Prise de pouvoir

6 minutes de lecture

Assis dans le bain, Kairii savourait ses derniers moments seul et en paix. Dans quelques heures, les clients allaient revenir, et il faudrait encore les supporter... Se plier aux humiliations, à leurs caprices. S'empêcher de les étriper. C'était le seul moyen de garder Tai-chan en vie.

Tai-chan... Les mains posées sur ses genoux, le garçon se demandait ce que pouvait bien faire son ami en ce moment même. Allait-il bien, était-il nourri et traité convenablement ?

Kairii se renfonça dans l'eau. Il laissa le liquide chaud monter jusqu'à sa nuque, à la naissance de son chignon élaboré. Ce dernier ne devait surtout pas être mouillé : on ne l'emmenait chez le coiffeur qu'une fois toutes les deux semaines pour le refaire et cirer à nouveau ses cheveux. L'eau mouilla le linge qui les couvrait, recouvrit son menton et sa bouche. Kairii aurait voulu pouvoir se laver la tête, pour faire disparaître de sa chevelure l'odeur détestable des hommes qui la touchaient. Qu'est-ce que ça peut bien faire, si je mouille mes cheveux ? se demanda t-il en s'enfonçant encore un peu plus dans l'eau. Cela n'aurait pour effet que de le rendre moins présentable. C'est ça... S'il apparaissait laid, les clients ne voudraient plus de lui. Ils arrêteraient de venir, de payer pour lui. Et il serait délivré.

Si seulement Tai était avec moi, pensa-t-il. Si seulement... Au pire, s'il n'y avait pas eu d'autre solution, ils auraient toujours pu se suicider tous les deux.

Des bruits de pas faisant résonner le parquet le tirèrent de sa torpeur. Quelqu'un s'approchait. Les pas ne ressemblaient pas à ceux des employés du Kikuya : c'était les pas d'un ennemi. Kairii se leva, attrapant l’aiguille de katana qu'il gardait piquée dans son chignon.

— Messire, je suis désolée, mais vous ne pouvez pas entrer ici... résonna la voix de la patronne. De plus, le garçon n'est pas de service aujourd'hui : il n'est pas prêt à vous recevoir ! Veuillez en accepter un autre, juste pour cette nuit. La maison vous l'offre.

— Où est-il ? gronda une voix familière. C'est lui que je veux. Je ne suis à Edo que pour un jour : je repars à Kaga demain. Je ne suis pas venu jusqu'à Yushima pour me voir refuser Yukigiku !

Kairii se raidit. C'était de lui dont on parlait. Cet homme n'était autre que le détestable rônin de la dernière fois, celui qui c'était montré si méprisant et brutal. Pendant la chose, il se comportait comme une bête : de tous, c'était le pire de ses clients.

— Yukigiku ! tonna-t-il. Je sais que tu es là. Sors de ta tanière et viens me tenir compagnie !

La cloison de la salle de bains s'ouvrit à la volée. Lorsque ce fut celle des bains qui s'ouvrit, Kairii, qui se tenait derrière, la lui referma au nez.

— C'est son jour de congé, aujourd'hui, supplia la tenancière depuis le couloir. Il ignorait que vous le gratifieriez d'une visite et il a pris son temps aux bains... Comprenez que pour un kagema, c'est un déshonneur de se montrer négligé devant un respectable seigneur comme vous. Il lui faut s'habiller et se maquiller... Il va vous rejoindre tout de suite, alors veuillez attendre en haut avec un bon saké.

Cependant, l'homme n'écoutait rien de ce qu'on lui disait. Furieux d'avoir été éconduit ainsi, il s'acharnait sur la porte.

— Yuki ! clamait-il. Hâte-toi d'ouvrir cette porte et de sortir de là !

Et il commença à compter.

— Je vous en prie, continua la tenancière. Ne le brusquez pas ainsi... Ce garçon est caractériel, il peut réagir très violemment lorsqu'il se sent acculé. Attendez qu'il sorte de lui-même et s'habille. Il le fera, je vous en donne ma parole. Vous lui faites peur, c'est tout. Ce n'est qu'un adolescent.

— Peur, lui ? Ne me contez pas de boniments. Il a un cœur de tigre, votre kagema ! Et puis à seize ans, on est un homme, normalement, répliqua le rônin. Il faut qu'il prenne ses responsabilités. Vous aussi : après tout, je paye très cher pour l'avoir. J'entends obtenir satisfaction. Je l'ai déjà vu nu, de toute façon : il n'a pas à avoir honte avec moi.

En fait, le rônin était secrètement vexé de constater qu'il n'était pas aussi intime avec Yukigiku qu'il l'avait cru. Il avait beau avoir passé la nuit avec le garçon, ce dernier faisait comme s'il ne le connaissait pas !

Il se remit à compter immédiatement. Il en était déjà à trois.

Le dos contre la porte, Kairii garda le silence. Enfin, lorsque le décompte fut terminé et que le samurai se rua sur la cloison de toutes ses forces, il s'effaça brusquement. La porte s'ouvrit à la volée, faisant perdre son équilibre à l'intrus. Le garçon lui porta un coup violent au visage, le stylet tenu dans son poing comme une griffe. Profitant du désarroi du rônin, il se rua dehors, attrapant son kimono au passage.

Kairii l'enfila rapidement dans l'entrée. Il n'y avait plus personne... C'était le moment de s'enfuir. S'il parvenait à sortir du quartier réservé, il aurait une longueur d'avance sur les Otsuki pour les surprendre et délivrer Tai. Il lui faudrait faire vite. Une seule erreur, et ce dernier serait tué.

À cause du tabou lié au dieu Kôshin, censé passer dans le quartier ce jour et cette heure-là, la rue était quasiment vide. Kairii se pressa, essayant d'avoir l'air naturel. Il ne fallait pas qu'on repère qu'il était en fuite. Arrivé à la grande porte, il vit que le garde était en grande conversation avec un vendeur d'éventails : il passa derrière lui naturellement.

Il était dehors. Enfin ! Il arpentait des ruelles normales, où les gens avaient des occupations normales. Après avoir traversé le pont de Nihonbashi, il sauta rapidement sur la berge, déterminé à défaire son chignon, à se couvrir la face et le corps de terre et à retourner son luxueux kimono de soie. Tout cela le signalait beaucoup trop.

Il était accroupi sous un autre pont, éloigné du premier, lorsque la voix du rônin résonna encore.

— Arrête-toi, ou je tire !

Kairii se releva lentement. Il se retourna, pour faire face à Sakabe. Ce dernier, une grosse égratignure sur le visage, bandait un arc, le visant directement. Ses yeux noirs brillaient d'un feu meurtrier. Avec ses deux pieds bien campés sur le sol, ses bras puissants tirant sur la corde et sa froide détermination, il avait tout à l'air d'un ashura sur le champ de bataille des enfers.

— Vas-y, fit Kairii en le regardant dans les yeux. Tire... Si t'en es capable.

Le rônin fronça les sourcils. Kairii ne put s'empêcher de sourire en pensant à quel point cet homme était centré sur son petit ego : il allait vraiment réagir à sa provocation. Effectivement, la flèche siffla, manquant le cœur de peu pour aller se ficher entre les côtes de Kairii, juste au dessus du poumon gauche.

Et en plus, il visait mal.

— Yuki, murmura immédiatement le rônin, blême comme un linge à la vue du sang qui commençait à tâcher la soie pastel.

Kairii recula.

J'ai déjà connu pire, se persuada-t-il comme à chaque fois. Ce n'est pas une blessure aussi légère qui m'arrêtera.

Mais il n'avait plus le même corps. Celui qu'il avait désormais était faible, entraîné uniquement aux plaisirs de l’amour mâle.

L’adolescent tomba sur les genoux, à deux pas de la sortie du pont. Le rônin se précipita.

— Yuki-kun, murmura-t-il d'une voix empressée en le recevant dans ses bras.

Le garçon se vidait déjà de son sang. Le liquide chaud et vermeil lui coula entre les doigts, venant tâcher ses propres vêtements. Horrifié, Sakabe se rendit compte que la passion amoureuse lui avait fait tuer le garçon qu'il chérissait, comme Imamura Rokunoshin l'avait fait avec le jeune Senjurô. Il songeait déjà au suicide.

— Pardonne-moi Yuki, supplia-t-il en serrant l'adolescent dans ses bras. J'ignorais que c'était si important pour un kagema d'apparaitre sous son meilleur jour devant son danna... Je ne pensais pas que ça irait aussi loin. Je te trouve toujours aussi beau, même sans maquillage. En fait, je ne t'ai jamais trouvé aussi beau que maintenant... Yukigiku, tu m'entends ?

— Taisez-vous, le coupa Kairii d'une voix éteinte. Lâchez-moi...

Ce dernier voulut se lever, mais son corps ne lui obéissait déjà plus. Traître, il s'appuyait sur son ennemi. Tout devint noir autour de lui.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0