La vente

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Kairii fut ramené au Fujiya dans la soirée. Après avoir été l'objet de viols et d'outrages divers dans la guérite des gardes de quartier, où toute la garnison en poste ce jour-là lui passa dessus, il fut fouetté par le garde du Fujiya. Puis on l'enferma dans le grenier sans nourriture, pour le punir d'avoir tenté de s'échapper. On le libéra une semaine après.

Le patron était venu le voir entretemps. Kairii le reconnut : c'était le comptable qu'il avait vu le premier jour.

— Te rends-tu compte du temps que tu me fais perdre, avec ta pathétique tentative de fuite ? Et le temps, c'est de l'argent ! Je comptais te sortir à la vente aux enchères le jour même de ton arrivée. Maintenant, il faudra au moins un mois pour te remettre en état, de manière à ce que tu vailles encore quelque chose sur le marché. Et ces gardes se sont taillés la part du lion sur toi ! Sais-tu combien vaut un kagema qui a l'anus défoncé, qui s'est fait sauter par tout le monde ? Rien du tout, encore moins qu'un vieux cheval ! On m'a dit que tu étais quasiment vierge, et doté d'un joli chrysanthème bien rose et étroit. C'est comme ça que j'ai fait l'article à mes clients pour la vente, je l'ai même fait inscrire officiellement dans le registre des kagema de Yushima. Et voilà qu'à peine arrivé, tu t'arranges pour te faire attraper par tout un régiment de dôshin ? Qu'est-ce que tu es au juste, une chienne en chaleur ?

Stupéfait, Kairii réalisa qu'il avait définitivement perdu sa liberté, et avec elle, son humanité. Les prérogatives dont il avait toujours joui avaient disparu. Fini le respect, la crainte qu'inspirait son statut. Il était devenu un objet.

Un objet oui, mais un objet de luxe. Après la semaine réglementaire de punition, on le sortit du grenier et on le baigna, sous bonne garde. Il fut récuré de la tête aux pieds, puis, à sa grande horreur, entièrement épilé. Après cette séance à la fois humiliante et douloureuse, il ne lui restait plus que les sourcils et les cheveux. Puis on le farda, le coiffa, l'habilla, et il se retrouva en moins de temps qu'il faut pour le dire sur l'estrade de présentation des nouveaux iroko, en salle des ventes, parmi une vingtaine de garçons qui portaient tous le même kimono et le même chignon simple que lui.

— Brume-du-Douzième-Signe de la Maison aux Glycines, entendit-il soudain déclamer alors qu'un commis le poussait sur l'estrade. Dix-sept ans, cinq shaku et deux sun. En dépit de son âge avancé et de sa grande taille, ce garçon originaire du Kinki possède de nombreuses qualités qui font oublier ses défauts : visage triangulaire, peau naturellement pâle et unie, dents blanches et bien plantées, jolies oreilles, long nez, et surtout, de troublants yeux couleur de perle noire et un chrysanthème taillé. Étant donné qu'il est presque vierge et n'a quasiment jamais servi, le propriétaire en demande trois ryo. Qui dit mieux ?

Humilié, Kairii baissa le nez par terre. Tous les yeux étaient braqués sur lui. C'était pire que la foire aux bestiaux du marché d'Ise.

— Il est trop grand, clama quelqu'un. Il faut faire baisser le prix !

— Non, on en demande trois ryo, premier prix, confirma la commissaire aux ventes. C'est une affaire : ce garçon est vraiment d'une beauté extraordinaire. Qui dit mieux ?

— Trois ryo et un sen, parce qu'il est bien blanc, fit quelqu'un.

— Est-ce que ce n'est pas de la poudre ? objecta un autre.

— Venez voir vous-même, proposa le commissaire qui présidait aux ventes.

Plusieurs hommes se levèrent pour venir toucher Kairii. Ce dernier recula jusqu'au fond de l'estrade.

— Il est farouche, votre garçon ! clama-t-on. Ce n'est pas un bon tempérament pour le travail !

— C'est parce qu'il vient tout juste d'être défloré. Il s'habituera, vous verrez ! argumenta le vendeur.

— C'est pas un peu tard, dix-sept ans, pour une première fois ?

— Est-ce que ça veut dire qu'il n'est pas entraîné ? Comment voulez-vous qu'il fasse plaisir à la clientèle, s'il n'a aucune expérience ?

Les protestations allaient bon train. Kairii releva un œil furtif : avec un peu de chance, personne ne voudrait l'acheter. On le renverrait à l'envoyeur, et il pourrait planter le ridicule ornement à cheveux en forme de papillon dont on avait piqué son chignon directement dans l'œil de son ennemi.

— C'est vrai qu'il a la peau blanche, fit alors un acheteur. Trois ryo et deux sen !

— Trois ryo et trois sen, parce qu'il est taillé.

— Quatre ryo et on en parle plus ! statua soudain une nouvelle voix dans l'assistance.

Kairii releva les yeux. La personne qui avait fait cette offre était un gros marchand qui s'éventait dans un coin de salle.

— Voilà une belle offre de la part de M. Harada ! Alors, qui dit mieux ? Personne ? Adjugé vendu !

Kairii était vendu. Il appartenait désormais à ce « Harada », qui vint en prendre possession immédiatement.

— Qu'on me l'amène, exigea-t-il.

On amena Kairii directement chez lui, à peine quelques pâtés de maisons plus loin. Il fut enfermé dans le réservoir à grains et laissé là.

L'homme vint l'examiner tout de suite. Il le fit déshabiller, demanda à ce qu'on lui détache les cheveux, et le regarda sous toutes les coutures.

— Bon, très bien, décida-t-il. Laissez-nous.

Debout devant lui, entièrement nu et les bras pendant le long du corps, Kairii toisait ce petit homme gras. Il ne pensait pas que l'homme aurait la prétention de le sodomiser. C'est pourtant ce qu'il tenta de faire.

— Allez, à quatre pattes, Kirii, fit-il en lui indiquant le sol d'un doigt exigeant.

Le jeune homme continuait à le regarder sans bouger. Obéir sous la contrainte de samurai armés, passe encore. Mais à des hommes du peuple qu'il aurait pu tuer d'une chiquenaude ? C'était hors de question.

— Oh, tu es sourd ? insista l'homme.

Kairii secoua la tête.

— Non, fit-il simplement.

— Ah, tu parles ! Bon. Sois gentil, je suis pressé. À quatre pattes, vite.

— Non, dit encore l'adolescent en plantant son regard dans celui de son nouveau maître.

Le visage de l'homme vira au rouge.

— Comment ? Répète un peu pour voir ?

— J'ai dit non ! répéta Kairii sans le quitter des yeux.

Après des semaines d'humiliation, il n'avait plus que ce mot à la bouche.

L'homme leva la main pour le frapper. Mais Kairii, qui avait vu le coup venir, attrapa son poignet, et il était plus fort que l'homme.

Congestionné par la colère mais encore capable de se maitriser, le marchand quitta la pièce précipitamment, barricadant la porte derrière lui. Kairii se retrouva seul. Il s'empressa de se rhabiller. Le soleil déclinait déjà, ses rayons passant à travers les barreaux. Le jeune homme ouvrit le placard, en démonta le haut et alla se réfugier dans le plafond. Là, il trouva un coin dans lequel il s'assit, ne tardant pas à s'endormir.

Le lendemain, la porte fut entrouverte juste assez pour permettre à quelqu'un de glisser dans la pièce une petite boîte. Kairii vint la prendre : elle contenait un pouce humain, fraîchement amputé.

C'était terminé : Tai ne pouvait plus tenir un sabre.

Kairii comprit qu'il avait pris la menace de ce traître de Sadamaro trop à la légère. À cause de lui, son féal et ami avait déjà perdu trois doigts. Il ne serait plus jamais escrimeur.

Le jeune homme décida de se soumettre, pour le moment.

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