Le venin de poisson-globe

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La servante dut quitter son lit en catimini dès l'aube. Elle revint au quartier des serviteurs aux aurores, dissimulant rapidement son cou couvert de marques rouges. Le tayû l'avait mordue un peu partout, il l'avait même griffé. Et il avait cette « partie là » fort grosse. Mais elle ne pensait plus qu'à le revoir, et prévoyait déjà un moyen de faire en sorte qu'on l'envoie à Edo.

Malheureusement pour elle, il lui fut impossible de revoir son amant de la journée. Il fut réquisitionné par le maître de maison jusqu'au soir et on envoya quelqu'un d'autre pour servir le thé. Elle ne le revit qu'au moment où il allait partir... Assis sur son cheval, occupé à parler avec son maître, le daimyô, il ne lui jetait même pas un regard. Avec ses cheveux attachés en une longue queue de cheval, les vêtements simples qu'on lui avait donnés et sa peau qui ne portait plus aucune trace de fard, il ressemblait à un jeune et beau guerrier des temps anciens. Le héros Yoshitsune avait dû lui ressembler... Debout près de la grande entrée, la jeune fille le regarda se préparer à partir avec regret, dévorant des yeux son visage. Il souriait, la main sur la selle de son cheval... Mais ce n'était pas à elle.

Kairii fut escorté jusqu'à Yushima par des émissaires du seigneur. Ces derniers remirent une grosse somme au Kikuya, pour couvrir les dépenses liées à la disparition de Iori. Ils présentèrent toutes leurs excuses au nom de leur maître.

— S'il y a quoi que ce soit, notre seigneur vous fait dire qu'il pourvoira à toutes vos réclamations. En attendant, il vous assure de son patronage.

Kairii ne s'attarda pas. Il descendit rapidement de cheval et s'engouffra dans l'établissement sans un regard en arrière, passant la main dans ses cheveux défaits avant d'entrer d'un pas assuré dans la grande salle où les kagema, leurs apprentis et leurs employés prenaient leur repas. En le voyant arriver, les garçons le regardèrent en silence. Toutes les conversations se turent. On jeta des regards lourds de sens sur ses cheveux tombant librement sur ses épaules, son visage, nu mais toujours aussi beau, son kimono frappé aux armoiries d'une puissante famille.

— J'ai faim, annonça Kairii d'une voix rauque. Toi, va me chercher mon repas.

Le jeune apprenti à qui il s'était adressé se dépêcha de disparaître dans les couloirs. On ne faisait pas attendre le tayû.

— C'est vrai que tu n'as plus d'apprenti, maintenant, se risqua à dire l'un des jeunes hommes.

Kairii ne releva pas. Attrapant la théière sur le foyer, il se servit une tasse.

— Tu as fait du chiffre là-bas, au moins ?

— Cinquante ryô, répondit-il avant de tremper ses lèvres dans son thé.

Un murmure traversa la salle. Cinquante ryô... Il leur fallait à chacun plus d'un mois de travail acharné pour réunir une somme pareille. Lui, Yukigiku, il gagnait cela en une journée.

— Cinquante ryô ? s'exclama alors Naogiku, qui était de retour et n'avait gagné pour sa sortie que la moitié de cette somme. On se demande ce que tu leur fais... !

Kairii planta ses yeux perçants sur son ancien amant.

— Rien que tu ne connaisses déjà, répondit-il insolemment.

Certains osèrent rire. Naogiku les fit taire immédiatement.

— La ferme ! On vient de perdre l'un des nôtres. Ce n'est pas le moment de se fendre la poire !

— C'est le moment de se réjouir, au contraire, fit Kairii en posant les yeux sur le plateau chargé de victuailles qu'on venait de lui amener. Je viens de rapporter le triple de ce que vous gagnez en vous faisant prendre le cul pendant un mois... J'imagine que la direction nous servira bien un petit supplément de saké.

Il se tourna vers l'apprenti, qui était revenu.

— Toi, va nous chercher cinq mesures de saké chez Kichibe. Le même que la dernière fois, celui qu'il garde bien au chaud, fit-il en tendant une pièce au petit garçon.

Naogiku fronça les sourcils. Yukigiku se comportait comme le maître du Kikuya... Et personne n'osait le contredire. Même les patrons s'écrasaient devant lui.

— C'est comme ça que tu pleures la mort de ton apprenti ? attaqua-t-il. C'est tout ce que ça te fait ?

Kairii fourra une bouchée de riz dans sa bouche.

— Et pourquoi devrais-je être triste ? Je le connaissais à peine, et c'était un mauvais apprenti.

— Le patron dit que les clients commençaient à le demander, murmura l'un des garçons. S'il avait vécu, il aurait fait ses débuts bientôt.

Il l'a échappé belle, pensa Kairii. J'ai bien fait de prendre les devants.

— Il n'aurait rien gagné, fit-il avec indifférence. Il était mauvais au lit. Un vrai maguro.

Un thon rouge, une allégorie pour exprimer la passivité de certaines femmes en amour. Des rires discrets résonnèrent ça et là. Naogiku les fit taire d'un geste, avant de fixer un regard sévère sur le méprisant tayû, qui faisait bombance comme le shogun en personne, un petit sourire satisfait sur les lèvres.

— Tu l'as pratiqué ?

— Bien sûr. Qui ne touche pas à la bouillotte qui réchauffe son futon toutes les nuits ?

Les rires des garçons s'élevèrent de nouveau dans la pièce. Leur tayû ne manquait pas d'esprit : il avait toujours un bon mot.

— Tu couchais avec lui, et c'est tout ce que sa mort te fait ? insista Naogiku en serrant les dents. Tu as vraiment le cœur plus noir qu'un démon, Yuki !

Ce dernier posa son regard froid sur le jeune homme. Visiblement, il prenait cette histoire de façon très personnelle.

— Tu peux venir prendre sa place, si tu veux, proposa-t-il en croquant dans un beignet frit.

Cette suggestion amena une nouvelle salve de rires.

— Te fous pas de moi ! gronda Naogiku. Tu veux que je prenne la place d'un mort ?

— Je suis sérieux, répondit Kairii. Mon lit t'est ouvert. J'ai bien apprécié tes services de bouche la dernière fois, Nao...

C'en était trop. Furieux et humilié, le jeune homme quitta la pièce.

Kairii sourit, posant à nouveau les yeux sur sa nourriture. Le garçon de courses finit par revenir avec le commis de chez Kichibe, qui apportait le saké.

— Soyez sûr d'en donner à tout le monde, lui ordonna Kairii en lui fourrant une dizaine de pièces dans la main.

Il se cala en arrière, un cure-dent entre les lèvres, regardant la salle et les kagema qui riaient entre eux, les joues échauffées par l'alcool.

— Où est Tarô ? demanda-t-il en constatant que le garçon n'était pas dans la pièce.

— En haut, lui répondit-on sombrement. Il ne veut voir personne... Pas même toi, Yuki.

Kairii ignora cette mise en garde. Attrapant une cruchon de saké et deux tasses, il se dirigea vers les escaliers. On le regarda passer en silence, tout en n’en pensant pas moins.

Le tayû entra chez Kikutarô sans se faire annoncer. Lorsqu'il ouvrit la cloison, le garçon, accoudé à la balustrade, releva vivement la tête.

— N'entrez pas ! J'ai dit que je voulais être seul.

— Je rentre quand même, annonça Kairii en posant le pied dans la pièce.

L'adolescent lui jeta un regard amer... Puis il baissa la tête. Il n'osait pas s'opposer au tayû, et surtout pas après la démonstration de force que ce dernier avait faite pour le sauver.

— On m'a dit que tu comptais te suicider, fit Kairii en s'asseyant sur le tatami, la bouteille de saké et une coupe dans la main. Je te donne un coup de main, si tu veux. J'ai aidé Iori à mourir, hier.

— Iori ? s'écria l'adolescent. Il est mort ?

Yukigiku hocha la tête.

— Il est au paradis d'Amida, maintenant, fit-il en avalant une gorgée de saké. Tu veux y aller aussi ?

L'adolescent le regarda, interdit.

— Vous l'avez tué, murmura-t-il.

— Tu veux partir d'ici, pas vrai ? Les autres pensent que tu es au bord du suicide... Ta mort ne surprendra personne. Ils s'y attendent tous.

— Comment ? s’enquit le garçon à voix basse.

Son regard avait changé. Il était résolu.

— Le poison, répondit Kairii en tirant une fiole de sa manche. Celui du poisson-globe, s'il est bien dosé, pourra faire passer un sommeil profond pour la mort. Ton corps sera sorti d'ici... Et laissé à pourrir sur les berges de la Sumida.

Kairii posa la fiole sur les tatami.

— Juste une goutte, dans ton thé ce soir. Surtout, laisse-la bien en évidence, pour qu'ils comprennent que tu as pris du poison. Très peu de gens connaissent les secrets du venin de poisson-globe... Et ici, ils ne le connaissent sûrement pas.

L'adolescent s'empara de la fiole d'une main avide. Puis il releva les yeux vers Kairii.

— Pourquoi m'aides-tu ? Tu es l'âme damnée de la patronne... Pourquoi te ferais-je confiance ?

— À toi de voir, fit Kairii en se levant. Tu n'auras sans doute pas d'autre chance... Mais c'est certain que tu prends un risque avec ce plan. C'est à toi de choisir ce que tu préfères : risquer de mourir en t'échappant, ou mener une vie d'esclave.

Le tayû quitta la pièce. Il redescendit, venant se rasseoir dans la grande pièce.

— Alors ? lui demanda Naogiku. Il t'a parlé ?

Kairii secoua la tête.

— C'est comme tu l'as dit. Il m'a l'air vraiment mal.

— Tu vois ! exulta le jeune homme. Je te l'avais dit. Qu'est-ce que tu espérais ! Comme si tu pouvais tout régler. Tu n’es pas Jizô le sauveur, Yuki !

Le tayû lui concéda un sourire. Mais oui, tu as raison, semblait-il dire.

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