter à ce forfait – une double tentative de meurtre ! – voilà qu'il cherche ignominieusement à séduire une jeune fille de chez nous, qui le refuse pour favoriser sa carrière. Qu'à cela ne tienne, votre ''Yuki'' la viole dans un sanctuaire, à une heure maudite de la nuit, en prononçant des incantations maléfiques ! Il avait sûrement besoin du sang d'une vierge pour opérer ses renardises. La malheureuse affirme qu'il est allé jusqu'à sucer goulûment son hymen déchiré, pour se gorger de son fluide vital !

— Mais enfin, c'est absurde ! s'écria à nouveau la patronne. Pourquoi cette jeune fille innocente l'aurait suivi à une telle heure de la nuit, jusqu'à un endroit désolé, d'ailleurs ?

— Pour avoir commerce charnel avec lui, évidemment, lâcha le patron du Momotei. On sait tous que votre tayû fait tourner la tête à tout le monde...

— Par le biais de magie noire et de fascination maléfique, reprit Tagasode. J'allais y venir. Mais ce n'est pas tout : non content d'avoir abusé de cette jeune fille, de l'avoir envoutée et d'avoir bu son sang, il s'est également vanté d'avoir tué son apprenti, le jeune Iori, puis de l'avoir découpé en morceaux et jeté dans la Tamagawa... Ainosuke aurait sans doute connu le même sort, s'il n'avait pas réussi à s'enfuir !

— Pourquoi Yukigiku s'en est-il pris à toi ? demanda le patron du Kikuya en s'adressant au jeune apprenti.

Kikutarô se gratta le nez.

— Je ne sais pas, par jalousie probablement ? Il a tué Iori pour cette raison, parce qu'il ne supportait pas l'idée de le partager avec quelqu'un d'autre et craignait qu'il lui fasse de la concurrence. Il avait également ce type d'intention envers moi. Plus d'une fois, lorsqu'il était sûr qu'on ne le voyait pas, le tayû m'a fait des avances, vous savez. Il m'a même proposé d'être mon danna pour le mizusage...

— Balivernes ! s'écria alors la patronne avec un geste de la main. Yukigiku a l'embarras du choix : ce ne sont pas les volontaires qui manquent pour partager son lit ! Pourquoi aurait-il voulu forcer une servante et deux apprentis ?

Kikutarô jeta un regard acéré à la geisha.

— Comme beaucoup, il aime ses partenaires jeunes et vierges. C'est pour cela qu'il n'a pas supporté de voir ma virginité outragée par ces hommes, la dernière fois. Il me voulait pour lui. Il y a des hommes comme ça. Qu'il soit exceptionnellement beau ne le met pas à l'abri des désirs qu'a le commun des mortels, susurra-t-il sombrement, son beau visage perdant son air innocent pour prendre un pli dégoulinant de haine.

— En outre, ajouta son « grand frère » Tagasode, il aura voulu étouffer la concurrence dans l'œuf. Regardez ce qu'il a fait à mon ami Shiragiku, qui était tayû chez vous avant... Il s'en est pris à lui violemment, et l'a tout simplement évincé. Yukigiku l'a attaqué au couteau, si je me souviens bien, dans le but de le défigurer : Shiragiku s'est retrouvé le corps lardé de cicatrices, et c'est à peine s'il peut travailler aujourd'hui.

Un murmure révolté parcourut l'assistance.

— Innommable, ignoble ! s'indignèrent les patrons du Momotei, que l'idée d'une source de gains gâchée effrayait tout particulièrement.

Seule la patronne du Kikuya, la bouche pincée, restait silencieuse.

— Yukigiku, fit-elle finalement en se tournant vers son protégé, dis-moi que toutes ces accusations ne sont que d'injustes calomnies.

Ce dernier, qui avait écouté tous ces mensonges sans broncher, croisa les bras.

— Si je vous disais que ce n'est pas vrai, qu'est-ce que vous feriez ?

— On punirait sévèrement ce jeune idiot, bien sûr ! répliqua le patron en désignant Kikutarô. Il sera livré à la police du quartier et marqué au fer rouge pour avoir voulu s'enfuir. Si ces accusations sont fausses, j'entends.

— Bien sûr que ça l'est ! s'exclama la patronne. Cela me semble évident que Kikutarô raconte ces mensonges pour se dédouaner de sa tentative de fuite. Si je ne l'avais pas aperçu hier en ville, ses honorables patrons ne seraient pas là aujourd'hui en train d'accuser notre tayû !

Kairii réfléchit rapidement. Dans tous les cas, maintenant que Kikutarô avait parlé, il allait porter la responsabilité de ses actes... Kikutarô, Hanayagi, et peut-être Iori qu'on se mettrait alors à rechercher, seraient sévèrement punis eux aussi. Un plutôt que quatre... autant appliquer la loi du moindre dommage. Lui, il était fort. Il pouvait prendre pour les autres.

— Alors ? insista le patron. Qu'as-tu à dire pour ta défense, Yuki ?

Ce dernier s'autorisa un petit sourire en coin.

— Hmm... Rien de plus ni de moins, fit-il avec insolence.

Catastrophée, la patronne se tourna vers lui.

— Quoi ? Tu avoues avoir fait tout ça ?

Kairii garda le silence. Ses yeux se posèrent sur Kikutarô, qui lui jeta un regard en réponse, une goutte de sueur coulant sur son front. Merci, crut-il discerner dans le regard apeuré du jeune homme.

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