Découverte

4 minutes de lecture

Kairii repassa au Kikuya pour se changer. Les employés étaient habitués à ses allées et venues, aussi ils ne s'étonnèrent pas de voir le tayû entrer pour ressortir quasi immédiatement. Seul le cuisinier haussa les sourcils en le voyant apparaître dans sa cuisine, une boulette de riz gluant à la main, qu'il ne tarda pas à croquer.

— Qu'est-ce que vous faites là ? lui demanda-t-il, surpris. Vous allez vous salir.

— J'avais faim, sourit Kairii en achevant de se lécher les doigts. Ah oui, j'en ai mis partout.

— Attendez, je vais vous arranger ça, fit l'homme en posant son couteau à sashimi sur l'appentis, parmi les autres.

Kairii laissa le cuisiner épousseter la farine de riz sur son kimono noir avec un air mi-suffisant mi-amusé. Puis, tout en tendant le bras derrière lui pour s'appuyer à l'appentis, il poussa son genou contre l'entrejambe du pauvre homme, qui suait à grosses gouttes.

— Yukigiku-sama...

— Quoi, ça ne te plait pas ?

Le cuisinier savait qu'il avait interdiction formelle de toucher aux kagema. Sans parler de celui-là... Il se dépêcha de nettoyer le col du jeune homme, faisant bien attention à ne pas le regarder.

— Voilà. Vous êtes tout beau !

Kairii se dégagea. Sans un regard pour l'homme, il se dirigea vers la sortie, attrapant un autre mochi au passage.

Une fois dehors, Kairii sortit de sa manche le couteau à sashimi – le plus grand, presque un petit katana – qu'il avait volé. Il le glissa dans sa ceinture, sous son kimono. Le chapeau de paille qu'il portait lui évita d'être reconnu dans la rue. Il avait mis un haori beige par-dessus ses vêtements noirs pour parfaire le déguisement. La perspective de voir le sang couler – enfin – rendait son pas à la fois plus léger et déterminé. Il était saisi d’une hâte fébrile.

Cependant, il dut prendre son mal en patience. La réception où étaient conviés les deux kagema dura toute la journée, et Kairii dut attendre, caché dans la partie du chemin la plus propice à une embuscade, jusqu'à la nuit. Assis derrière des tonneaux de saké, il s'était presque endormi lorsqu'enfin, les bruits d'une procession se firent entendre.

Il releva la tête. C'était bien eux. Un jeune commis ouvrait la marche, une lanterne estampillée au nom du tayû à la main, tandis qu'un autre tapait deux planchettes de bois pour prévenir de son passage. Deux petits chigo, des apprentis enfarinés sur lesquels il s'appuyait, accompagnaient Tagasode. Ce dernier, qui portait toutes les regalia des tayû, kanmuri et kanzashi de plusieurs kilos sur la tête y compris, se déhanchait sur ses hautes geta, au rythme du commis qui sonnait la marche. Derrière lui, le dénommé Ainosuke la fermait.

Kairii plissa les yeux. C'était bien lui. Kikutarô... Il n'y avait pas de doute possible. Les laissant passer, il se leva pour se faufiler à leur suite. Le bruit de ses pas s'accélérant sur le sol dallé finit par interpeller le dernier membre de la procession qui se retourna. À ce moment-là, Kairii sortit le couteau de son kimono et en jeta le fourreau sur le côté d'un geste ample, ne laissant planer aucun doute quant à ses intentions. Le bois de cyprès résonna sur les dalles, brisant le silence de la nuit.

— Au meurtre ! hurla le commis qui ouvrait la marche. On nous attaque !

Kikutarô n'attendit pas un instant pour s'échapper. Sprintant de toutes ses forces, il s'enfonça dans l'allée, laissant là son nouveau grand frère et ses serviteurs. Kairii se lança à sa poursuite.

Il finit par le rattraper dans l'enceinte du sanctuaire Tenjin. À cette heure de la nuit, il n'y avait plus personne dans le bosquet sacré. Acculé, le garçon se retourna pour faire face à son agresseur, attrapant une de ses épingles à cheveux comme arme de dernier recours.

— Yukidayû ! l'interpella-t-il. Je sais que c'est vous !

Kairii jeta alors son chapeau de paille sur le côté, révélant son visage.

— J'imagine que tu comprends pourquoi je dois te tuer.

L'autre secoua la tête, la sueur traçant de longues rigoles sur la poudre de riz qui couvrait son visage.

— Je ne peux pas rentrer au village. Ma famille m'aurait revendu... Autant garder les profits pour moi !

—Tu aurais pu démarrer une nouvelle vie ailleurs, fit sombrement Kairii. Je t'avais donné suffisamment d'argent.

Kikutarô vissa son regard sur lui.

— Je voulais être acteur. C'est peut-être un rêve stupide pour vous qui avez tout, mais pour moi, ce n'est pas rien. Je suis prêt à tout endurer pour ce rêve !

Kairii le regarda. Il avait voulu sauver ce garçon... Mais celui-ci ne voulait pas être sauvé.

— Écoutez, reprit Kikutarô d'une voix suppliante, je vous suis reconnaissant de m'avoir fait sortir du Kikuya. Je ne voulais plus y travailler. Au Momotei, on me traite bien. On ignore ce qui m'est arrivé, et on m'a mis sous la protection du tayû Tagasode-sama. Je vais faire mes débuts sur les planches bientôt... J'ai pris un autre nom. J'ai changé de coiffure. On ne devrait pas me reconnaître... Pour les patrons et les kagema, je n'étais qu'un apprenti, personne ne faisait attention à moi. Ils ne connaissent pas mon visage... et je promets que je ne parlerai pas. Je vous le jure. Je garderai le secret toute ma vie durant !

Kairii continuait de le fixer, son regard froid posé sur lui. C'était un enfant de treize ans... Tout jeune. Sa famille l'avait vendu, puis il avait été violé. Pourtant, il se battait, sans se laisser submerger par le désespoir. Il avait sûrement une chance de s'en sortir.

Le tayû rangea son couteau dans sa manche. Il lui jeta un dernier regard, puis il s'en alla, laissant sur place le garçon ruisselant de sueur et pantelant.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0