Taito : le nouveau client

5 minutes de lecture

Je le plantai là, me précipitant dans la direction qu'il m'avait indiquée. J'étais trop impatient pour recouper les informations que je venais d'obtenir. J'avais hâte de voir Kairii... Aussi, je fus énormément déçu en constatant qu'il était absent de la clairevoie du Kikuya. Derrière celle-ci, quelques adolescents me regardèrent d'un air morne. En levant les yeux, j'aperçus de la lumière à l'étage, et entendis des accords de shamisen. C'est lui, me persuadai-je. Et perdant toute prudence, je m'enfonçai dans une ruelle adjacente pour grimper discrètement le long du mur, caché dans l'ombre. Avisant une petite fenêtre menant sur une pièce d'intendance vide, je me glissai à l'intérieur. Une fois dedans, j'ouvris discrètement la porte, me trouvant dans un long couloir. Je pouvais entendre des rires et des voix derrière les cloisons de papier blanc, ainsi que des bruits plus explicites.

J'inspectai les chambres une à une. Il y avait de nombreux jeunes hommes, mais de Kairii, nulle trace. Ouvrant discrètement une cloison, j'assistai, écœuré, aux ébats d’un homme dans la force de l'âge, qui était en train de besogner un tout jeune garçon. Le visage inexpressif, ce dernier subissait les assauts du client en silence. Son regard mort croisa le mien. Il ne devait pas avoir plus de treize ans.

Je quittai la pièce.

Il me fallait procéder autrement. Je ressortis pour refaire mon entrée, par la grande porte cette fois-ci. La tenancière, une femme d'âge mûr très maquillée et apprêtée, vint m'accueillir, ne pouvant cacher sa surprise en me voyant. Normalement, les jeunes de mon âge ne se payaient pas de prostitués mâles. C'était un plaisir réservé aux hommes mûrs et établis.

Je décidais de clarifier la situation dès le début.

— Je veux passer la nuit avec un kagema, lui annonçai-je en montrant le contenu de ma bourse. Il paraît que vous avez un tayû extraordinairement beau...

Sa main aux ongles griffus comme une patte de dragon appuyée contre le pilier de l'entrée, la femme secoua la tête. Mais je vis qu'elle lorgnait l'argent.

— C'est impossible, me dit-elle d'une voix basse et rauque, visiblement abimée par le tabac et l'alcool. Celui que vous voulez est indisponible pour le moment, et puis de toute façon, pour un tayû il vous faut une introduction. Mais je peux vous avoir un autre garçon, si vous en voulez vraiment un.

Elle termina sa tirade en me scrutant avec une curiosité à peine dissimulée. Je relevais mon écharpe sur mon nez.

Indisponible pour le moment, avait-elle dit... Je frissonnai. Kairii était-il avec un client ?

— Non. C'est lui que je veux, insistai-je. Si vous ne me le donnez pas, j'irais dépenser mon argent ailleurs.

J’avais entendu dire que le tarif pour se payer un kagema commençait à un ryô. Pour cette somme, on pouvait passer deux heures en compagnie d'un adolescent entre seize et dix-huit ans. Si on voulait passer toute une nuit ou toute une journée avec ce même garçon, il fallait payer le triple. Et c'était encore plus cher si on « louait » le kagema pour se rendre à une fête, par exemple. C'était une marque de prestige que de montrer à la galerie son petit protégé, surtout s'il était beau et cher, ou si c'était un acteur connu. Sans compter que ces prostitués avaient de réels talents d'animateurs : ils savaient danser, chanter, réciter des tirades célèbres, jouer de la musique, et étaient en général spirituels et amusants. Les plus recherchés étaient ceux qui jouaient des rôles de guerriers sur scène. Ces acteurs donnaient pour un temps l'illusion au riche marchand qui avait déboursé tant d'argent qu'il était un vertueux samurai, se baladant avec son jeune compagnon d’armes, avec qui il allait connaitre une mort héroïque sur le champ de bataille.

Je l'ignorai alors, mais étant véritablement un samurai qui connaissait les codes de sa caste sur le bout des doigts et maniait le sabre bien mieux que le plus expérimenté des acteurs, Kairii s'était rapidement bâti une solide réputation à Edo qui lui avait valu de se placer parmi les kagema les plus chers et les plus demandés. La femme ne se priva pas de me le rappeler.

— C'est votre première fois à Yushima ? me demanda-t-elle avec un ton un peu condescendant.

Je hochais la tête.

— Vous êtes venu pour notre tayū ?

J'acquiesçais à nouveau. Elle croisa les bras :

— Vous connaissez les prix et le protocole, avec lui ?

Cette fois, je restais silencieux.

— Tenez, fit-elle en me tendant un carnet relié, pris sur une console près de l'entrée. C'est ce qu'à écrit Hiraga Gennai sur notre Yukigiku dans son guide des maisons de kagema : Trois Nuits.

Encore de la lecture... Cette fois, c'est elle qui me fit l'article directement. Je n'eus même pas à lire.

— Kikuya no Yukigiku, seize ans. Surnommé la « perle de Yushima », ce jeune acteur résidant au Nakamuraza, où il se spécialise dans les rôles de guerriers, excelle en musique, en danse et en chant. Sa beauté extraordinaire, d'une troublante androgynie, fut louée par Saikaku lui-même, qui la dit même un peu « effrayante » : Convié à une soirée dans la chaude hospitalité des maisons de thé de Yushima, mon humeur légère fut troublée lorsque, croisant le regard du courtisan à la beauté surnaturelle qu'on appelle Yukigiku, j'ai repensé à ce masque au sourire vaguement démoniaque accroché dans le sanctuaire abandonné où je m'étais réfugié une nuit sans lune, écrit-il à son sujet. Cependant, ses abords froids et durs cachent une nature passionnée et sensuelle qui sait se révéler dans l'intimité de la chambre. De caractère stoïque et réservé, il est populaire auprès des femmes comme des hommes, qui trouveront dans l'étroitesse de son chrysanthème une délicieuse récompense aux efforts déployés pour le courtiser.

Je regardai la patronne. J'espérais que mon regard servait de diversion à mon indignation : mes doigts étaient serrés sur le carnet, au point d’en faire jaunir les jointures.

— La durée d'un bâton d'encens, six ryô, énuméra-t-elle. La nuit, c'est cinquante. Et ce n'est pas sûr qu'il vous accepte. S'il ne veut pas, il n'y a rien à faire pour le faire changer d'avis, je vous préviens. Il a un caractère particulièrement difficile, et il peut même se montrer désagréable lorsqu'on le contrarie.

Cette idée me rassura. Kairii s'en sortait bien, finalement. Je soupirais de soulagement.

— Je suis prêt à prendre le risque, répondis-je. Vous voulez bien me conduire à lui ?

La femme me fixa en silence. Son regard dur et rusé se radoucit un peu, devenant presque bienveillant.

— Je voudrais bien, mais comme je vous l'ai dit, il n'est pas disponible ce soir... Il est de sortie. Je peux vous mettre sur liste d'attente, si vous voulez.

Liste d'attente... Kairii était donc obligé de prendre des clients. Mon cœur se serra de pitié et de colère. Bien sûr, je n'étais pas encore certain que ce Yukigiku soit bien mon ami. Je remerciai donc et promis de repasser. Il était inutile de demander où était Kairii : je savais que les maisons de thé avaient pour politique de ne pas révéler ce genre d'information aux clients. La mort dans l'âme, je restai dans les parages, puis, remarquant que j'attirais trop l'attention, je retournai dans la première maison où je m'étais arrêté.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0