L'Energie des modèles

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Les cabarets, théâtres et café-concerts se vidaient à vue d’œil. Sous le sifflement des bombes, difficile de s’intéresser aux spectacles. Paris ne se croyait plus imprenable et les rares habitants qui restaient, femmes, enfants et dignitaires, doucement se décourageaient. Or, on ne le dit jamais assez : bien plus que le moral des troupes, le moral de Paris est central pour l’effort de guerre. Si la capitale ne croyait plus en la possibilité d’une victoire, nul doute que les soldats du front se laisseraient vaincre afin de suivre l’opinion générale. Il fallait de toute urgence prendre des mesures.Après d’importantes réunions au sommet, on alla rogner les fonds des cabinets les plus obscurs des plus inutiles Ministères, et ce afin de constituer un budget conséquent. Puisque le parisien n’aimait pas le vide, il était impératif de le combler au plus vite.

D’étranges dames se mirent bientôt à fleurir sur les rebords des balcons de théâtre. Elles arrivaient toujours très en avance et jouaient de leur éventail avec une régularité monstrueuse. Habillées à la dernière mode d’avant-guerre, elles remuaient peu mais un constant soupir, comme une mélancolie du temps passé, se devinait sous leurs corsages. Elles prenaient leurs lorgnettes pour suivre le spectacle dès que le rideau se levait, et ne les retiraient qu’à la fin pour applaudir en rythme. Pour elles, le théâtre pouvait s’effondrer, le spectacle était tout.

Les parisiens ne mirent pas longtemps à les remarquer, parce que la plupart des élégantes avaient déjà fui à la campagne par peur des bombardements et lassitude des coupures d’électricité. Ces dames-ci, pour raides et austères qu’elles étaient, constituèrent bientôt un nouveau modèle en terme de mode et de comportement, auquel on se raccrochait d’autant mieux qu’il ne restait plus grand-chose d’autre. Leur exactitude, leur régularité et leur indifférence aux sinistres sirènes qui hurlaient dans la ville consolèrent les infortunés citadins. Galvanisés, ceux-ci écrivirent dans les journaux qu’on allait gagner la guerre, et sans doute ne devait-on que la gagner, puisqu’ils l’avaient écrit dans les journaux. Fortes de leur succès, les dames apparurent plus régulièrement encore, pomponnées aux fenêtres, rêveuses et tranquilles dans les parcs. Ni le froid, ni la peur, ni les pénuries ne semblaient pouvoir entamer leur beau visage.

Et puis un jour, elles ne vinrent plus. Les parisiens eurent beau chercher : ils n’en trouvèrent pas la moindre trace. Les salles de concert semblèrent plus désertes que jamais, les citadins déplorèrent ces muses trop vite disparues, et la guerre fut perdue.

Malgré le budget alloué, il n’y avait plus assez de carburant pour alimenter les chars et faire sourire les automates.

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