La naissance de Yukigiku

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On décida de le revendre rapidement. Cependant, c'était difficile de trouver acheteur pour un garçon qu'on ne pouvait pas montrer, doté d'aussi mauvais antécédents.

Or, il se trouvait que la gérante connaissait une femme, ancienne actrice elle-même, qui s'était faite racheter par un admirateur, fils d'un riche marchand d'huile, suite à l'interdiction gouvernementale faite aux femmes d'exercer le métier d'acteur. Ensemble, bénéficiant de l'expertise et de la connaissance du milieu de la scène de la femme (et celle des garçons de l'homme), ils avaient ouvert une shibai-ya près du théâtre Nakamuraza, à Yushima Tenjin. L'okami de cette maison de thé, le Kikuya, était connue pour son amour des bishônen, des faits divers sanglants et des ambiances sinistres : la patronne était sûre que Kairii lui plairait. C'était elle qui avait convaincu son mari de ne pas le livrer à la police, persuadée qu'on pourrait tirer profit du garçon. Elle alla donc rendre visite à sa condisciple du Kikuya sous un prétexte futile, et en profita pour lui en glisser deux mots sans avoir l'air d'y toucher.

— On nous a offert un superbe jeune homme la semaine dernière, mentit-elle. C'est le plus beau garçon que je n'ai jamais vu de ma vie : grand, d'une pâleur de neige, des cheveux de jais, des yeux aigus ourlés de longs cils, un visage triangulaire, une belle bouche virile et sensuelle et un nez du style Hishikawa. En un mot, la quintessence de la beauté masculine telle qu'elle est décrite dans les romans classiques. Malheureusement, il a un horrible caractère. Il s'en est pris violemment à son client dès la première soirée, le sang a jailli et il a fallu appeler les dôshin pour le maîtriser. Il est déjà ''taillé'', mais on n'arrive pas à le mettre au travail... C'était vraiment un cadeau empoisonné.

Cette histoire intéressa vivement la patronne du Kikuya. Lorsqu'on lui décrivit plus en détail le garçon en question, elle insista pour aller le voir. La gérante de l'autre maison le lui montra rapidement, en entrouvrant la porte. L'ancienne actrice ne l'aperçut qu'un quart de seconde, mais elle décida immédiatement de l'acheter. Sans en toucher mot à personne, elle rentra chez elle pour convaincre son mari.

— Le Murasaki-ya cherche à se débarrasser bêtement d'un garçon à la beauté fabuleuse, fit-elle en servant elle-même une rasade de saké à ce dernier. Une peau aussi blanche que la première neige, un visage parfaitement triangulaire, un cou long et souple comme un roseau sous la lune et un nez bien dessiné, long d'au moins deux sun... Mais surtout, il a les plus beaux yeux que tu n'as jamais vu.

— S'il est si beau, objecta son mari, pourquoi le Murasaki-ya cherche t-il à s'en débarrasser ?

— Il paraît qu'il est difficile, avoua la femme en le resservant. Il aurait causé un incident... Mais tu sais comment sont les samurai de campagne. Toujours prompts à tirer leur sabre pour les beaux yeux d'un garçon ! Ce jeune n'a probablement rien fait de ses propres mains. Toujours est-il qu'à cause de cela, ce kagema merveilleux est associé au sang, et les clients n'en veulent plus. L'okami du Murasaki-ya m'a dit qu'ils étaient prêt à nous le céder pour une vingtaine de ryô... Bien sûr, j'ai feint le désintérêt. Mais c'est une affaire en or. De toute façon, ces gens-là ne savent pas y faire avec les garçons. Ils n'y connaissent rien. La patronne n'aime pas les hommes, et son mari non plus : du coup, ils s'occupent mal des kagema. Il faut les choyer... C'est quand les manières ne sont pas respectées que ce genre de drame arrive !

Elle sut être suffisamment persuasive : le patron se rendit au Murasaki-ya, fit une offre, et on lui montra Kairii.

Ce dernier était à demi-conscient lorsqu'on ouvrit la porte du sous-sol où il était enfermé. Pour l'affaiblir et le rendre plus docile, on ne lui donnait qu'un peu de gruau de riz tous les trois jours. Une pratique déjà employée par Sadamaro, et qui portait ses fruits. Par conséquent, le garçon se laissa faire lorsque deux hommes inconnus vinrent tripoter son visage. Du reste, il n'avait pas le choix : il était attaché et suspendu au plafond par les poignets.

Après une rapide observation, au cours de laquelle on examina son corps sous toutes les coutures comme à la foire au bétail, le patron croisa les bras.

— Quel âge tu lui donnes ? demanda-t-il à son compagnon, un expert en kagema qui était là pour le conseiller.

— 16 ou 17 ans, répondit-il. Pas moins. Je ne sais pas si c'est un très bon investissement... Dans quelques années, tu perdras sa clientèle masculine. Il est déjà grand, et même s'il n'est pas bien gras, il a presque le corps d'un homme fait. Il a un visage androgyne, certes, mais il n'est pas du tout efféminé. Surtout, regarde le gros daikon qu'il a entre les jambes ! C'est convenable pour un prostitué adulte qui prend des femmes, mais pas pour un wakashû.

Le patron observa Kairii. C'était sans doute ce dernier détail qui avait convaincu sa propre épouse de l'acheter.

— D'un autre côté, c'est un kagema déjà formé, qui connait le métier. Cela t'épargne une fastidieuse et coûteuse formation. Ensuite, il faut reconnaître qu'il est d'une beauté à couper le souffle. Cette peau blanche, ce n'est ni de la poudre de riz ni du blanc de plomb ou du guano, c'est naturel. Et puis, je viens de regarder : il est étroit. Il n'a probablement pas été beaucoup utilisé. Cela compense les autres défauts. Je serais toi... Je l'achèterais. Il sera toujours temps de le revendre, de toute façon. Dans cet intervalle, ne laisse pas ta femme s'amuser trop avec !

Le visage caché par ses cheveux, Kairii se mordit la lèvre de dépit. On le traitait comme une chose, à nouveau. Il avait perdu toute son humanité.

— Je le prends, décida le patron. Comment il s'appelle ?

— Brume-du-douzième-signe, lui répondit son ami en lisant le feuillet qu'on leur avait remis. Kirii.

Kairii, rectifia ce dernier mentalement. Ça se prononce Kairii.

— C'est un nom de courtisan, observa le patron. C'est poétique, mais peut-être un peu sinistre. Il lui faut un autre nom... Première Brume, Hatsukiri ? Ou peut-être Kikugiri ?

— Si tu l'appelle ainsi, le mit en garde l'autre homme, les clients auront peur de coucher avec lui. Je pense qu'il faut enlever le caractère de ''brume''. C'est ça, qui sonne de mauvais augure. On peut le confondre avec le verbe couper. Surtout avec le tempérament de ce kagema... J'ai mené ma propre enquête. Le ''petit incident'' dont parlait ta femme a coûté la vie à un homme, et deux autres se sont retrouvés qui amputé d'une oreille, qui de ses bijoux de famille... Sans compter que d'après ce qui se raconte, ce garçon a été récupéré dans les prisons d'Edo. C'est un tueur, celui-là ! Autant ne pas le rappeler dans son nom.

— Bon. Kikuyuki, alors ? proposa le patron, dépité.

— Yukigiku, ça sonne mieux.

— Va pour Yukigiku !

Kairii fut donc renommé Yukigiku, « chrysanthème de neige » en référence à la blancheur de sa peau, le nom de la maison de thé qui l'avait acheté et le métier qu'il exerçait bien malgré lui.

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