Hadji

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 C’était il y a quelques années, je bossais à la veille sociale d’une grande ville de France. J’étais chargé du suivi d’un gars à la rue, un dénommé hadji, d’origine albanaise, en irrégularité sur le territoire depuis qu’il avait eu « un accident ». Hadji c’était, d’après la rumeur, un ancien mafieux qui avait subi un règlement de comptes. Il bossait en France depuis des années et aurait trempé dans diverses magouilles. Un jour, il a été percuté par une bagnole puis traîné sur le sol pendant plusieurs dizaines de mètres. Le résultat ? Une hémiplégie du côté droit, une trépanation effectuée à la va-vite avec un beau trou dans le crâne et une atteinte des fonctions cognitives. Le mec baragouinait quelques mots peu compréhensibles. Il avait vraiment une tronche à faire peur, mais il était adorable avec mon équipe et moi. Toujours content de nous voir, toujours souriant. On se comprenait par les gestes, parfois pas très bien, mais l’essentiel, c’était qu’on l’aide. Il n’avait pas besoin de foyer d’urgence parce qu’il avait un « chez lui ». On a appris plus tard qu’en fait, c’était un connard plein de fric qui lui ponctionnait ses aides sociales et lui refilait un logement insalubre en échange. Il n’avait rien pour vivre et faisait la manche.

Dans la rue, il n’était pas trop emmerdé, faut dire que vu sa dégaine, les autres ont dû se dire que ce n’était pas la peine d’en rajouter. Il se trimballait avec une béquille, avançait à deux à l’heure en claudiquant du mieux qu’il pouvait. Il n’avait jamais un rond de toute façon, pas la peine de vouloir le racketter. En revanche, il se démerdait toujours pour avoir une bouteille de pinard, et pas de la villageoise. Je n’ai jamais compris comment il réussissait ce prodige. Il se torchait la gueule du matin au soir et on le récupérait souvent totalement cramé, allongé sur un arrêt de bus pour le ramener dans son quartier.

Ce qui était drôle avec Hadji, c’est qu’il avait des potes un peu partout dans la ville, il déambulait dans le centre, d’une bande à l’autre, sans jamais se faire jeter. Parfois, on recevait des signalements du 115, comme celui où on m’a demandé d’aller le chercher parce qu’il était au milieu d’une grande avenue et que « c’était dangereux pour lui ». À mon arrivée, je vois Hadji en plein milieu de la quatre voies, où les bagnoles roulent à fond, marchant péniblement avec sa béquille et se faisant klaxonner. En fait, ces cons de flics n’avaient même pas réfléchi, il voulait juste traverser la rue, et au lieu de l’aider, ils ont appelé le 115. Suffisait de réfléchir un peu, mais faut croire que c’était trop leur demander. De toute façon, la police nationale de la ville ne pouvait pas sacquer les sdf depuis qu’ils avaient choppé une épidémie de galle dans le commissariat de l’arrondissement. J’ai donc fait traverser Hadji, aux frais de la collectivité…

Et un jour, on a trouvé Hadji dans un sale état, allongé par terre à un arrêt de tramway. Il était pâle, respirait très mal. D’un coup de fil, on a contacté le SAMU qui s’est pointé 35 minutes plus tard. Oui, faut quand même savoir que le traitement diffère selon qui appelle. Quand c’est la veille sociale, ça signifie que ça concerne du clodo, donc, ce n’est pas forcément urgent parce que ça doit « probablement » être une cuite. Sauf que là, ce n’était pas juste une cuite. Hadji, en fait, avait une cirrhose avancée. Son ventre était plein d’ascite. Pour faire simple, c’est un stade pour lequel la mortalité est de cinquante pourcent à deux ans, donc pour un gars de la rue, autant vous l’avouer, ce n’était pas terrible niveau pronostic vital. Hadji a donc été emmené dans un hôpital de la ville, je passais le voir tous les jours pour prendre des nouvelles, parce que son état n’était pas brillant.

Une semaine plus tard, alors que je faisais ma visite quotidienne dans le service de soins intensifs où était sa chambre, je ne trouve personne à mon arrivée. Le lit était défait, mais pas de Hadji. Je suis allé voir au bureau infirmer pour savoir où ils l’avaient transféré. L’infirmière m’a alors expliqué qu’il était dans sa chambre parce qu’il devait encore rester une semaine. Elle m'a joué la surprise et m’a raconté qu’il avait dû se barrer. Au même moment, d’autres collègues qui étaient en maraude, m’ont appellé pour me dire qu’ils avaient trouvé hadji dans la rue, habillé, avec une bouteille, pas très en forme. Là, j’ai vu rouge. Pour vous expliquer, Hadji, avec son hémiplégie, était incapable de s’habiller tout seul, et, comme par hasard, il a été retrouvé avec ses fringues. Pour avancer, il faisait énormément de bruit, il claudiquait beaucoup et respirait comme Vador tellement il avait une santé défaillante. Pour sortir du service de soins, il était forcément passé devant le bureau infirmer, un simple comptoir. Impossible que personne ne l’ait vu. J’ai tout de suite compris qu’ils l’avaient foutu dehors. Alors, c’est sûr, c’est le patient chiant, qui va fumer dans sa chambre, qui va gueuler contre les infirmières parce qu’il est en manque d’alcool, qui ne va jamais payer ses soins, mais franchement, l’avoir viré comme ça, c’était juste un scandale. J’en ai fait un, moi aussi. Je ne comprends même pas que personne n’ait eu l’humanité de s’attacher à lui, de réduire un peu sa souffrance. Quoi qu’il en soit, l’hôpital a été clair : « on le reprend pas ». Le directeur de mon association a dû contacter la préfecture pour trouver une solution. C’était ubuesque.

Pendant son séjour à l’hosto, on a visité son logement, un taudis avec de la merde partout, pas compatible avec son état. Une solution lui a été proposée, aller en centre d’hébergement d’urgence. Au point où il en était, il n’en avait plus rien à carrer. Mais c’est là que les choses se sont corsées. Le foyer ne voulait prendre aucun risque, donc, quand on leur amenait Hadji, l’infirmière sortait avec un mètre de couturière pour mesurer son périmètre abdominal, signe de la présence d’ascite ou pas. Imaginez, dans la rue, on prenait son tour de ventre et s’il dépassait une circonférence précise, ils refusaient de l’accueillir. On ne traiterait pas un chien comme ça, aucune dignité. Là encore, j’ai fait un scandale, en demandant à ce que ce soit fait dans l’infirmerie. La réponse qu’on m’a faite, c’était que s’il entrait, ils avaient la responsabilité de le prendre en charge, et ils ne voulaient pas. Elle est belle la charité chrétienne, enfin, surtout quand on est bien propre et pas clodo.

Hadji a fini par être admis dans une clinique mutualiste où le personnel soignant a fait preuve d’empathie et s’est montré à la hauteur. Les infirmières me racontaient qu’elles lui collaient six patchs anti-tabac pour pas qu’il fugue, sinon il se tirait en robe de chambre, le cul à l’air. Son état a été stabilisé par l’équipe médicale et une place lui a été trouvée en Lits Halte Soins Santé pour la suite de sa convalescence. Il aura fallu des heures de négociations avec les médecins, la préfecture, les services de l’État, tout ça pour qu’il puisse avoir un peu de dignité. Puis un jour, Hadji a été trouvé mort dans sa chambre. Il s’est endormi une dernière fois pour ne jamais plus se réveiller. Heureusement pour lui, parce que l’État français comptait le renvoyer dans son pays, il n’était plus en état de travailler et n’était pas issu, à l’époque, d’un pays où il risquait sa vie et où l’on ne pouvait pas lui prodiguer les soins nécessaires. Nous, on savait très bien que le mettre dans un avion pour le renvoyer en Albanie, c’était pire que de le remettre à la rue. On devait être cinq ou six à son enterrement, tous de la veille sociale et une personne de l’association Morts dans la rue. Comme toujours, ces gens disparaissent dans l’anonymat le plus complet, direction le carré des indigents au grand cimetière de la ville.

Hadji, il faisait partie de ceux que j’appelle les « invisibles » et pourtant, tout le monde le connaissait. Il ne passait pas inaperçu tellement il mettait les gens mal à l’aise à cause de son état. Faut croire qu’être un clodo lourdement handicapé, ça terrorise les gens. Par contre, pour se battre pour savoir si on dit pain au chocolat ou chocolatine, là, y a une vraie mobilisation. C’est vrai que c’est tellement plus important…

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