Le rival

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Le lendemain, le patron étant absent – il était parti dans une station thermale avec son vieil ami d'enfance, Ishikawa Kihei, pour se payer des kagema et se détendre – la patronne se balada dans le quartier en exhibant fièrement la vilaine marque violacée qu'elle portait au cou.

— Que voulez-vous, j'ai un jeune amant vigoureux, se vantait-elle auprès de ses amies qui demandaient après sa blessure. Il est si épris de moi qu'il ne peut se contenir, et de toute façon, je suis si éprise de lui que je lui offrirais mon petit doigt si je le pouvais.

Elle fit la mystérieuse lorsqu'on lui demanda de révéler son nom.

— Est-il beau ?

— Oh ! Oui, répondit-elle avec une exclamation dramatique.

— C'est un kagema ?

— Je ne peux rien vous dire de plus.

Pour les garçons et employés du Kikuya, le forfait était signé : il ne faisait nul doute que son auteur était leur tayû. Ce dernier était connu pour mordre ses partenaires à la gorge avant, pendant ou après l'amour. Naogiku avait arboré de telles marques pendant toute la période où on l'avait forcé à se donner à Yukigiku, et il racontait volontiers comment le tayû le mordait jusqu'au sang à chaque rencontre, dans le but de le « défigurer ». La patronne ne confirmait pas, mais elle n'invalidait pas la rumeur non plus. En fait, elle était secrètement heureuse que sa liaison avec le kagema fut connue. C'était le garçon le plus courtisé d'Edo, il avait une liste d'attente aussi longue que le cahier de doléances du shogun et refusait une majorité de prétendants. Mais elle, Terutoyo, une femme de plus de cinquante ans, il daignait la mordre, à chaque fois qu'il l'honorait. Les traces de morsures bleuies qu'elle arborait régulièrement était la preuve irréfutable des attentions soutenues qu'elle recevait du tayû.

Furieux, Kairii finit par coincer la patronne dans un coin de la maison de thé.

« Comment pouvez-vous exhiber fièrement ces marques infamantes ? lui reprocha t-il. Désormais, tout le monde me soupçonne de coucher avec vous. Ça va revenir aux oreilles de votre mari ! »

C'est ce qui arriva en effet. Dès le retour du patron, Kairii fut convoqué par ce dernier.

— Tu couches avec ma femme, Yuki ? lui demanda-t-il de but en blanc.

Kairii garda le silence. Cela constituait un aveu en bonne et due forme, et le patron soupira.

— Cette diablesse est folle de toi... Je veux bien fermer les yeux, à condition que tu fasses ce que je te dis. J'ai justement besoin d'un beau jeune homme pour une partie fine à la baie d'Oiso avec mes amis... Qui d'autre que toi, le bishônen absolu, pourrait faire l'affaire ?

Kairii venait de perdre en un instant les avantages que lui avaient conférés sa liaison avec Terutoyo. A travers elle, c'était le patron qu'il manipulait... Mais les rôles menaçaient d'être inversés.

Il décida de rompre avec la vieille geisha.

— Votre mari a découvert le pot aux roses, lui apprit-il un soir, adossé les bras croisés contre un pan de mur (Terutoyo se trouvait de l'autre côté). Il menace de me livrer à ses amis en guise de représailles... Il serait préférable que nous cessions de nous voir pendant quelque temps.

La geisha pleura beaucoup. Cela suffit à convaincre son mari que Yukigiku avait mis un terme à son aventure avec elle, et, un peu déçu, il abandonna son idée de « partie fine ». La vie reprit son cours au Kikuya, normalement.

Pour remplacer la perte de deux de ses apprentis et en utilisant les sommes qu'avait remis les danna de Kairii pour les compenser, le Kikuya acheta un jeune chigo, Kintarô, et un nouveau kagema, Aomine. Ils le choisirent volontairement à l'opposé de leur tayû : le garçon était aussi lumineux que Yukigiku était sombre, et aussi aimable et aimant que l'autre était froid et violent. « C'est la lune et le soleil, aimait à dire le patron, le yin et le yang ». Le garçon fut tout de suite adopté par ses nouveaux camarades, qui lui firent bon accueil. Kairii ne s'occupa pas de lui : il accepta les vœux que lui présentait poliment le jeune homme, échangea une coupe de saké avec lui, puis il ne lui parla plus. On observa les deux garçons avec attention à ce moment là. Yukigiku était-il jaloux ? Allait-il considérer Aomine comme un rival, et chercher à l'éliminer comme il l'avait fait avec ses concurrents jusqu'alors ?

Aomine, qui était dans le business depuis l'âge de treize ans, amenait ses propres clients. L'un d'eux était un jeune samurai passant pour être le Don Juan de Yushima : on le comparait à Yoshitsune pour la bravoure et la beauté, on lui prêtait une grande richesse et on le disait doué au lit. Aomine était son amant, et il se mit à fréquenter le Kikuya pour le retrouver.

Le patron était ravi : sa nouvelle acquisition était au centre de toutes les conversations et il amenait des clients fortunés. Le danna d'Aomine était un jeune fils de seigneur sous la protection des Tokugawa, très riche et très en vue. D'après la rumeur, les deux jeunes étaient amants depuis plusieurs années, et Aomine avait du attendre patiemment que l'autre reçoive le genpuku, la cérémonie de passage à l'âge adulte, et coupe ainsi ses liens avec son propre nenja pour que leur liaison devienne enfin officielle. Cela s'était fait il y a peu, et depuis, Aomine vivait le destin rare et envié de l'acteur de kabuki réellement épris de son protecteur.

Pour Kairii qui l'ignorait superbement et vaquait à ses propres occupations, l'arrivée d'Aomine ne changeait rien. Du moins le croyait-il. Mais au bout d'à peine une semaine, Kairii rentra d'une répétition au théâtre pour trouver un véritable remue-ménage dans la maison de thé.

— Hé, toi, fit-il en attrapant par le col un commis qui passait par là. Qu'est-ce qui se passe ?

Le garçon jeta une œillade inquiète au tayû.

— On déménage votre chambre, Yukidayû-sama... Le patron a décidé de vous installer dans celle du bas.

Kairii darda un regard froid sur le jeune apprenti.

— Pour y installer qui ?

— Aomine-sama, souffla craintivement le garçon. Il paraît que son danna est trop noble pour ne pas coucher dans la meilleure chambre de la maison... Oui, je sais, c'est une hérésie, mais que peut-on y faire ?

Kairii le relâcha en silence. Le commis fila sans demander son reste. Un grand bruit se fit entendre : c'était le bruit du matelas – son matelas – qu'on venait de passer par la fenêtre.

Le soir même, pendant le repas pris en commun, tous les yeux étaient sur Kairii. Pas directement, bien sûr : on craignait trop le tayû pour se faire remarquer de lui ou provoquer sa colère. Ce dernier mangeait en silence, le visage inexpressif, dans son coin. Nul n'aurait pu dire si la dégradation qu'il avait subi l'affectait. Après tout, il était encore le tayû, mais pour combien de temps ?

Aomine rentra à ce moment-là. Il était légèrement saoûl, resplendissant dans son kimono crème aux motifs de papillons colorés, le chignon haut et ornementé, les joues rosies par le froid d'hiver.

— Sadamaru-sama m'a emmené faire un tour en barque shogounale sur la rivière Kanda aujourd'hui... Et il m'a dit de vous prévenir qu'il viendrait passer la nuit ici demain !

Kairii releva un regard morne sur lui. Alors qu'il avait été jusqu'ici le centre de l'attention – chacun épiant ses faits et gestes afin de savoir s'il était jaloux ou non – le regard oblique qu'il avait lancé à Aomine passa inaperçu. On n'avait d'yeux que pour la nouvelle recrue, désormais.

— La barque shogounale ! s'écria le patron. Tu veux dire, celle du shogun en personne ?

Aomine hocha la tête.

— Oui, celle où notre Seigneurie Yoshimune s'est assis, dit-il gravement.

Kairii failli lever les yeux au ciel. L'entêtement de ces gens à vouloir frotter leurs fesses à celles des puissants lui paraissait stupide.

— Bon, clama le patron avec emphase. Dès demain, je demande ton inscription sur le registre des tayû ! Un shogun ne peut être diverti par un simple kagema.

Cette fois, toutes les têtes se tournèrent vers Kairii. Toujours assis, un coude posé sur son genou et sa joue appuyée sur sa paume, le tayû en titre de leur établissement écoutait nonchalamment la conversation entre le patron et Aomine. Se trouvant soudain au centre de l'attention à nouveau, Kairii attrapa sa tasse entre deux doigts et vida d'un trait le saké qui s'y trouvait.

— Je sors, fit-il au commis de l'entrée après avoir quitté la pièce, sous le regard médusé et l'appréhension silencieuse de l'assemblée.

— Yukigiku tuera Aomine si tu le déchoie de son titre à son profit, prophétisa la patronne à son mari le soir même. Il élimine toujours la concurrence. Regarde ce qui s'est passé avec Shiragiku !

Kairii n'avait pas reparu de la nuit. En fait, il ne s'était pas montré non plus au théâtre ou chez les clients, et on interprétait déjà son absence par un refus manifeste d'accepter la nouvelle place qui était la sienne au Kikuya.

— Le règne de Yukigiku est terminé, cracha le patron en reposant sa coupe sur la tablette où elle se trouvait. Il n'a pas été capable de garder ses clients haut placés : le seigneur ***** l'a répudié lui-même, et aussi aimé qu'il soit de la populace d'Edo, il n'a jamais été demandé par les Tokugawa. Son caractère de cochon sauvage... C'est ça qui gâche le reste ! Et s'il nous tue encore un garçon, je le livre aux autorités. Je ne vais pas garder un chat vampire sous mon toit jusqu'à ce qu'il ai épuisé toutes mes sources de revenu et volé jusqu'à ma femme !

Toyoteru soupira.

— Le seigneur ***** l'a répudié après avoir appris que Yuki avait dû subir les outrages d'un détestable étranger... Et cela, par votre idée ! C'est lui qui a rendu notre établissement si célèbre. C'est sa présence, aussi, qui fait en sorte que nous n'ayons pas d'ennui avec les clients ivres ou irrespectueux. Yukigiku nous porte bonheur. Mais si vous vous retournez contre lui, il partira, et la chance nous abandonnera aussi.

— Eh bien, qu'il parte ! Pour ma part, je l'ai assez vu. Je supportais ses frasques parce qu'il nous ramenait de l'argent, mais maintenant, nous avons Aomine, et celui-là gagnera encore plus ! Si Yukigiku disparaît, j'écrirais à son propriétaire, là-bas à Kyôto, qu'il s'est enfui. Ce dernier tient son frère de sang sous sa coupe, à ce qu'il paraît : il le tuera sur le champ, et ce jour-là, on verra enfin ce garçon au cœur de pierre pleurer.

La geisha releva un regard alarmé sur son mari.

— Son frère de sang ?

— Oui, le frère de sa fiancée décédée. Un jeune paria aux cheveux de cadavre, qui a dédié sa vie au service de cet adolescent démoniaque… C'est tout ce que j'ai réussi à soutirer au premier propriétaire de Yukigiku, alors ne m'en demande pas plus, femme ! Résigne-toi plutôt à t'habituer à des gourdins plus modestes. Tu t'es assez amusée avec ce kagema !

Le lendemain, Yukigiku n'avait toujours pas reparu. Alors que Toyoteru se tordait les mains d'inquiétude, le patron alla officiellement inscrire le nom d'Aomine au registre des tayû des Yushima. Au bureau du quartier réservé, on lui demanda s'il confirmait avoir deux tayû sous son toit.

— Si vous en avez deux, il faudra payer une redevance, lui expliqua le bureaucrate. Je vois que vous avez déposé l'an dernier le nom d'un certain Kirii comme tayû sous le nom de Yukigiku, et ce Yukigiku est officiellement domicilié chez vous, au Kikuya. Confirmez-vous ce fait ?

Le patron balaya l'air d'un large geste de la main.

— Effacez-le, celui-là n'est qu'un simple kagema. On n’a pas besoin de deux tayû au Kikuya.

Lorsqu'il rentra et appris la nouvelle à sa femme, cette dernière fondit en larmes.

— Qu'as-tu fait, malheureux ? s'écria-t-elle devant les autres kagema médusés. Qu'allons nous dire à Yuki-kun lorsqu'il rentrera ? Il sera furieux !

— S'il rentre, on lui dira d'abord de nous rendre ses kimonos d'apparat, répliqua froidement le patron. Puis on lui dira d'aller poser ses fesses dans la « cage » et d'aguicher le client. S'il ne le fait pas, il passera deux semaines dans l’appentis sans manger, attaché et bâillonné, un pilon à mochi enfoncé dans la rondelle, comme il était lorsque je l'ai acheté !

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