Le nouveau jouet des kagema

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L'automne précoce colorait déjà d'une livrée rouge les érables du quartier, renforçant les teintes des kimonos des kagema en course hors de leur maison de thé. Plus bas, vers la rivière, le ballet des garçons en livrée de soie colorée s'amenuisait : la zone, facilement inondable, était le refuge des parias, et c'était là qu'on trouvait les maisons de thé les moins chères, de faible réputation. Ici, la passe se négociait pour quelques sous, ce qui rendait le travail d'autant plus ardu pour les garçons qui enchaînaient les clients sans répit, ayant, pour parfaire leur malheur, affaire à des hommes sales et brutaux.

C'était là qu'on avait enfermé Kairii. Fort heureusement pour lui, sa réputation l'avait précédé : son séjour dans les prisons d'Edo, bien que gardé sous silence par le patron du Fujiya, avait fini par se savoir. Le parfum doucereux de l'aire de décapitation lui collait désormais à la peau comme l'encens funéraire environne la présence du moine. Prétendant sentir cette atmosphère de mort autour de lui, rares étaient les clients qui le demandaient. En outre, ayant rapidement constaté son manque de popularité, son nouveau patron n'avait pas pris la peine d'investir sur le garçon. Kairii était par conséquent vêtu des kimonos les moins beaux, ceux qui étaient mis au rebut. Ses cheveux, de longueur inégale et hirsutes, n'étaient pas cirés ni coiffés. Il n'était ni épilé, ni maquillé ni parfumé. Et pourtant, malgré cette triste réputation et ce laisser-aller manifeste, il se trouvait toujours des hommes pour le demander :

— Où il est, celui qui refuse de travailler ?

Au début, Kairii essaya d'en appeler à la compassion des clients.

— Vous savez, objecta-t-il alors que l'un d'eux était en train de le pousser sur le matelas sale. Je pourrais être votre fils... Vous feriez ça à votre fils ? Vous aimeriez qu'un homme fasse ça à votre fils ?

Mais ce genre de remarque n'amenait que rires, et se heurtait à l'incapacité totale des clients de se mettre à la place des kagema.

— Mon fils, avec cette couleur d'œil étrange ? Tu es le fruit du viol commis sur une femme de chez nous par un barbare, pas vrai ?

Kairii le regarda.

—J'en sais rien. Je ne connais pas mes parents, répondit-il avec une franchise qui le desservit.

— Bon ! De toute façon, si j'avais un fils aussi beau que toi, je le culbuterais aussi.

Kairii était forcé de se résigner. Il savait bien, de toute façon, que c'était inutile de compter sur l'empathie des gens. Il réalisa que pour les clients, il ne valait guère plus qu'un animal.

Kairii s'accrocha à l'oreiller et ferma les yeux. En choisissant d'ignorer ce qui se passait, il pouvait sans doute supporter... Mais l'horrible douleur, si caractéristique, se rappela à lui immédiatement.

— Arrêtez ! grinça-t-il, ses mots à moitié étouffés par l'oreiller.

L'homme qui le prenait, absorbé tout entier dans son plaisir, était en train de lui écraser la tête dans le matelas humide, qui exhalait une forte odeur de moisi. Il soufflait violemment, ponctuant sa respiration mouillée et bruyante par des râles gutturaux.

— Qu'est-ce que tu dis ? lâcha-t-il pourtant entre deux va-et-vient.

Le client n'y allait pas gentiment avec lui. Il le pénétrait jusqu'au fond, entrant et se retirant de la tête jusqu'à la garde sans lui laisser le temps de souffler. Il venait à peine de commencer, et pourtant Kairii n'en pouvait déjà plus. Son anus le brûlait, son ventre le faisait souffrir.

— Vous me faites mal, répondit-il. J'ai besoin d'une pause !

— Je sais que je te fais mal, lui apprit le client avec un rire gras. C'est pour ça que je paie si cher ! Pour pouvoir limer des petits trous serrés comme le tien. Dans la vraie vie, c'est tout un protocole pour obtenir l'accès au chrysanthème d'un jeune tel que toi. Vous autres, les beaux garçons, vous nous en faites voir de toutes les couleurs ! Et que je t'exige un serment de fidélité, des années de mise à l'essai, et que je demande un cheval, une épée, des beaux kimonos, une nuit d'amusement à Yoshiwara avec la grande Takao ! Tout ça pour se faire traiter de vieux dégoûtant au bout de quelques semaines et abandonner pour un nenja plus riche ou mieux placé ! Vous faire ramoner le cul jusqu'au sang par une grosse verge bien grasse, vous ne méritez que ça, vous les bishônen !

Ceci dit, il colla une claque chaleureuse et retentissante sur la fesse de Kairii, accompagnant son geste de vigoureux coups de reins.

C'en était trop. Fou de rage et de douleur, Kairii retourna le client sous lui. Il saisit le col de son kimono de chaque côté avec ses deux mains, croisant les bras avant de remonter les coudes vers les oreilles de l'homme. Celui-ci, rouge comme une écrevisse, la langue sortant de la bouche et l'œil exorbité, étouffait lentement.

— C'est fini pour toi, les bishônen ! lui susurra-t-il, les yeux brillants. Je vais te l'arracher, cette verge immonde dont tu es si fier !

Sa main descendit sur le sexe de l'homme, qu'il serra de toutes ses forces, accompagnant son mouvement d'une torsion du poignet. De l’autre, il dégaina le couteau de cuisine qu’il avait dissimulé dans son chignon élaboré.

Un froissement sinistre se fit entendre lorsque la peau céda enfin sous la lame émoussée. Exténué, Kairii relâcha sa victime, qui hurlait à la mort, tournant déjà de l’œil. Cela s'était avéré moins facile qu'il ne l'avait cru. Mais la vue du sang qui se répandait partout avait sur lui un effet apaisant. Tout devenait rouge : le matelas, les tatami, les murs et les cloisons... Lorsque ces dernières s'ouvrirent sur les visages affolés des pensionnaires, des clients et des patrons du Murasaki-ya, Kairii jeta son sanglant trophée aux pieds des patrons.

— Un nouveau jouet pour l’entraînement des kagema, fit-il en relevant un regard las sur eux.

Puis il se leva et quitta la pièce, couvert de sang. L'assemblée pétrifiée le laissa passer. Il descendit les escaliers et sortit dehors, marchant lentement vers les bords de la rivière. Kairii savait qu'il était fichu. On allait le reconduire aux prisons d'Edo, où il serait sûrement, cette fois, décapité.

Et c'était mieux comme ça.

Mais le patron avait d'autres plans.

— Rattrapez-le moi, ordonna-t-il à mi-voix après l'avoir vu sortir. Appelez les compagnons charpentiers et pompiers s'il le faut, mais ne prévenez pas la police. Ramenez-moi cet animal sauvage discrètement et enfermez-le à double tour au sous-sol, bien attaché !

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