Le serment

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Le samurai passa le reste de la journée à étudier les stratégies que lui enseignait Kairii. Il en avait oublié le désir qu'il avait pour le garçon, et le fait que c'était la dernière journée qu'il passait avec lui avant longtemps. On leur monta leurs repas, du thé, des gâteaux, du tabac... Pour les trouver, à chaque fois, penchés en grande concentration sur la table de jeu.

— Yukigiku est vraiment une créature démoniaque, ricana l'un des kagema qui était monté voir s'ils n'avaient pas besoin d'un troisième larron. Il a réussi à mettre sous sa coupe son « adversaire » le plus récalcitrant, ce samurai de Satsuma... Le type est tellement envouté qu'il en oublie même de baiser !

— Un vrai gâchis, renchérit un autre. Moi, je me le taperais bien, ce client !

Lorsque la nuit tomba, Kairii sentit l'énergie lui revenir. Il s'étira comme un chat, sous le regard fasciné de son amant. Ce dernier, absorbé par le jeu, avait complètement oublié qu'il se trouvait en face d'un garçon aussi beau.

— Allons faire un tour dehors, proposa Kairii. J'ai envie de prendre l'air, un peu.

Sakabe accepta. Il sortit son bien-aimé hors du quartier réservé. Yukigiku, portant sur les épaules le haori de son amant, avait presque l'air d'être son jeune nenyû. Le samurai emmena son protégé manger dans un restaurant réputé, où de jeunes musiciens ambulants faisaient étalage de leurs talents et de leurs charmes. Kairii, parce qu'il était à l'extérieur de Yushima, portait des vêtements sobres. Son visage était nu, sans la moindre trace de maquillage. Il était méconnaissable. Si beaucoup lui jetèrent des regards à la dérobée, admiratifs de sa beauté, personne ne devina qu'il était le tayû du Kikuya. Presque tout Edo avait entendu parler de lui, mais en réalité, peu l'avaient vu en vrai.

Lorsqu'ils eurent fini de jouer, les jeunes iroko vinrent racoler près de leur table. Kairii songea un instant à les chasser, avant de se rappeler qu'il n'était pas sensé être jaloux de jeunes putains mâles qui agitaient leurs derrières bien serrés sous l'étoffe du kimono devant son client. Lui, après tout, n'aimait pas la chose.

Sakabe s'efforçait de les ignorer, pour ne pas offenser son compagnon. Il savait les garçons facilement jaloux. Mais Kairii posa son regard froid sur eux, les invitant à se rapprocher.

— C'est combien, la passe ? demanda-t-il à un garçon qui lui faisait de l'œil.

— Deux ryô, messire, lui répondit-on.

Ce n'était pas très cher. Kairii colla son dos contre Sakabe, qui, les sourcils froncés et les yeux volontairement détournés, buvait du saké.

— Tu m'en payes un ?

Sakabe grogna.

— Pour quoi faire ? Tu ne seras pas capable de les monter. Tu n'es pas fait pour ça, Yuki.

Ce dernier dissimula une mimique agacée.

— Vous pensez que je n'ai pas de besoins, de ce côté-là ? Je suis un individu de sexe masculin, moi aussi, lui rappela-t-il.

Un peu outré, Sakabe le regarda. Il observa la lèvre inférieure de son amant, sensuelle et virile, la ligne dure de sa mâchoire et ses yeux aux coins affutés.

— Si tu veux, je te paye une fille, lui concéda-t-il. Mais je veux que tu fasses ton affaire rapidement, et que tu n'oublies pas de te montrer affectueux après.

— Des filles, j'en ai à la pelle, quand je le désire, répondit Kairii en bâillant. C'est un garçon que je veux... Mais oubliez ça. L'envie m'est passée, de toute façon.

Il chassa les jeunes iroko d'un geste de la main. Ces derniers allèrent vendre leurs charmes ailleurs, vexés.

En sortant du restaurant, Sakabe loua une barque pour faire un tour sur l'étang Shinobazu. Il rama jusqu'à un endroit reculé, sous le regard mi-blasé, mi-amusé de Kairii qu'il n'avait pas laissé l'aider. Puis, ayant caché l'embarcation sous un saule pleureur, il étreignit son jeune compagnon.

— Vous savez ce qu'on dit, fit ce dernier en plantant son regard profond dans le sien. Les saules près de l'eau, la nuit... Et les âmes des noyés. Cette barque pourrait être celle qui mène au Jigoku. Vous saviez que le dernier niveau des Enfers est entouré d'eau ?

— Arrête un peu, souffla Sakabe en s'affairant à remonter son kimono. Tes histoires d'horreur, ça ne prend pas avec moi... Pour moi il n'y a ni enfer ni paradis. Tu as du tsûwasan ?

Kairii lui tendit la petite enveloppe en silence. Sakabe la prit en souriant.

— Vous autres, vous avez toujours ces trucs là cachés dans vos manches, prêts à les sortir dans les endroits les plus incongrus... À ce niveau-là, c'est presque de la prestidigitation !

— Disons qu'on préfère être prévoyant. C'est ça, ou des hémorroïdes couplées d'une incapacité à aller à la selle pendant une semaine. Je connais un putain qui en est mort, d'ailleurs.

— Oh, arrête d'être si vulgaire ! l’exhorta Sakabe, qui trouvait néanmoins l'humour noir et pince-sans-rire de Kairii amusant. Tiens, prépare la poudre toi-même.

Il lui fourra dans la bouche le contenu de l'enveloppe, que Kairii mâcha sans conviction. Lorsque la pâte fut prête, il la recracha dans sa main, avant de s'en enduire copieusement le fondement. Mieux valait trop que pas assez.

Encore une fois, il constata avec horreur que l'affaire était loin de lui déplaire. Sakabe connaissait le garçon, à présent, et il y allait doucement, ayant toujours la délicate attention de lui caresser le pénis pendant l'acte. Kairii cacha son visage dans sa manche : il était face à son partenaire et ne voulait pas que ce dernier voie ses joues empourprées.

On s'habitue à tout, pensait-il en mordant la soie de son kimono. Même à des choses aussi honteuses et désagréables.

— Pourquoi te caches-tu ? murmura Sakabe en lui prenant gentiment les poignets. Il n'y a pas de honte à aimer répondre à l'amour de son nenja. Montre-moi ton visage, Yuki.

Il poussa doucement la manche qui dissimulait le visage du jeune homme. Ce dernier lui jeta un rapide regard, et l'espace d'un instant, Sakabe le vit vulnérable.

— Yuki, murmura-t-il en sentant la sève monter.

Il déversa sa jouissance dans le corps du garçon, accompagnant l'expression de son plaisir d'un râle bref. Les yeux posés sur le saule pleureur au-dessus d'eux, dont les longues branches les abritaient, Kairii attendit que son amant ait fini de reprendre son souffle. Sakabe aimait rester un peu à l'intérieur de lui après avoir joui : il n'y avait rien d'autre à faire qu'à patienter.

Comme de coutume, le samurai lui déclara à nouveau son amour.

— Tu sais, Yuki... Je t'aime à en mourir. Je voudrais rester auprès de toi pour toujours, et dans les huit incarnations à venir.

— Sept, murmura Kairii dont le regard flottant n'avait pas quitté le saule, et le ciel étoilé qu'il pouvait apercevoir à travers les feuilles. Il y en a sept... Tu ne pourras pas te réincarner plus de sept fois, Sakabe Hideki.

Ce dernier le regarda. Cela faisait des mois qu'il fréquentait ce garçon, mais il restait toujours aussi mystérieux.

— Yuki... Dis-moi ton vrai nom. Ton nom de naissance. Celui que tu avais avant de devenir un kagema.

Kairii déplaça ses pupilles sur le samurai. Il avait une subite envie de lui dire la vérité.

— Je m'appelle Kairii, répondit-il. Ça s'écrit avec les caractères de Brume et celui du douzième signe du zodiaque chinois, le sanglier. On le lit normalement Kirii, mais dans ma famille qui est du nord, on a toujours dit Kairii.

Sakabe le contempla.

— Kairii... murmura-t-il. C'est un très beau nom.

Le susnommé tourna la tête.

— Il paraît, fit-il avant de bâiller.

Kairii commença à s'agiter. C'était bientôt l'heure de rentrer : la « location » de Sakabe touchait à sa fin. Il allait devoir raccompagner le jeune homme à son okiya et le laisser : le lendemain, Kairii avait une représentation et les patrons avaient demandé à ce qu'il rentre tôt. Maintenant que le jeune homme était devenu un acteur célèbre, c'était plus compliqué de l'avoir.

— Kairii-kun, résonna soudain la voix de Sakabe Hideki. Enfuyons-nous d'ici tous les deux. Dès ce soir.

Kairii tourna la tête vers Sakabe. Il était surpris, mais de toute façon, son offre ne changeait rien.

— Impossible, répéta-t-il pour la énième fois. Si je pars, Tai sera tué.

— Alors, allons délivrer ce Tai. Je t'aiderai.

Le regard glacial du tayû se posa à nouveau sur lui.

— Vous êtes conscient du fait que si je le retrouve, et que je le tire de ce traquenard en un seul morceau, nous partirons tous les deux en vous plantant là, admettant que je décide de passer outre toutes les humiliations que vous m'avez fait subir et vous laisse la vie sauve ?

Le samurai appuya sa joue sur son poing.

— Tu feras ce qui te semble le mieux, Kairii, fit-il en le regardant.

Kairii hésitait entre la colère ou l'espoir. En effet, s'il partait dès ce soir... Et si Sakabe l'aidait... Il avait peut-être une chance. Ce dernier aurait pu faire croire qu'il l'emmenait quelque part, et dans tous les cas, on croirait d'abord qu'il l'avait enlevé, n'imputant aucune responsabilité à Kairii. Tai n'aurait donc pas à souffrir de représailles... Et ils auraient le temps de le retrouver avant que les Otsuki ne réagissent.

D'un autre côté, Kairii ne pouvait ravaler sa fierté. Qu'allait-il dire à Tai, lorsque ce dernier serait devant Sakabe Hideki ? Comment allait-il le présenter à son ami ? Voici l'homme qui m'a impitoyablement violé pendant des mois, alors que j'étais prisonnier d'une maison de putains ? Sakabe avait beau faire montre de certaines qualités, au bout du compte, toute relation normale avec lui était impossible. S'il l'avait connu dans d'autres circonstances, peut-être... Mais il ne devait pas perdre de vue que Sakabe était son ennemi juré, un homme qui avait profité de lui de la plus odieuse des manières. Kairii pouvait coopérer avec n'importe qui... Le pire des sicaires, le plus ignoble des tueurs. En revanche, il était incapable de s'allier à un homme qui l'avait humilié. Sakabe connaissait le secret de sa honte, il en était le témoin, l'acteur et le dépositaire. Toute réconciliation était impossible. Il devait mourir, point barre.

— Je n'ai pas besoin de votre aide, Sakabe Hideki, annonça-t-il alors d'une voix métallique qui glaça le samurai. Le jour viendra où je serais libéré de ce joug, de mon propre fait. Là, préparez-vous à mourir de ma main. Où que vous vous trouviez, je vous retrouverai, soyez-en assuré. Je décollerai votre tête, et je la lèverai bien haut face au ciel pour montrer au monde entier que je me suis vengé. Ensuite, et bien, je la laisserai aux corbeaux.

Sur ces paroles glaciales, Kairii se leva et quitta la barque. Il sauta sur la berge et s'éloigna, rentrant de son propre chef au Kikuya.

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