Les temps oubliés

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Kairii entra dans ma vie d’une drôle de manière. Il surgit comme une ombre venue d’un autre monde. Ou plutôt, il vint comme un oracle chargé de me rappeler à des devoirs depuis longtemps oubliés.

J’étais le fils unique d’un samurai déshonoré, qui dut faire seppuku pour laver son honneur à la suite d’un scandale dont je ne savais rien d’autre que la honte et l’opprobre qu’il jeta sur ma famille. Notre mère le suivit dans la mort, et je dus fuir chez un oncle éloigné, ancien compagnon d’armes de mon père. Ce dernier finit par mourir à son tour. Mais avant cela, il m’avait autorisé à m’installer avec ma sœur dans le village de Kuki, en Iga.

Iga était alors une province ayant un statut particulier. Située à côté de celle de Koga, sa voisine et rivale, proche de la capitale impériale, elle était indépendante du gouvernement central. Le clan qui la gouvernait, la maison Otsuki, issu d’une famille de nobles de cour, avait été chargé, cent ans plus tôt, de l’administrer pour le compte du shogounat. Cernée par d’infranchissables montagnes et d'épaisses forêts, Iga abritait des villages autogérés par des familles de guerriers et de religieux indépendants cultivant la terre et se passant le pouvoir de génération en génération, que l'on pouvait diviser en plusieurs familles étendues : le clan Amago, auquel mon père avait été affilié, les Mito, leurs vassaux et la maison-mère des Otsuki, influente au point d'obtenir son indépendance du gouvernement militaire fraichement formé et dont le chef gouvernait la région. Comme la famille de mon oncle, les Amago, les Otsuki étaient les descendants des Soga, un clan d'origine coréenne qui gérait le « Bureau du Yin et du Yang » jusqu'au milieu de l'époque de Heian et avait donné plusieurs empereurs. Une branche mineure de ces fonctionnaires du deuxième rang avait obtenu des terres et des statuts spéciaux de l'empereur pour services rendus quelques siècles plus tôt et s'était établie dans la région sous le nom de Otsuki, avant le conflit qui mena à l'éviction des Soga du pouvoir au profit des Fujiwara. Quant aux Mito, il s’agissait d’une branche récente, la lignée ayant été fondée par le frère cadet de Otsuki Masamaro pendant la guerre d’Ōnin.

Le village où nous vivions, Kuki ou « village des neuf démons » du nom des fondateurs originels, était situé sur un ravin qui servait de frontière naturelle entre Iga et Koga, une province sauvage qui gardait la route d'Ise. Koga était indépendante comme nous, mais son statut était menacé : en effet, aucun chef fixe ne la dirigeant, elle était peuplée de hameaux éparpillés ci et là, où vivaient des « barbares ». Elle abritait notamment les réfugiés du fameux clan Kuki (aussi dit Naguki) et leurs alliés, ou ce qu'il en restait. Les Kuki formaient une famille autrefois très proche du pouvoir, mais ils l'avaient perdue progressivement au siècle dernier suite à une succession de retournements politiques. Les membres du clan originel avaient tous péri en défendant lors d’une sanglante bataille navale contre les Otsuki, presque un siècle auparavant, mais on disait que certains survivants de la branche parallèle avaient réussi à fuir. Beaucoup de gens dans toute la baie d’Ise, surtout le district de Muro, Toba et Shima, s'en revendiquaient. À l’origine, les deux provinces d’Iga et Koga n’en formaient qu’une, et c’était d’ailleurs les Kuki qui avaient bâti les fondations du village où nous vivions (d’où son nom). Mais suite au conflit aboutissant à la scission de Iga et Koga, les Kuki avaient été évincés d’Iga et relégués vers Ise, dans la province de Koga.

Malgré la menace que faisait peser sur leur indépendance le changement politique qui se profilait dans la lointaine Edo et une paix relative conservée par un fragile équilibre des pouvoirs, ces deux provinces du Kinki continuaient à entretenir des rivalités anciennes. Les Mito, Amago, Otsuki et leurs alliés cohabitaient en harmonie, ayant renforcé leurs liens par de nombreuses stratégies matrimoniales au cours des âges, mais pour des raisons bien compréhensibles, les Kuki vouaient une haine féroce aux Otsuki, qui dégénérait régulièrement en conflits armés. Ce clan ne représentait qu'une petite faction par rapport aux effectifs des deux autres, mais il était paradoxalement considéré comme celui qui possédait la plus grande force militaire. Ses membres s'étaient régulièrement distingués pendant les quatre siècles de guerre civile et ils avaient fournis des généraux célèbres : on disait même qu'ils avaient des relations à Edo parmi les Tokugawa et que ces derniers les utilisaient comme « yeux » pour espionner Iga, la seule province étant restée réellement inféodée à Ieyasu. Ayant refusé de renoncer à leur statut de samurai après Sekigahara, les Kuki, contrairement à nous, ne cultivaient pas la terre. Ils se consacraient exclusivement aux arts de la guerre. On disait qu'ils avaient porté ces derniers à un niveau inégalé : leur style de combat au sabre et celui à main nue notamment était soi-disant imbattable. On appelait cet art martial « Kukishinryū » ou « véritable école des neuf démons » et beaucoup de rônins vagabonds s'en disaient dépositaires pour gagner leur vie, abusant les citadins crédules à Ōsaka ou Kyōto. Ces imposteurs racontaient par exemple qu'ils avaient étudié les arts martiaux dans quelque montagne auprès d'un vieil ermite, qui se révélait invariablement être un célèbre guerrier du clan Kuki dont ils avaient réalisé l'identité en apercevant sous la crasse du kimono le blason aux « Neuf étoiles » qui figuraient les armoiries de ce clan. D'une manière générale, les légendes sur cette famille mystérieuse abondaient : on les disait être des descendants directs de la déesse Amaterasu et son frère Tsukuyomi, le « tengu » ayant formé Yoshitsune au sabre en aurait été originaire, Sanada Yukimura, le héros des Toyotomi, aurait en fait été un Kuki qui aurait sauvé Hideyori en le faisant passer secrètement en Chine, remplaçant son corps par celui d'un kagemusha. Surtout, le jeune guerrier qui avait fait trembler Ieyasu pendant la bataille de Sekigahara en pénétrant seul dans son camp et que l'on avait surnommé « Masa-le-démon » à cause de sa grande taille et de sa force peu commune, était, d’après les rumeurs, un Kuki. Cette légende était la plus récente, puisqu'elle était censée avoir eu cours à peine une trentaine d'années auparavant lorsque je l'entendis pour la première fois. Elle était celle qui circulait le plus sur le pouvoir obscur des Kuki, associant ces derniers aux flammes et à la foudre, à une force sauvage et démoniaque menant à la destruction et surtout, au pouvoir absolu, puisque celui qui allait devenir le maître incontesté du pays avait laissé repartir cet Onimasa sans lui faire le moindre mal, quand bien même ce dernier avait massacré la moitié de sa garnison. Les descendants de la branche mineure, qui prirent le nom de Naguki et enlevèrent deux astres à leur blason (le soleil et la lune), obtinrent le pardon des Tokugawa et vinrent s’installer dans la région qui avait fait la fortune et la puissance militaire de la branche aînée.

Mythes et légendes mis à part, les Kuki (désormais Naguki) étaient pour nous, gens d'Iga, un clan bien réel dont les membres vivaient quasiment à portée de flèche, de l'autre côté de la colline, dans un hameau de bord de mer où il était impossible d'entrer sans montrer patte blanche. Alors que nous habitions si près les uns des autres, les Naguki nous refusaient l’accès à la mer et à ses richesses. Pour des raisons que je prenais pour de la bête superstition, les deux hameaux – le mien et celui des Naguki – pointaient l'un en face de l'autre de myriades de miroirs, accrochés aux arbres, aux toits et aux murs. Ayant demandé lors de mon arrivée à quoi servaient ces miroirs, je m'étais vu répondre qu'ils servaient à « renvoyer les démons ».

Ce contexte politique étant posé – il sera important pour la suite – permettez-moi de revenir sur ma famille. J'ai dit que nous étions affiliés au clan Amago. C'est vrai, mais mon père ayant renoncé à son nom de famille, officiellement, nous ne faisions plus partie des familles nobles. C'est donc en tant que personne sans statut que je retournais à Iga après le suicide de mon père. Voulant garantir la sécurité de ma petite sœur par mon indépendance financière et désireux d'être à même de la défendre coûte que coûte, j'intégrai les rangs de la force armée du village. En réalité, un groupe de mercenaires que les différents seigneurs des provinces avoisinantes pouvaient louer pour des travaux avec lesquels ils refusaient de salir les mains de leurs vassaux, à savoir espionnage, extorsion de renseignements, cambriolage et assassinat. Ce travail était certes peu honorable si on le juge avec les critères actuels du code moral du guerrier, mais il me permettait de nourrir ma famille sans subir les brimades de samurais arrogants. La mort de mes parents m'avait convaincu qu'il valait mieux vivre dans le déshonneur que mourir dans l'honneur. N'appartenant plus au système des castes, j'étais libre de me défendre. C'était tout ce qui comptait pour moi. J'avais, du reste, mon propre code moral, partagé par une grande partie des personnes qui menaient la même existence que moi. Iga étant une province indépendante, et les shugenja constituant encore la seule catégorie de population autorisée à circuler librement tout en étant armée, nous nous étions tous enregistrés sous l’appellation de « guerrier de montagne », moi y compris.

À onze ans, j'étais déjà un guerrier accompli qui avait ôté la vie à de nombreux hommes armés dans l'exercice du devoir. Seul pour élever ma jeune sœur, j'étais devenu un chef de famille. Je m'étais mis à afficher un comportement responsable, moralisateur, renfermé, et, il faut bien le dire, prétentieux.

J'amenais tous les jours ma sœur à l'école du temple bouddhique local, avec moi. Je ne pouvais pas me résoudre à la laisser seule à la maison. Même si, étant aveugle, elle était incapable de lire, je tenais à ce qu'elle ait un semblant d'éducation. Je nourrissais en réalité l'espoir secret et naïf de lui faire faire un beau mariage afin qu'elle échappe au gouffre social dans lequel notre famille était tombée. J'estimais qu'il était également important pour moi de connaître les classiques et d'avoir une belle calligraphie. Cette résolution me sauva plus tard, mais surtout, elle fit prendre une direction imprévue à mon existence.

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