L'engagement

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Nous nous faisions face à face dans la cuve, séparés d'une distance de deux mètres. Les bras allongés sur le rebord du bassin, Kairii gardait la tête renversée en arrière, les yeux clos. Je regardais sa pomme d'Adam saillir de son long cou, me demandant comment il faisait pour tenir cette position inconfortable. J’étais fasciné par les attitudes de Kairii. Sa façon de parler, de bouger me paraissait être le fait d’une créature mystérieuse et exotique, qui me transportait à des années-lumière de ma triste réalité. J'étais à la fois déçu que Brume-du-Douzième-Signe ne soit pas une fille, et heureux que mon nouvel ami et elle soient en fait une seule et même personne.

Lorsqu’il releva la tête vers moi, je lâchai ma contemplation de sa gorge et posai timidement les yeux sur sa bouche. Même si elle n'était plus recouverte de pâte rouge, elle avait toujours cette forme « en deux vagues » caractéristique des beautés chinoises sur les estampes de l'époque classique. C'était un type de bouche au pli à la fois adorable et hautain, très peu japonais en fait, mais qui était très prisé en Chine et avait été importé dans les arts. La cicatrice sur le bord gauche de la lèvre l'adoucissait un peu, lui donnant un imperceptible et énigmatique sourire en coin.

La porte en bois s'ouvrit, et dans la fumée apparurent bientôt deux hommes dans la force de l'âge, qui entrèrent dans le bain après un rapide signe de tête à mon encontre.

Je les vis s'échanger un coup d'œil après avoir vu Kairii. J'étais sûr et certain qu'ils l'avaient reconnu. Après tout, il avait un visage très caractéristique, et tout le monde qui était à Ise à cette époque de l'année assistait au kagura.

Sentant que l'atmosphère avait changé, Kairii releva la tête et posa son regard acéré sur les nouveaux venus. Ces derniers lui firent un signe de tête, avant d'engager la conversation.

— Tu es Brume-du-Douzième-Signe, le chigo qui joue dans Suikoden avec Izumo no Okuni III et Okumiya Kiyomasa ? lui demanda-t-on.

Il les regarda en silence. Ce n'était pas la peine de confirmer. À Ise, tout le monde le connaissait. C’était pour ça, en fait, qu’on lui laissait la place lorsqu’il arrivait quelque part. Kairii était une célébrité dans le coin, comme il me l’avait prouvé au village de Fuwa.

— Je te trouve encore plus beau sans maquillage, attaqua directement le deuxième homme. Je préfère les adolescents qui ont vraiment l'air de garçons, comme toi !

Ces hommes avaient bu. Ils disaient tout haut, sans vergogne, ce que moi – et d’autres, visiblement – pensaient tout bas. Je ne les lâchais pas des yeux, prêt à intervenir si besoin.

— Combien tu demandes de l'heure ? Il y a une fête chez le seigneur Onoda à Naniwa, dans quelques jours. Je voudrais inviter des tabiko. Si tu plais à Sa Seigneurie, il pourrait même proposer de devenir ton danna.

Kairii déplaça son regard sur moi.

— Tai-chan, tu viendrais à Naniwa avec moi ?

Sa proposition me prit de court. Mais comme il était hors de question que je le laisse y aller tout seul, j'acquiesçais. Cela me donnait également un nouveau prétexte pour retarder mon retour au village.

Les deux hommes – qui étaient des samurai au service du seigneur d'Onoda – remercièrent et il fut convenu d'une date. En fait, nous devions partir avec eux dès le lendemain.

Dès qu'ils furent partis, je me tournais vers Kairii.

— Je ne sais pas danser le kagura, lui avouai-je. Et je ne sais pas si c'est bien raisonnable d'accepter la proposition de ces hommes. Et puis quitter une province indépendante, en pleine période de remous contre le bakufu, pour se rendre chez un seigneur qu’on dit toujours fidèle aux Toyotomi...

— Ne t'inquiète pas pour le kagura, m’assura-t-il avec un sourire suave, je t'apprendrai. Quant au reste, fais-moi confiance.

Pouvais-je vraiment faire confiance à Kairii ? Après tout, je ne savais strictement rien de lui.

Néanmoins, la fascination qu'il exerçait sur moi était déjà trop forte. Si je le laissais partir, il allait disparaître à nouveau. Cette seule idée m'était intolérable.

Pour le kagura du moins, il avait raison. Il me montra tous les pas du kagura d'Ise une fois, et cela suffit pour que je les retienne. Depuis quelques années, je faisais montre d'une faculté à mémoriser qui m'étonnait moi-même.

Je partis donc avec lui à Naniwa et les deux hommes, qui nous avaient obtenus des sauf-conduits. Sous la neige, j'attendis, peu rassuré, que les autorités vérifient nos identités à la barrière.

— Mizunoe, Kirii et Kaworu ! nous appela-t-on. C'est vous ?

Kairii s'avança jusqu'à ce que le nez de son cheval touche le garde.

— Oui. Je suis Mizunoe Kairii. Et lui c'est Mizunoe Kaworu.

Je restais impassible. Pourtant, j'ignorais qu'il m'avait donné un faux nom. Sur le papier, je reconnus les caractères de « parfumé » pour Kaworu, tiré du « Dit de Genji », et de « Brume-du-Douzième-Signe » pour Kirii. C'était donc ainsi que son nom s'écrivait. Le drôle d'accent qu'il avait lui faisait prononcer son propre nom « Kairii », mais il s'appelait en réalité Kirii. Il avait dû me trouver particulièrement stupide de ne pas avoir compris tout de suite.

— Vous êtes tous les deux des chigo du sanctuaire d'Ise ? nous demanda-t-on.

Kairii acquiesça.

On nous regarda une dernière fois, puis le garde fit un signe de la main.

— C'est bon. Ce sauf-conduit est en règle : vous pouvez continuer.

Nous avions passé la barrière.

Quelques kilomètres plus loin, je me rapprochai de mon nouvel ami.

— C’est donc Mizunoe, ton nom de famille ? lui demandai-je.

Il me sourit.

— Non, et toi ?

Il lança son cheval au trot, m'empêchant de lui poser une autre question.

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