La danse du chaudron qui chante

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Je m'éveillai le lendemain pour trouver mon nouvel ami déjà debout, revêtu de ses plus beaux atours. Il portait un kimono magnifique en brocart rouge et or, sous un pantalon de cérémonie en soie peinte. Seul le vêtement du dessus était noir. C'était la première fois où je le voyais dans un costume aussi somptueux, et j'en restais bouche bée.

— Arrête de me regarder comme une carpe tout juste pêchée et va te préparer, m’ordonna-t-il. Je t'ai sorti ton costume.

Évidemment, je fus incapable de le mettre tout seul. Kairii dut m'aider.

Il recouvrit ensuite mon visage d'une crème épaisse et de poudre de riz, peignant ma bouche et le coin de mes yeux en rouge et dessinant deux petits points noirs à la place de mes sourcils, avant de me jeter un peigne en paulownia auquel il manquait deux dents.

— Coiffe-toi. Mets de la cire et attache tes cheveux en chignon shimada. Après, tu mettras ça.

Il me donna un eboshi en gaze de soie violette, assorti à mon kimono. Le sien était rouge.

Je le regardai se poudrer le nez en deux temps, trois mouvements.

— On dirait que tu as fait ça toute ta vie, observai-je en le regardant se passer la crème en trois coups de pinceau précis, avant de jeter son visage dans la poudre de riz.

— C'est quasiment le cas, dit-il. Je suis devenu chigo à sept ou huit ans, si je me souviens bien. Et Kiyomasa n'avait pas le temps de m'aider, tu vois. Sans femme à la maison, j'ai dû apprendre tout seul.

— Comment devient-on chigo ? lui demandai-je, songeant que j'ignorais tout sur ce métier.

— En étant vendu à une école de théâtre ou placé dans un temple ou un sanctuaire, répondit-il, les yeux baissés sur la boite de cinabre. Ceux qui ont de la chance entrent alors en apprentissage chez un maître... Mais la compétition est rude.

Je plissai les yeux.

— Ton père t'a vendu à une école de théâtre ? lui demandai-je, incrédule. Toi, son fils unique ?

Il me jeta un coup d'œil.

— Il fallait bien qu'on mange. De toute façon, je n'étais que placé en apprentissage. J'ai pu me racheter très vite, avec mes premiers gages.

J'avais du mal à croire qu'un samurai en soit réduit à une misère telle qu'il vende son fils à ce qui n'était, au fond, qu'une maison de passe. Mais c'était une époque troublée. Tout était possible, et même les samurais crevaient de faim.

— Comment décide-t-on de ceux qui deviennent prostitués et ceux qui deviennent danseurs de kagura ? lui demandai-je alors.

— La capacité à incarner les dieux sur scène, me répondit-il. On commence par apprendre la danse et la musique, comme les geishas. Mais au bout d'un an environ, on passe une cérémonie où le maître regarde si l'on est apte à être possédé ou pas. C'est le kuchi biraki, « l'ouverture de la bouche ». Beaucoup n'y arrivent pas. Là, on apprend le nom de son shugojin et on commence à danser le kagura.

C'était comme pour ma sœur, l'aspect artistique en plus.

— Que deviennent ceux qui ratent ? lui demandais-je.

Kairii releva les yeux sur moi. Avec le maquillage, son visage avait complètement changé. Je retrouvais le jeune Shengshun.

— Ils deviennent putains, me dit-il en souriant. Heureusement, ce n'était pas mon cas.

— Tu as réussi à être possédé ?

— J'ai fait semblant, répondit-il en me jetant un regard de côté. J'ai observé les autres entrer en transe et je les aie imités. Non pas que ce soit facile : ils faisaient des bonds partout, à tel point qu'il fallait trois assistants pour les maintenir par terre ! Je ne te raconte pas comme c'est physique, ce rite. Bref, j'ai fait comme eux et lorsque le prêtre m'a interrogé, j'ai sorti un nom de dieu au hasard.

— Tu as dit quoi ?

— Izuna Daigongen, ou un truc comme ça... En tout cas, ça a marché. Je suis devenu chigo.

Izuna Daigongen. Le même dieu qui avait été le shugojin de ma sœur. Le choc de cette révélation ne prit tout son sens qu'après : pour le moment, j'étais trop fasciné par mon nouvel ami pour opérer des rapprochements, fussent-ils évidents.

— Tu l'as échappé belle, souris-je.

Il se releva.

— À qui le dis-tu ! De toute façon, je ne les aurais pas laissés m'enfermer dans une maison de passe ou devenir le jouet de ces pervers de moines, et Onimasa non plus.

— Onimasa ?

— Mon géniteur, me rappela-t-il.

C'est alors que je réalisais que son père se faisait également appeler comme ce personnage légendaire qui était censé avoir combattu à Sekigahara, un siècle plus tôt. Je le lui dis.

— Kuki Kiyomasa ne peut pas être ton père, lui objectais-je. Il a été tué par Otsuki Hachiyōmaro il y a plus de cent ans !

Je me demandais pourquoi Kairii avait éprouvé le besoin de me mentir. Mais cela me rassurait un peu : le savoir lié au mystérieux clan Kuki m'avait chamboulé.

— Qu'est-ce qui est le plus incroyable, Tai-chan ? me répondit alors mon ami. Que je te mente pour des raisons obscures, que ce soit mon père qui me mente en se faisant passer pour ce Kuki Kiyomasa, ou bien que cet homme soit encore en vie aujourd'hui et m'ai chargé de la mission de le venger et de lever la malédiction qu'à mis son ennemi sur lui ?

Je le regardai.

— La troisième option, évidemment.

— Très bien. Choisis ce que tu préfères croire, Tai. Du moment qu'ainsi tu restes à mes côtés... C'est ça, le plus important.

Il saisit ses deux sabres dans l’alcôve et les passa dans sa ceinture.

— On peut entrer armé dans la résidence d'un daimyô ? lui demandais-je, surpris.

Il me sourit.

— Si on est danseur de kagura !

Ce fut le cas en effet. On laissa entrer Kairii avec ses deux sabres à sa ceinture, et moi de même. Cela me rassurait. Si l'un de ces porcs de samurai me cherchait quelque noise, j'avais de quoi me défendre.

Je dansai le kagura d'Ise avec Kairii toute la nuit. Nous avions besoin de sabres pour cela, mais aussi de rameaux de sakaki, l'arbre des dieux, d'un éventail et d'un instrument à grelot qu'il fallait agiter en rythme en dansant avec des mouvements très lents.

Le kagura, à cause de sa longueur, demande beaucoup d'endurance, mais tout se passa sans problème. Vers quatre heures du matin, l'heure des dieux, le seigneur demanda à ce qu'on exécute pour lui le yudate kagura, le rite du chaudron qui chante : il voulait obtenir un oracle pour l'issue de la bataille à venir.

Kairii expliqua alors que j'étais son assistant et que c'était lui qui allait pratiquer la descente des dieux et moi le questionnement aux oracles. Je n'étais pas peu inquiet. Même s'il m'avait raconté qu'il faisait semblant, je savais que j'en aurais été, personnellement, incapable.

Mais mon nouvel ami était vraiment un acteur de premier ordre. Non seulement il parvint à faire sauter l'eau bouillante en l'air à gros bouillons, comme le mage Kashin dans les Nouveaux récits extraordinaires de la capitale, mais il simula si bien la transe que je me crus être en face du dieu lui-même. Ses yeux devinrent blancs, et j'eus l'impression de le voir s'élever sur place, les jambes croisées en tailleur, avant de retomber assis dans la même position. L'assistance était médusée par ce tour d'illusion.

On fit demander son nom, et il répondit avec une voix à faire dresser les cheveux sur la tête qu'il était Wakamiya Hachiman, le dieu de la guerre. Le seigneur lui demanda alors immédiatement qu'elle serait l'issue de la bataille à venir.

— Vous allez perdre, répondit-il, catégorique. Les Onoda disparaitront jusqu'au dernier.

Le seigneur et sa suite murmurèrent entre eux. Personne ne leur avait jamais fait un oracle aussi désastreux. Je me demandai si Kairii faisait bien de leur dire ça.

En fait, les fils du seigneur étaient déjà partis avec leurs armées sur le champ de bataille : il ne restait au château que les femmes et quelques intendants. Kairii leur annonça la débâcle pour dans deux jours.

— Que va-t-il se passer ? demanda alors le daimyô en fronçant les sourcils.

— Ils seront balayés par une faction inconnue, leur apprit Kairii. Deux hommes vont s'introduire dans leur campement de nuit et couper la tête des chefs, ce qui provoquera la déroute de leurs hommes.

— Impossible ! s'écria le seigneur. Pourquoi les dieux souhaiteraient une chose pareille ?

— Les Onoda ont grandement insulté les dieux en versant le sang inutilement par le passé, leur répondit alors Kairii. C'est pour cela qu'ils disparaissent aujourd'hui.

— Les Onoda n'ont commis aucun crime ! Tu mens ! Tu n'es pas possédé par le dieu !

Cela sentait le roussi pour nous. J'étais en train de me demander ce qui avait pris Kairii, lorsque je le vis ouvrir les yeux, dégainer son sabre et courir sur notre hôte. Il le décapita sur le champ, avant d'engager le fer avec les hommes de sa suite qui se précipitèrent pour venger leur seigneur. Je me précipitais au combat moi aussi : Kairii ne m’avait pas laissé le choix.

Ce fut une boucherie. Kairii ne rengaina son sabre qu'une fois qu'il ne resta plus que des femmes dans le château, auxquelles il jeta un couteau pour leur permettre de se suicider si elles voulaient. En tout, il avait assassiné une douzaine de personnes.

J'aimerais dire que j'étais révolté, mais ce n'était pas le cas. Je haïssais les samurais, et les voir humiliés me réjouissait terriblement. Je demandais tout de même des explications à Kairii.

Warukatta na, Tai-chan, me dit-il comme à son habitude. J'aurais dû te prévenir que j'avais ce plan en tête. Mais si je te l'avais dit, ça aurait éliminé l'effet de surprise, et tu aurais peut-être mal réagi.

Je compris alors que mon association avec Kairii ne devait rien au hasard. Il avait tout manigancé, pour m'obliger à l'aider.

— Tu m'as suivi à mon auberge parce que tu savais que c'était là que les hommes d'Onoda allaient s'arrêter, réalisai-je. Tu savais également que j'avais une expérience certaine du combat réel, puisque tu m'as vu affronter ces hommes qui en voulaient à ma sœur la dernière fois... Ce n'était pas d'un deuxième danseur dont tu avais besoin, mais d'un second couteau. Tu avais tout planifié depuis le début !

Il me jeta un regard innocent.

— Tu m'en veux ?

Je secouai la tête.

— Non.. Tuer sur contrat, c’est mon travail. Je préfère encore le faire pour toi que pour Iga. Mais pourquoi as-tu assassiné la famille Onoda ?

Ayant fini de le nettoyer, Kairii rengaina son sabre.

— Ils font partie de la liste des objectifs que m'a donné Kiyomasa pour ce mois. Le shogun voulait s'en débarrasser : parait-il que ce sont des traitres. Et puis, ils ont été parmi ceux qui ont participé à l'annihilation du clan Kuki, il y a trois ou quatre générations.

Trois ou quatre générations... La vengeance était décidément un plat qui se mangeait froid.

En réalité, être un artiste itinérant n'était qu'une couverture pour lui. Kairii, comme je l’avais compris au premier coup d’œil, était un assassin professionnel, ni plus, ni moins, si ce n'est que lui ne dépendait de personne d'autre que ce Kiyomasa, qui faisait lui-même partie du fameux réseau des « yeux » du shogun. Il suivait ses propres plans, mais il acceptait parfois de rendre ce genre de services pour de l'argent, ou même gratuitement, lorsqu'il estimait que la cause faisait avancer la sienne.

— Se venger coûte cher, m'apprit-il. J'ai besoin d'argent pour financer la lutte. Ne t'inquiète pas, je n'accepte de prêter mon bras que si la cause est juste.

J'avais dû mal à voir comment il décidait si la finalité d'une tuerie était juste ou non. Moi qui accomplissais exactement le même travail que lui, j'avais renoncé à opérer une telle distinction. Chaque cause est juste pour la personne ou la faction qui s'en réclame. Cette justification que donnait Kairii à la violence qu'il exerçait me fit découvrir une autre facette de sa personnalité : il n'était pas si cynique et désabusé qu'il en avait l'air. Il croyait vraiment en ce qu'il faisait.

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