Le chat et la cage

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Depuis son rachat par le Kikuya, deux semaines s’étaient déjà écoulées. Les soirs où l'on n'attendait aucun gros client, on avait demandé à Kairii de s'exposer avec les autres garçons dans la « vitrine » : une petite scène protégée par des barrières et chauffée par un gros hibachi, située en devanture de la maison de thé. Les kagema l'appelaient la « cage ». Avec leurs kimonos colorés et leurs coiffures raffinées, les adolescents qui s'y trouvaient, discutant entre eux pour passer le temps, chantant, sifflant ou interpellant les passants dans la rue pour attirer leur attention, ressemblaient effectivement à des oiseaux en cage. Kairii détestait y aller. Il se tenait toujours au fond, dans l'ombre, et il ne faisait aucun effort pour avoir l'air séduisant ou agréable. À cause de son kimono noir et de l'absence d'ornement dans ses cheveux, la plupart du temps, les clients ne le voyaient même pas, ce qui arrangeait très bien ses affaires.

Cependant, ce soir-là, des clients potentiels s'arrêtèrent devant la cage, tendant le cou dans l'espoir d'apercevoir ce qui se trouvait derrière la rangée de garçons qui se précipitèrent pour leur faire de l'oeil. Ils cherchaient visiblement quelque chose.

— Le catalogue dit qu'il y en a un ici qui a une apparence extraordinaire, fit l'un des hommes en observant les visages blancs qui se pressaient derrière les barreaux. On dit même que c'est l'un des plus beaux garçons d'Edo... Pourtant, ces kagema ne diffèrent pas de ceux des autres maisons !

Il vérifiait dans un petit livret illustré, le « Jardin des Chrysanthèmes », que Kairii reconnut immédiatement. C'était l'inventaire des kagema de Yushima. Lorsqu'il était entré au Fujiya, on l'y avait ajouté : un peintre était venu pour le dessiner. Sur l'image, il ressemblait à n'importe quel autre garçon, mais la description indiquait qu'il avait « un visage triangulaire, un nez haut, une peau extraordinairement pâle et des yeux d'une couleur inhabituelle, aigus et dorés comme ceux des chats ». L'auteur avait en outre cru bon d'ajouter qu'il n'avait jamais vu de plus bel adolescent, et que son « chrysanthème » était d'une « qualité égale à celui d'un garçon vierge ».

Entendant cela, Kairii s'était renfoncé dans son coin. Mais il avait déjà été repéré.

— Il y en a un autre dans le fond, avait remarqué l'un des hommes. Ça doit être lui.

Les clients avaient demandé à le voir. Kairii avait été forcé de venir se montrer devant la barrière, ce qu'il avait fait de mauvaise grâce.

Les deux hommes étaient restés bouche bée en le voyant.

— Je le prends, avait décidé le premier client.

L'autre avait objecté qu'il le voulait aussi. Les sourcils froncés, Kairii avait dû écouter ces deux hommes se disputer la préséance comme s'il n'était qu'un vulgaire morceau de viande. Finalement, étant parvenus à un accord, ils étaient entrés. Lorsqu'on leur avait annoncé le prix, ils avaient décidé de s'y mettre à deux.

— Tu crois qu'on aura le temps d'y aller tous les deux ? s'inquiéta le second.

— Mais oui, le rassura son acolyte. C'est long, la durée d'un bâton d'encens !

Horrifié, Kairii réalisa qu'il allait être obligé de coucher avec les deux dans la même soirée. La mort dans l'âme, il était remonté dans la chambre qu'on lui avait octroyé, les yeux rivés sur l'assistant qui s'affairait pour installer le grand matelas rouge servant aux ébats. C'était la première fois qu'il allait coucher avec un client. Jusqu'ici, il était toujours parvenu à éviter cette douloureuse humiliation.

— Tu n'es pas vierge, au moins ? lui avait demandé le patron en aparté devant son manque d'enthousiasme. Parce que si tu l'es, il faudra demander plus cher, et te trouver un partenaire convenable pour une première fois.

Kairii avait secoué la tête. Il n'était plus vierge.

Les deux clients, que l'on faisait patienter en bas avec du saké pendant qu'il se préparait, finirent par monter, escortés jusqu'à la chambre par le patron lui-même, ravi de vendre enfin sa nouvelle acquisition.

— Par ici, par ici, leur indiqua t-il avant d'allumer le bâton d'encens faisant office de compteur et de le donner à Kairii. Amusez-vous bien !

Il referma les cloisons coulissantes, laissant les deux hommes seuls avec le nouveau kagema. Droit comme un i, ce dernier les dévisageait en silence.

— Pas bien bavard, dis donc, ce kagema, remarqua l'un des hommes.

— Quel drôle de visage, dit son acolyte en l'observant sous toutes les coutures. Avec ces grands yeux obliques, on dirait presque un masque d'animal. Tu as vu la couleur de ses iris ? J'ai jamais vu ça de ma vie, et pourtant j'ai voyagé dans tout l'archipel !

— Moi, ça me plaît, renchérit l'autre. Je passe le premier.

Kairii leur servit à boire sans décrocher un mot. Il avait remarqué que le deuxième homme, celui qui avait comparé son visage à celui d'un animal, était impressionné. Il en joua habilement, lui coulant des regards glaçants dès que son camarade regardait ailleurs. Il pouvait sentir son malaise grandir de minute en minute. L'homme finit par décréter qu'il laissait Yukigiku à son ami, et que lui, il allait passer la nuit avec un autre kagema, à l'apparence un peu plus classique. Kairii se retrouva seul avec l'autre homme. En voilà un de moins, pensa-t-il, exultant intérieurement.

Dès que la cloison fut refermée, il se tourna vers son client pour le regarder. C'était la première fois qu'il le faisait depuis qu'il était arrivé. Il le fixa bien en face, sans bouger ni parler.

— Eh bien, tu es muet ? s'impatienta l'homme. Pourquoi tu ne parles pas ? C'est pour préserver ta voix ?

L'homme finit par s'énerver. Il décréta qu'il allait faire de sa bouche « bon usage », et l'attrapant par le col, il voulut l'obliger à lui faire une fellation.

— On dit que tu as des yeux de chat, dit-il, et bien comporte-toi en chat et lèche mon daikon avec ta langue pointue. Si tu le fais bien, je t'achèterais un joli collier rouge !

Kairii se retrouva le visage collé au sexe de son client. Dégoûté, il ferma les yeux, mais l'autre continuait à le forcer contre lui, l'empêchant de respirer. Il réussit à lui fourrer son organe dans la bouche et le lui enfonça jusqu'au fond de la gorge. Kairii, perdant contrôle et sang-froid, le mordit violemment.

Les hurlements de l'homme retentirent dans toute la rue. On accourut, des pas résonnèrent dans les couloirs, les cloisons s'ouvrirent. Horrifié, on découvrit le massacre. Le client se roulait par terre en hurlant, les mains sur son sexe ensanglanté. Les cloisons, le matelas, les tatamis et le paravent étaient souillés d'incarnat. Dans un coin de la pièce, le nouveau kagema fixait les nouveaux venus, les yeux immenses, les cheveux ébouriffés et le visage couvert de sang... Exactement comme un félin paniqué, prêt à bondir à tout moment.

— Il faut le revendre, décida le patron. Le Murasaki-ya avait raison : on ne pourra rien en faire, de celui-là !

Mais sa femme, encore une fois, insista pour le garder.

— Ce garçon est spécial, déclara-t-elle. Il va nous rapporter beaucoup d'argent. Mais il faut s'y prendre avec doigté. Laisse-moi gérer les affaires le concernant.

Le patron, comme toujours, se rangea à son avis. Kairii, qui avait été enfermé dans le grenier, ne récolta pas d'autre punition. On le libéra le soir même, une fois qu'on l'estima calmé.

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