Une bonne concubine

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Le lendemain soir, la patronne congédia Naogiku.

— Yuki-chan reçoit une cliente, ce soir. Seul. Elle ne t'as pas convié, cette fois. Tu peux donc reprendre tes activités habituelles.

Dans la vitrine où tous les kagema commençaient la soirée, Naogiku prévint son collègue.

— Ta cliente s'est enfin décidée à sauter le pas, lui murmura-t-il en sortant sa pipe de sa manche. Encore une nuit à te la couler douce... Veinard. Pour moi, les festivités sont terminées.

Kairii baissa les yeux. En fait, il s'était bien amusé avec Nao. Sa compagnie commençait à lui être agréable. Une riche veuve ou directrice de bordel féminin qui fantasmait sur le nanshoku, en revanche...

— Allez, lui fit le patron en l'appelant dans les coulisses. Ta cliente est là. Elle t'attend en haut. Tâche d'être gentil avec elle.

Kairii monta l'escalier sans se presser. Il n'avait même pas eu le temps de se changer. Il portait encore son kimono noir, celui qu'il mettait les jours où il ne recevait personne.

Normalement, les kagema s'agenouillaient devant la cloison coulissante de la pièce où les attendait leur client et demandaient la permission d'entrer. Lorsqu'on la leur donnait, ils poussaient la cloison, saluaient les deux mains au sol, se relevaient, entraient dans la pièce et se remettaient à genoux pour refermer la porte, comme les servantes et les geisha. Mais Kairii ne le faisait pas. Il entra directement, debout, sans un mot.

Assise sur un coussin, une jeune fille en furisode l'attendait. À vue de nez, elle avait son âge, peut-être encore plus jeune que lui.

— Où est ta mère ? lui demanda Kairii sans sourire.

L'adolescente releva les yeux sur lui.

— Elle est déjà repartie.

Kairii s'assit en croisant les jambes, avant d'attraper la théière.

— Je vous demande d'être doux avec moi, fit-elle en empruntant le vocable qu'utilisaient les kagema avec leurs clients.

Kairii la regarda en silence. Le scénario commençait à se mettre en place dans sa tête. Cette femme m'a regardé baiser Naogiku pendant une semaine pour voir si j'étais convenable pour sa fille, devina t-il.

— Quel âge as-tu ? lui demanda Kairii en poussant la tasse de thé qu'il avait rempli vers elle.

La jeune fille releva rapidement les yeux sur lui.

— Seize ans.

On a quasiment le même âge, pensa-t-il. Et pourtant, un monde nous sépare.

— Comment tu t'appelles ?

— Je ne suis pas autorisée à vous le dire, répondit-elle d'une petite voix sucrée.

Kairii attrapa son nécessaire à fumer dans sa manche. Après avoir allumé la braise, il tira une taffe, puis recracha la fumée lentement.

— Je dois entrer comme deuxième épouse dans une famille influente bientôt, lui expliqua alors la jeune fille. Ma mère pense qu'il est préférable que je sache... certaines choses avant. C'est pour cela qu'elle a loué vos services... Puisque vous êtes un kagema.

Autrement dit, un expert de la libido masculine et des techniques amoureuses. Mêmes les prostituées de Yoshiwara venaient régulièrement enrichir leur savoir chez leurs collègues masculins. La majorité de ses clientes étaient des tayû comme lui : certaines payaient pour avoir le droit de regarder, d'autres voulaient une expérience de première main. Parfois, ces prostituées chevronnées lui posaient même des questions.

Cette dame avait probablement donné sa fille comme concubine à quelque fonctionnaire dans un but d'ascension politique. C'était une manœuvre facile, mais risquée. Pour réussir, il fallait que l'homme, qui avait déjà une épouse et probablement des enfants, tombe amoureux de sa nouvelle femme et l'élève au rang de favorite. Bien sûr, le sexe était une part non négligeable de cette stratégie. Et tout allait se jouer dans les premières nuits, si ce n'est la toute première.

— Tu es vierge ?

La jeune fille hocha la tête. Kairii vit qu'elle rougissait.

— Garde cette attitude avec ton mari la première fois, lui conseilla-t-il. Même si tu ne l'es plus au moment de ton mariage, fais-lui croire que tu es vierge.

Il la regarda baisser les yeux.

— Qu'est-ce que tu veux savoir, au juste ? s'enquit Kairii à nouveau, son regard inquisiteur toujours fixé sur elle.

— Ma mère voudrait que vous m'appreniez à faire jouir un homme... À le distraire, et à le garder, répondit-elle en posant ses yeux ronds et noirs sur Kairii.

Ce dernier tira à nouveau une bouffée de tabac.

— Faire ''jouir'' un homme en étant une femme, c'est une chose que je ne pourrais pas t'apprendre, lui répondit-il. En revanche, je peux t'expliquer une chose essentielle : si tu veux garder la personne intéressée, tu dois créer un manque.

La jeune fille haussa les sourcils.

— Un manque ?

— Oui. Regarde... Pendant une semaine, ta mère m'a demandé de coucher avec mon rival, le kagema Naogiku. Nous étions payés pour ça, nous ne pouvions refuser. Mais maintenant, nous nous manquons l'un à l'autre. C'est la première nuit que nous sommes séparés... C'est ça, créer le manque. De temps en temps, de préférence au moment où c'est le meilleur pour ton mari, tu devras trouver un prétexte pour te refuser à lui. N'importe lequel. Cela le rendra impatient et intéressé, il ne pensera qu'à retrouver le jouet qu'on lui a enlevé.

La jeune fille l'écoutait avec attention. Kairii se rendit compte que ce n'était pas de Naogiku qu'il avait parlé, mais de Tai. Il finit par se taire et tira pensivement une bouffée de tabac. Il fuma en silence pendant un petit moment, avant de se tourner vers la fille.

— Tu as d'autres questions ?

Elle secoua la tête.

— Pas pour l'instant, non.

Kairii se leva. Il ouvrit la cloison coulissante et appela Iori.

— Va en bas demander à ce qu'on raccompagne la cliente,.

Puis il vint se rasseoir en face d'elle. La jeune fille baissa la tête.

Au bout d'un moment, des pas se firent entendre dans l'escalier. La cloison s'entrouvrit, et Kairii aperçut la patronne, agenouillée de l'autre côté. Elle lui fit signe de venir.

Kairii sentit que quelque chose ne se passait pas comme prévu. On lui envoyait toujours la patronne quand il y avait un problème.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

La cinquantenaire releva la tête vers la haute silhouette du tayû. Elle savait que c'était un garçon difficile. En fait, c'était probablement le plus difficile qu'ils n'avaient jamais eu à gérer. Mais c'était aussi celui qui vendait le mieux. Depuis qu'il était là, leur établissement était devenu prospère et renommé.

— Yuki-chan, murmura-t-elle en regardant le jeune homme qui attendait, les bras croisés. La cliente a payé pour t'avoir toute la nuit. Tu ne peux pas la renvoyer maintenant.

— La cliente est repartie, rectifia-t-il. Elle m'a laissé sa fille, qui avait des questions à me poser. C'est fait, maintenant, elle veut rentrer chez elle.

La patronne lui jeta un regard appuyé.

— La cliente t'a laissé sa fille de seize ans pour que tu passes la nuit avec elle, lui répondit-elle. Allez, vas-y. Elle repartira demain matin.

Comme il ne bougeait pas, la tenancière se pencha en avant pour lui attraper la manche, tirant Kairii vers elle.

— Tu crois que ça me plait de te savoir au lit avec une petite pucelle bien fraîche ? siffla-t-elle dans son oreille. Je n'en dormirai pas de la nuit, Yuki. Mais la volonté des clients est reine, et cette femme veut que tu perces l'hymen de sa petite princesse. Allez, file !

Kairii retourna sans un mot dans sa chambre. Il referma la cloison et releva les yeux sur la fille.

— Ta mère a demandé à ce que je couche avec toi. Si tu veux, je lui mentirais. Je l'ai déjà fait.

Il se rassit, se resservant une tasse de thé.

— Iori, ordonna-t-il au petit garçon qui était dans la pièce à côté. Va chercher de l'eau chaude.

L'enfant se précipita. Kairii avala le reste de thé, froid, et reporta son attention sur la jeune fille.

— En fait, ma mère me l'a formellement déconseillé, finit-elle par dire. Elle a vraiment tout fait pour me décourager de vous choisir.

Kairii la fixa de ses yeux froids.

— Pourquoi ?

— Elle dit que vous êtes le genre de garçon à briser les cœurs, que vous alliez me faire pleurer et m'influencer dans le mauvais sens. Il paraît que beaucoup de vos amants ont connu une mort violente, et que des filles éprises de vous se seraient suicidées...

Le tayû appuya sa joue contre son poing.

— Ta mère a raison. On peut dire qu'elle a l'œil... J'ai été très étonné en constatant qu'elle m'avait laissé sa fille de seize ans. Je suis populaire auprès des passionnés de tragédie, mais sûrement pas auprès des femmes avisées. Regarde, je viens déjà de te suggérer un moyen de lui désobéir.

Loin de se démonter, la jeune fille releva les yeux vers lui. Elle s'arrêta avant de croiser son regard, s'arrêtant à sa bouche au pli amusé.

— Peut-être. Mais moi, j'ai insisté pour vous avoir. Je lui ai dit que si ce n'était pas avec vous, ce serait avec personne.

— Pourquoi ?

— Je me suis dit que quitte à être devenir la concubine d'un homme que je n'avais pas choisi et qui avait deux fois mon âge, autant avoir le plus beau garçon d'Edo pour ma première fois, même s'il a une réputation sinistre. En fait, je m'estime chanceuse. Et puis, je vous ai vu faire l'amour à ce kagema... De tous ceux que j'ai vu en train de faire ça, vous m'avez semblé être le plus doux, et le plus attentionné.

Kairii la regarda de côté.

— Tu ne peux pas comparer, lui dit-il. Pour vraiment savoir, il aurait fallu me faire coucher avec une fille, pas avec un garçon. Je suis peut-être moins patient avec les filles... Je n'aime peut-être pas les filles. C'est le cas de beaucoup de kagema.

Cette fois, la jeune fille baissa les yeux.

Le jeune Iori revint avec l'eau chaude, qu'il posa sur le tatami en s'agenouillant. Kairii poussa la théière vers lui d'un geste machinal. La jeune fille suivit le geste des yeux, observant le petit garçon en train de préparer le thé.

— C'est un kagema, lui aussi ? demanda t-elle.

— C'est mon apprenti, rectifia Kairii. Je trouve qu'il est trop jeune pour faire ses débuts en tant qu'iroko. Pour l'instant, il apprend les rudiments de l'art dramatique. Mais pour dire les choses franchement, il n'a aucun talent. Et puis il n'est pas très beau. Je ne pense pas qu'il soit fait pour ce métier.

Le petit garçon baissa la tête, mortifié. Son grand frère se montrait particulièrement dur avec lui, depuis qu'il était entré à son service.

La jeune fille regarda Kairii. Elle aussi avait entendu les rumeurs à propos de ce kagema. Il était connu pour dire aux gens leurs quatre vérités. C'était aussi pour ça qu'elle l'avait choisi, lui.

— Et moi ? Est-ce que vous pensez que je ferais une bonne concubine ?

Kairii attrapa la tasse entre ses doigts.

— Oui, répondit-il avec un sourire félin. Je ne me fais aucune inquiétude à ce sujet.

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