Taito : le fils de la dame des neiges IV

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J’attendis la réaction de mon compagnon avec une terrible appréhension. Le plus affreux, c’était que, comme l’avait remarqué le garde, son visage n’affichait absolument aucune expression. J’aurais presque préféré le voir hurler, pleurer, maudire. Mais son visage blême, tâché çà et là d’éclaboussures écarlates, ne montrait pas la moindre trace de rage ou de colère. Le fait qu'il soit à moitié nu et absolument pas dérangé par sa nudité ne rendait ce tableau que plus surréaliste et cauchemardesque. L'auteur Takizawa Bakin, plus tard, décrivit les très beaux garçons comme des créatures démoniaques, assoiffées de sang, toujours au centre des tueries qu'ils provoquaient et auxquelles ils participaient allégrement. Lorsque je lus ses livres — qui par ailleurs condamnaient sévèrement la « voie des garçons » — je repensai à la figure de mon ami cette nuit-là.

Otsuki Sadamaro comprit tout de suite ce qui se passait. Sa demeure était en feu, c'était la panique dans les couloirs, les morts gisaient dans une mare de sang, alors que les cris d'agonie des blessés résonnaient, se mêlant aux appels effrénés des serviteurs et à la cloche des pompiers qu'on entendait sonner au loin. On se serait cru dans une de ces évocations du Jigoku, dont les moines nous rebattaient les oreilles à grand renfort de sermons imagés pendant la fête des morts.

— C'est donc encore toi, Onimasa, fit Sadamaro en sortant son sabre. Comme toujours ! J'imagine que je vais devoir te tuer... Dommage.

Kairii se rua sur lui. Le jeune Otsuki — qui était un fin duelliste, il faut le reconnaître — lui enfonça son sabre dans le côté jusqu'à la garde, mais mon ami ne semblait pas sentir la douleur. Je déglutis, très inquiet. Allais-je perdre mon ami cette nuit-là, juste après l’avoir enfin retrouvé ? Cependant, à ma grande surprise, la silhouette de Kairii réapparut derrière son adversaire, sans une trace de sang. Il attrapa Sadamaro par le cou, bloqua sa gorge avec son bras, puis, avec la lance d'un soldat mort dont il s'était emparé, il empala son ancien tortionnaire par le fondement.

Je regardais, aussi fasciné qu'horrifié, le rictus cruel de mon ami — la première trace d’émotion qu’il montrait depuis que je l’avais libéré — alors qu'il enfonçait, pouce par pouce, la lance dans le corps de son ennemi, faisant preuve d'une force tout bonnement incroyable. Ce dernier hoquetait, émettant des gargouillements et des cris atroces, inhumains. Un craquement sinistre se fit entendre, puis la lame de la lance ressortit juste à côté de la nuque de la victime, dont la tête retomba sur le côté. Une odeur absolument écœurante, indescriptible, emplit l’air autour de nous.

— Eh bien, murmura Kairii avec un sourire féroce, tu aurais pu te préparer avant !

Sa boutade se termina par un ricanement métallique.

Je n'avais jamais vu mon ami dans cet état-là. Son rire enfla au fur et à mesure de l'agonie atroce de son ennemi, dévoilant ses dents blanches dans une mimique aussi effroyable que séduisante. Je n'avais pas le souvenir d'avoir vu Kairii perdre autant contenance depuis que j’avais mis mon sabre à son service... C'était un spectacle rare, qui, dans ce contexte, me hérissa l’échine. J’avais l’impression d’avoir perdu pour toujours l’ami que je connaissais.

Mais pour moi, le pire restait à venir. En agonisant sous le rire de Kairii – qui avait temporairement quitté la sphère terrestre, se trouvant dans une espèce de transe meurtrière le rendant méconnaissable et sourd à tout raisonnement – Otsuki Sadamaro posa enfin ses yeux vitreux sur moi. La main sur la poignée de mon sabre, je ne pouvais rien faire d’autre que le regarder mourir à petit feu : il émettait un nouveau gargouillis nauséabond à chaque fois que son corps descendait d’un centimètre sur le pal. Devais-je le décapiter pour mettre fin à ce spectacle insoutenable ? Je ne voulais pas ôter sa vengeance à Kairii, qui avait lui-même tant souffert de la faute de ce monstre, mais d’un autre côté, la cruauté m’avait toujours répugné. Parfois, il fallait savoir prendre des décisions difficiles, certes. Mais il fallait aussi savoir passer l’éponge.

J’étais perdu dans cette méditation, examinant le problème sous tous ses angles, lorsque le crucifié me regarda. Kairii, quant à lui, était déjà en train de s’éloigner. L’homme me regarda, et je crus qu’il allait supplier pour que je l’achève. Mais au lieu de cela, ses yeux s’agrandirent de surprise en me reconnaissant, et une voix déplaisante enfla, montant des derniers tréfonds de sa gorge en feu :

— Je sais qui tu es ! Ce visage, j’étais sûr de le connaître ! Qui l’ignore, chez les Otsuki ? C’est celui de Shirogane no Azumaya, excommunié pour son recours aux arts obscurs, qui quitta le clan pour fonder la branche…

Sa tête roula au sol. Après avoir jeté un regard à droite et à gauche pour m’assurer que personne n’avait assisté à cette dernière malédiction, j’essuyai ma lame tâchée de sang sur mon épaule et rengainai. Sans me presser, je partis rejoindre Kairii qui était déjà sorti dans la cour. Finalement, le choix d’abréger les souffrances de Otsuki Sadamaro s’était imposé de lui-même.

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