La dernière nuit

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Kairii rentra dans la maison de thé au bord des larmes. La conversation qu'il avait eue avec Sakabe et, plus largement, les trois jours qu'il avait passés avec lui l'avaient remué. Sans savoir pourquoi, il sentait que quelque chose allait arriver. Il en avait le pressentiment.

Le personnel, sachant quel leur tayû allait rentrer épuisé et aurait besoin de se détendre après ces trois jours de travail intense, lui avait préparé un bain bien chaud. Kairii se détendit dans l'eau, enfila un yukata de lin tout simple et se rendit dans sa chambre pour fumer et se restaurer d'une collation légère. Là, il convoqua Naogiku.

— Tu veux que je dorme avec toi ce soir ? lui proposa le garçon.

Kairii secoua la tête.

— Non, je préfère être seul cette nuit... En revanche, j'aurais un service à te demander.

Naogiku posa ses yeux noisette sur le tayû. Il comprenait aisément qu'après trois jours passés au lit à satisfaire ce Sakabe Hideki, monté comme un cheval, plus assoiffé de sexe qu'un chien en rut et aussi endurant qu'un buffle, Yukigiku ait envie de dormir seul. D'autant plus que, comme il le savait, son ancien amant était du type solitaire, et qu'il avait des difficultés à frayer avec les gens trop longtemps. La fréquentation intensive de Sakabe trois jours durant avait dû beaucoup le fatiguer.

— Je voulais juste te dire que j'ai pris des dispositions pour te léguer mes meubles, mes costumes, mes instruments et tout ce que je possède en propre ici et que les clients m'ont donné, lui apprit Kairii. Au cas où il devait m'arriver quelque chose.

Naogiku fronça les sourcils.

— Tu es menacé ? Un prétendant éconduit qui parle de te tuer ?

Le cas n'était pas rare parmi les kagema, surtout les plus populaires.

Mais Kairii secoua la tête à nouveau.

— Non, c'est pas ça, fit-il en reposant sa pipe dans sa boîte avant de croiser les bras. C'est juste que... J'ai une sorte de pressentiment. Je me trompe peut-être, mais je préfère mettre les choses au clair... Tout est consigné là. J'ai aussi marqué ce que je voulais que tu donnes aux commis, notamment celui de Harumi... T'as intérêt à le faire, Nao.

Son regard se fit soudain menaçant.

Naogiku sentit une main glaciale étreindre son coeur. Non pas à cause de la menace de Yukigiku, mais à cause du pressentiment dont il parlait. Le tayû était le fils d'un yamabushi, il avait du reikan : tout le monde le savait. Il avait accès à des choses inconnues du commun des mortels. S'il disait que quelque chose allait arriver... Alors il fallait s'attendre à ce que ça soit vrai.

— Tiens, fit Kairii en lui tendant une feuille de papier pliée et cachetée. Garde ça bien planqué. Ne le sors que s'il m'arrivait quelque chose.

Naogiku prit la lettre en silence. Il releva son regard franc sur le tayû.

— T'es sûr que tu ne veux pas que je dorme avec toi cette nuit ? insista-t-il. Je peux te faire un massage. T'en as peut-être besoin.

— Non. La seule chose dont j'ai besoin, c'est d'être tranquille.

Naogiku fit disparaître la lettre dans sa manche.

— Comme tu voudras, fit-il, l'air légèrement pincé.

Kairii dormit peu. Il ne pouvait chasser cette impression persistante que c'était la dernière fois qu'il dormait dans ce futon. Il resta au lit relativement tard le lendemain matin, puis descendit rapidement, déjà prêt et habillé pour aller au théâtre. Il avait une représentation dans la journée.

— Yuki ! l'interpella la patronne dans l'entrée. Quelqu'un a demandé après toi, hier soir.

Le garçon leva un sourcil.

— Un client ?

— Un jeune homme de ton âge, lui répondit la patronne en baissant le ton. Je ne l'avais jamais vu... Il était très beau, très grand, et ses cheveux étaient gris.

Kairii sentit son cœur tomber dans ses genoux. Son émotion dut se voir, car elle se refléta sur le visage de la patronne, qui prit une expression inquiète.

— Vous a-t-il dit où il allait ? souffla Kairii d’une voix hantée.

— Non, répondit la femme en un murmure. Il est reparti... Mais je lui ai dit que, s'il voulait te voir, tu serais sur scène aujourd'hui, au Nakamura-za.

Kairii enfila rapidement ses sandales de paille. Il passa l'entrée, puis s'arrêta.

— Toyoteru, murmura-t-il sans se retourner. Merci pour vos bons traitements.

La femme, les bras croisés, acquiesça en silence, ses yeux embués fixés sur la haute silhouette vêtue de noir de Yukigiku. Sans savoir pourquoi, elle eut envie de pleurer. Le tayû franchit la porte sans qu'elle puisse lui répondre.

Du reste, ce fut la dernière fois qu'elle vit le garçon.

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