Taito : le fils de la dame des neiges II

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Coup de chance ou pas de bol, « Sa Seigneurie » était absente. Prendre en otage Otsuki Sadamaro, puis le contraindre à me conduire à Kairii avant de laisser celui-ci l’exécuter, faisait partie de la seconde phase de mon plan. Il me fallait désormais attendre : Sadamaro, bien qu'il eût une bonne dizaine de garçons qui l'attendaient, les fesses bien chaudes, à la maison, était parti faire la tournée des bordels en ville.

Je mis ce temps-là à profit. Je n'avais rien d'autre à faire qu'à faire le précieux dans une chambre, aussi m'aventurais-je dans les couloirs, mon shamisen sur le dos et une expression d'adorable — ou stupide, au choix — ingénu sur le visage. Au détour d'un couloir ciré, je tombais sur une grande salle où se trouvaient plusieurs garçons déguisés en pages et maquillés, pour certains à moitié nus, étalés paresseusement sur des futons de soie écarlate comme de luxueux chats de race.

Otsuki Sadamaro avait réuni dans cette pièce tout un éventail du fleuron des kagema du pays, qui passaient le temps en jouant aux cartes, buvant, fumant ou grattant un instrument de musique en attendant de se faire culbuter. Certains avaient d'ailleurs pris un peu d'avance, cachés en petits groupes lascifs dans des alcôves. Je vins prendre ma place parmi ces jeunes éphèbes tout naturellement.

— T'es nouveau ? me demanda-t-on en me scrutant des pieds à la tête.

Je répondis par l'affirmative. On pouvait tout aussi bien m'écorcher vif, séance tenante, alors je restais sur mes gardes, le précieux shamisen à la main.

Mais on m'invita amicalement à prendre le thé. En discutant avec les garçons, j'appris rapidement que Sadamaro était, comme je l'avais soupçonné, un horrible maître.

— Il nous maltraite, se plaignit l'un des adolescents parmi les plus âgés. J'en ai marre, je veux partir. Mais c'est impossible.

— C'est un pervers qui ne trouve son plaisir que dans notre tourment, s'enhardit un autre. Je ne devrais sans doute pas te le dire, mais je pense qu'il vaut mieux te mettre en garde.

— Tu as fait une erreur en venant ici, repris le premier.

Je gardai le silence. Je savais qu'ils disaient vrai, mais je me devais de rester dans mon rôle. Un jeune vagabond mort de faim, prêt à tout pour une bouchée de riz chaud.

— La première nuit, tu vas en chier, me dit-on encore. J'espère que tu as le cuir dur !

Je décidai de prendre la parole.

— Vous dites ça pour me mettre à l’épreuve, hein ? fis-je avec un sourire mal assuré.

— Non... Nous, on est bien contents lorsqu'un nouveau arrive. Comme ça, il nous fout la paix pour quelques nuits, le temps de tourmenter sa nouvelle victime... Mais il se lasse vite. Tu verras.

— Quoiqu'on qu’il faut avouer qu’on est plutôt tranquille depuis qu'il a son nouveau jouet...

J’espérai réussir à dissimuler la lueur d'intérêt dans mon regard.

— Il y a un autre nouveau ?

— Oui. Un garçon très beau, qu'il a ramené d'Edo récemment.

— Il n'est pas avec vous ? demandai-je à tout hasard.

— Non... Il est enfermé dans le grenier. Trop rebelle. Il ne laisse personne le toucher, il faut le garder attaché constamment. Comme il refusait de se montrer affectueux, le seigneur Otsuki a ordonné à ce qu'on le garde enfermé.

— C'est son favori, tu vois, observa non sans une pointe de jalousie le plus âgé des garçons.

Je me mordis l'intérieur de la joue pour ne pas jurer. Le favori du seigneur Otsuki ! J'espérais bien que Kairii lui en avait donné pour son argent.

— Mais il prend cher, ça c'est sûr, ajouta un autre.

J'avais de plus en plus de mal à dissimuler ma colère. Il fallait que j'agisse vite.

— Le grenier, ça vous arrive à vous aussi d'y passer ?

— C'est dans la cour du donjon central, on ne peut pas y accéder. Il faudrait nous y emmener. Nous, on ne sort pas d'ici.

Un jeune très joli, que je n’avais pas encore vu, sortit de l’ombre.

— Moi, une fois. Il m'a fait descendre parce qu'il avait besoin d'un deuxième garçon... Je n’ai même pas envie d'en parler, c'était la pire nuit de ma vie.

Je frissonnai.

— Comment ça ?

— Ce garçon dont je te parle, il est enfermé là dessous nuit et jour, sans nourriture, ni eau ni chauffage, nu, ligoté du cou jusqu'à , un pilon dans l'anus et un autre dans la bouche... C'est vraiment horrible, ce qu'il subit. Je le plains, vraiment. Je n’aimerais pas être à sa place.

— Si tu obéis, ça se passe relativement bien, le rassura l'aîné des adolescents.

Il était temps d'agir.

Je laissai là toute cette compagnie et retournais dans ma chambre. Là, je pris mes vêtements et les cachai sous le kimono qu'on m'avait donné. J'y glissai mon couteau, sorti du shamisen, puis repris l'instrument avant de partir à la recherche de l'intendant qui m’avait ramené.

Je le trouvai dans les appartements les plus luxueux du quartier, en train de se relaxer avec une femme. Cette dernière ne devait pas l'intéresser beaucoup, car il la renvoya dès qu'il me vit.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Je m'ennuie, minaudai-je en venant m'asseoir à côté de lui. Et la compagnie des autres pages n'est pas intéressante... J'ai donc pensé vous rendre visite.

L'homme éclata de rire.

— Il faudra bien que tu t'y habitues, pourtant ! Ces « pages », comme tu dis, seront ton unique compagnie à part Sa Seigneurie, jusqu'à ce qu'il se lasse de toi.

— Je vous trouve plus amusant, lui fis-je, me mordillant le coin des lèvres tout en le regardant.

C'était une parodie grossière, je le savais. Néanmoins, cela fonctionnait. J'en étais le premier étonné, me sentant un peu comme un jeune singe qui, venant de découvrir un arc et des flèches dans la forêt, s'aperçoit soudain que, lorsqu'il le manipule d'une certaine façon, l'objet atteint effectivement sa cible.

L'homme avait les yeux braqués sur moi. Je pouvais voir les gouttes de sueur couler le long de son front, sentir l'odeur charnelle et épicée du désir qu'il avait à mon égard. Il y a encore quelques mois de ça, j'étais complètement inconscient de ce pouvoir que je pouvais avoir sur les mâles adultes. Maintenant, j'en usais sans vergogne.

— T'es un petit malin, toi, observa l'intendant, le regard concupiscent.

Je lui souris.

— Allez, viens me jouer un air avec ton instrument !

Je m’assis, sortis le plectre en ivoire de ma manche et commençai à gratter les cordes.

La musique ne l’intéressa que quelques minutes. Très vite, il se désintéressa du shamisen et se leva pour marcher dans la pièce. Je le sentis passer dans mon dos, puis s’agenouiller.

Je ne m’arrêtai pas. Bientôt, je sentis ses mains sur mes hanches, et, pire encore, sa langue sur ma nuque. J’étouffai un rire gêné, feint bien entendu. En réalité, je n’avais qu’une envie : lui planter mon plectre dans l’œil.

— Continue, m’ordonna-t-il d’une voix alourdie par le désir.

Il était difficile d'échapper à ses avances très pressantes. Mais je parvins à me dégager et à le tenir provisoirement à distance.

— Les autres pages... murmurai-je sans cesser de gratter mes cordes. Ils m'ont parlé d'un garçon enfermé dans le sous-sol, et entravé comme un animal...

— Comme un jeune étalon qu'on n'arrive pas à monter, oui, confirma l'homme en tentant à nouveau de m'embrasser. Pourquoi ? Ça t'intéresse, l'équitation ? Je peux t'en faire faire dès maintenant, si tu veux !

Je reconnus là la métaphore du rônin facétieux de la pièce Narukami Fudô kitayama zakura, lorsqu'il propose à un innocent fils de samurai de lui « apprendre à monter à cru ». Notre homme avait des lettres !

— L'idée d'un jeune homme d'une beauté éblouissante, humilié et couvert de sang, me provoque de l'émoi, fis-je avec une voix suggestive qui marchait à tous les coups.

— Toi, tu vas plaire à notre maître ! répondit l'intendant avec un large sourire.

Il se pencha pour m'embrasser à nouveau, et j'aperçus une grosse clé de fer, retenue par un cordon de soie, à l'intérieur de sa manche.

— C'est vous le gardien du grenier ? lui demandai-je alors.

Il hocha la tête.

— En effet. J'y vais souvent, pour vérifier que tout est en ordre. Ça m'arrive de glisser mon daikon entre les belles pêches dorées qui y sont captives, au passage... Un privilège que m'accorde Sa Seigneurie.

Je me mordis la lèvre. Dieux, que je le haïssais !

— Les gardiens vous connaissent, soupirais-je. Vous êtes une personnalité importante ici.

Il ricana.

— Ah, pas vraiment. Je cache mon visage quand j'y entre... Les gardiens sont changés régulièrement. Le nouveau m'a l'air d'être à cheval sur le protocole, et je n'ai toujours pas pu descendre faire mon affaire avec le prisonnier aujourd'hui. C'est pénible, mais c'est comme ça. On ne sait jamais ce qu'il peut y avoir comme fuite. J'ai pas envie d'avoir les tueurs du clan des Neuf Démons aux fesses ! Une voyante m'a dit un jour de me méfier de...

Sa diatribe fut interrompue par un gargouillement sinistre. Le sang s'écoula de sa bouche, alors qu'une plaie béante apparaissait sur sa gorge.

« Les tueurs du clan des Neuf Démons » ... J'ignorais en quoi consistait le reste de la prophétie qu'on lui avait faite, mais je ne doutais pas qu'elle se fut réalisée.

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