Kairii : la marque de l'infamie

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Kairii ouvrit les yeux dans un futon bien moelleux. On l'avait baigné, lavé et épilé à nouveau. Plusieurs visages l'entouraient : ceux d'adolescents comme lui, allant, comme de coutume, d'environ treize à dix-sept ans. Pendant un court instant, Kairii se crut de retour au bordel.

— Tiens, mange, proposa l'un des jeunes en lui tendant des boulettes de riz disposées sur un plateau.

Kairii s'en empara sans demander son reste. Après le riz, on lui donna à boire. Il mangea tout ce qu'il pouvait, puis se laissa retomber sur les coussins, les yeux fixés sur le plafond. Un garçon s'était déjà approché pour lui masser les épaules, tandis qu'un autre lui caressait amoureusement l'entre-jambe. Kairii chassa leurs mains d'un revers des siennes, avant de se caler sur le côté, en rabattant la couette sur lui.

— Bon, comme tu voudras, fit l'un des adolescents en affichant une moue pincée. Tu ne sais pas ce que tu perds.

— Dégagez ! gronda Kairii avec un regard peu amène.

Il se retrouva seul, et ne tarda pas à s'endormir.

Il s'éveilla à la tombée du jour. Par la fenêtre entre-ouverte, Kairii aperçut le soleil rougeoyer derrière les collines. Le murmure des cigales faiblissait, alors que le cri d'un oiseau, invisible dans le couchant, le transperçait de nostalgie. On ne l'avait pas enfermé... Kairii s'étira et se leva : il était bien reposé.

Il lui fallait désormais trouver une arme : on ne lui avait évidemment pas rendu son couteau. Mais au moment où il s'apprêtait à quitter la pièce, des pas se firent entendre : Kairii se précipita sous le futon à nouveau et il ferma les yeux, faisant semblant de dormir.

— Il dort encore, messire, entendit-il dans le couloir. Je crois que le voyage, puis le combat désespéré qu'il a mené en arrivant ont finalement eu raison de sa combattivité.

La voix doucereuse et détestable de Sadamaro arriva alors aux oreilles de Kairii. S'il avait encore eu des poils, ils se seraient hérissés comme les épines d'un porc-épic.

— Je doute que ce garçon perde un jour ses crocs, ricana l'ennemi. C'est un jeune loup féroce. Mais les loups dorment aussi, et c'est probablement le bon moment pour le visiter. Je demanderai à ce qu'on l'attache avant son réveil.

Kairii sentit une main sur sa joue. Il reconnut ce toucher : Otsuki Sadamaro lui caressait le visage.

— J'avais oublié combien tu étais beau, l'entendit-il murmurer. Et on dirait bien que ton petit séjour à Edo t'a rendu plus docile. Je suis heureux de te revoir à la maison, Kairii. Et impatient de te retrouver dans mon lit. Tu dois avoir appris plein de nouvelles choses !

Les doigts de son ennemi juré imprimaient de détestables caresses sur sa peau. Lorsqu'ils passèrent sur ses lèvres, Kairii n'y tint plus. C'était le moment. Attrapant les phalanges de Sadamaro entre ses dents, il le mordit violemment, sautant du lit dans le même mouvement. Malheureusement pour lui, la garde était déjà là, veillant au grain. Une poigne de fer vint s'abattre sur sa nuque, le recollant illico contre le matelas.

— Ligotez-moi ça bien fort ! ordonna sèchement Sadamaro entre ses dents serrées, la main en sang. Un jeune page se précipita, portant bandage et pot rempli d'eau à bout de bras, pour le soigner.

Sa requête exécutée et sa main dument bandée, Sadamaro se planta, narquois et sombre, face à sa jeune proie, qui le regardait d'un air menaçant.

— Moi qui comptais fêter nos retrouvailles dignement ! soupira-t-il, l'air presque désolé. Je pensais naïvement que tu avais pris un peu de plomb dans la cervelle. Entendre décrire tes exploits de chambre dans le futon rouge du Kikuya m'avait fait espérer de grandes choses... Maintenant que tu n'es plus un jeune puceau au goulot fermé, j'imaginais que tu serais l'infatigable et sensuel compagnon de mes nuits. Au lieu de quoi... Tu attaques, éborgnes et tues mes gens, avant de déchirer férocement la main qui te caresse, en guise de salutations.

Avec un soupir théâtral, Sadamaro interrompit sa diatribe.

— Enfin. Il faut croire que je me suis encore trompé sur ton compte... reprit-il en tendant sa main valide. Gengorô, donne-moi le fouet russe. Le grand, en cuir, avec des rivets.

Kairii comprenait sans peine ce que Sadamaro essayait de faire : l'effrayer, à grand renfort de menaces peu subtiles. Mais la douleur physique ne lui faisait pas peur. C'était autre chose qu'il craignait, et, par la grande miséricorde des dieux, son bourreau ne semblait pas disposer à le lui administrer tout de suite.

— Ce fouet me vient du continent, énonça Sadamaro en se méprenant sur le regard de Kairii. Nous autres Otsuki venons comme tu le sais de l'ancien royaume de Silla, qui jouxtait la grande Chine, l'île de Buyan où vivaient tes ancêtres et une immense steppe glacée qu'on appelle aujourd'hui l'empire de Russie. C'est en faisant commerce avec ces Russes que mon grand-père, paix à son âme, a acquis ce magnifique ''chat à neuf queues'', qu'on appelle knout dans la langue barbare des Russes et qui sert à punir les criminels particulièrement récalcitrants. Tu résistes toi-même à toutes les punitions, et la légende prête à Onimasa un peu de ce sang barbare... Nous allons voir maintenant comment tu apprécies ce châtiment.

Sadamaro termina son discours en abattant son fouet sur les cuisses de Kairii, qu'on avait dénudées pour l'occasion. La douleur fut brutale à couper le souffle, mais de courte durée : au grand étonnement de Kairii, Sadamaro le fouetta peu, épargnant même son dos et ses fesses, parties pourtant habituellement réservées à ce genre de punition. Cependant, il ne donna pas son congé pour autant. Kairii le regarda, non sans inquiétude, dénouer son kimono, puis commander d'un geste impatient à sa garde de l'attendre devant la porte, à l'exception de deux hommes en armes.

La suite fut tristement prévisible. Kairii s'y attendait, mais une fois de plus, il constata qu'il ne s'y habituerait jamais. L'expérience était de plus en plus détestable. Son outrage commis, Sadamaro eut l'atroce idée de convier ses deux gardes à abuser de lui comme il venait de le faire. Puis il lui fut poussé un phallus de bois dans le fondement, arrimé solidement à ses reins et ses cuisses : Sadamaro poussa la mauvaise farce jusqu'à lui expliquer qu'il s'agissait d'une réplique de son propre sexe.

— Pour que tu t'habitues, et te résignes enfin à me servir comme il se doit, grinça-t-il avant de lui donner une tape sur les fesses.

Kairii était résolu à ne plus rien montrer. Le visage blanc et inexpressif, les yeux vides, il laissa son visage retomber sur l'oreiller de soie, les membres aussi mou que de la balle de coton.

L'estimant maté pour la soirée, Sadamaro le laissa là.

Malheureusement son bourreau ne lui laissait jamais de répit bien longtemps. Il revint dès le lendemain, accompagné encore une fois de toute sa petite cour.

— Comment te sens-tu aujourd'hui, Onimasa ? demanda-t-il en arrivant devant le misérable corps ligoté de son prisonnier. As-tu bien dormi ? T'es-tu résigné à ton sort ?

Kairii consentit à le regarder. Ses articulations et tendons hurlaient de souffrance : si Sadamaro voulait bien lui détacher les poignets et retirer ce pal de son anus, il serait prêt à lui répondre.

Sadamaro le fit effectivement détacher. D'un geste, il convia ses serviteurs à entrer, apportant une grande cuve d'eau chaude dans laquelle on baigna Kairii et massa ses pauvres membres endoloris. Puis il lui fit apporter son repas, et le regarda se jeter avidement sur la nourriture avec un air satisfait, les bras croisés.

— On m'a rapporté tes faits d'armes, Kairii, lui sourit Sadamaro. Et figure-toi que je suis venu moi-même assister à tes pièces, à chaque fois que tu montais sur scène pour une première. Je savais que tu ferais un acteur formidable !

Kairii lui jeta un regard mauvais. Ainsi, alors qu'il se croyait au moins à l'abri de sa surveillance, Sadamaro avait assisté à sa déchéance.

— J'ai été particulièrement impressionné par ton tout dernier rôle, continua l'infâme. Pas ce rôle de jeune samurai épris d'un écuyer comme tu jouais dans cette pièce stupide la toute dernière fois que tes pieds ont touché les planches du Nakamuraza, non. Je parle de celui du démon-araignée, ce déchu défiguré.

Sadamaro s'arrêta un instant pour prendre une gorgée de saké.

— Quel rôle extraordinaire, taillé à ta mesure, et quel scénario ! Cette sombre histoire d'un maléfique bandit aux désirs pervers, qui se transforme en démon pour parvenir à ses fins ! Il paraît que Chikamatsu, à qui tu t'es offert sans vergogne, aurait dit qu'il avait eu la vision de ce rôle en te voyant la première fois. Merveilleux, n'est-ce pas ? Comme lui, tu es prêt à tout pour parvenir à tes fins. Comme un vil démon soumis à ses désirs les plus pervers, tu as laissé de nombreux hommes déverser leur semence dans ton abdomen, avant, pour la plupart, de les faire périr d'horrible façon... Tu as soumis tout le quartier des bordels à ton bon vouloir, tissant une toile de stratégies, empoisonnant et tuant sans vergogne... On m'a tout dit, Kairii. Tu es véritablement devenu un démon de la lubricité !

— Assez ! hurla Kairii, fou de rage. J'ai fait ce que je pouvais pour survivre. C'est de votre faute, c'est vous qui avez de moi une putain !

Sadamaro sourit.

— Tout à fait. Mon putain, Kairii. Et je veux que tout le monde le comprenne.

D'un signe, il ordonna à un serviteur de venir.

— Allez me chercher maître Horikatsu.

Kairii leva le menton pour voir ce qui se tramait. Maître Horikatsu ? À quel nouveau bourreau Sadamaro allait-il encore le livrer ?

— Tu t'imagines que tous tes mauvais traitements vont réussir à me briser, lâcha-t-il haineusement à son interlocuteur, mais tu te fourvoies totalement ! Jamais ne te céderai.

— Mais je le sais bien, sourit l'infâme. J'ai donc décidé que tu passeras toute ta vie ici, à mon service. Je te relâcherai dans la nature lorsque j'en aurai assez de toi, ou quand tu auras vieilli. Mais dis-toi bien qu'à partir de maintenant, tout le monde verra ton vrai visage.

Le serviteur revint, accompagné d'un homme entre deux âges, à l'air innocent et replet. Sans jeter un regard à Kairii, il commença à déballer ses instruments : des palettes à pigment et un jeu d'aiguilles montées sur une longue tige de bambou.

Un tatoueur. C'était un tatoueur qu'avait fait venir Sadamaro pour le torturer. Comme le dernier des parias, un condamné à la déchéance, Sadamaro projetait de marquer son infamie sur son corps même !

— Un tatoueur... Qu'est-ce que vous allez m'imprimer sur la peau, bande de rats sans honneur ? glapit Kairii en tentant vainement de se dégager.

Sadamaro fit un nouveau signe à ses hommes. Ces derniers vinrent tenir les épaules de Kairii.

— Tenez-le bien, ordonna-t-il avant de s'adresser à Kairii : la marque de ton nouveau statut, mon joli. Que tu porteras sur ton dos jusqu'à ta mort, même une fois que je t'aurais relâché. Ainsi, tout le monde verra que tu m'as appartenu.

— Non, grogna ce dernier, ne faites pas ça !

— Tu verras. Ça va doubler ton quotient érotique, ricana Sadamaro. Il paraît que les plus belles putains d’Edo dépensent tous leurs gains pour se faire tatouer !

Kairii ne sentit presque pas la douleur lorsque le tatoueur enfonça la tige surmontée d'aiguilles sur la peau de son dos. Mais il hurla de rage, menaçant des pires enfers toute la compagnie qui présidait à sa déchéance.

— Bâillonnez-le, finit par ordonner Sadamaro, que les éructations de Kairii n'amusaient plus. Qu'il se tienne tranquille.

Au bout d'une quarantaine de minutes de ce régime, Kairii commença à ressentir une torpeur lourde et moite. La sueur se mit à couler sur ses tempes, collant ses cheveux à son crâne.

— C'est la fièvre du tatouage, lui expliqua Sadamaro en lui caressant le front. Ça passera, et quand le maître aura fini, tu dormiras comme un bébé.

C'est ce qui se passa en effet. Épuisé par la tension, la colère et la douleur, mais aussi par le produit qui circulait désormais sous sa peau, Kairii ferma les yeux. Il ne parvenait plus à lutter contre le sommeil.

— C'est le pouvoir hypnotique de l'araignée, entendit-il dire le tatoueur, dont il entendait la voix pour la première fois. Ce motif est puissant. Il produit toujours cet effet-là.

— L'araignée... articula Kairii d'une voix pâteuse. Quelle araignée ?

Il n'eut pas le temps d'entendre la réponse. Il sombra dans un sommeil lourd et sans rêve, emportant avec lui le ricanement de son ennemi.

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