La Citadelle des fragments

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Les cris de la chambre ont cessé. Marthe est descendue dans la salle à manger, devant la grande table de chêne, et elle a commencé une patience. À quoi pourrait-elle jouer aujourd’hui, sinon à ce jeu solitaire ?

Au début, les voisines passaient. Leurs murmures désolés recouvraient le bruit des cartes lorsqu’elles finissaient, terrassées par l’ennui, par jouer à la belote : Marthe en effet ne répondait aux questions que d’un haussement d’épaules. Pour qu’on la plaigne en cœur, pour qu’on déplore avec elle les ravages de la Grande guerre, il aurait fallu qu’elle y mette du sien. Peut-être les voisines lui en voulurent-elles de ne pas prêter à leurs fantasmes et de rester si volontairement silencieuse, mais Marthe n’en avait cure. Elle ne voulait pas qu’on la plaigne. Qu’elles réservent leur pitié à l’inquiet de la chambre qui erre sans gueule de la commode à la fenêtre.

Il dodeline de la tête comme un cheval fou tandis que son épouse retourne lentement les cartes, chaque après-midi, dans l’espoir de reconstituer un jeu cohérent un jour. Elle finit rarement ses patiences. Les hurlements à l’étage résonnent toujours avant, et il faut bien y répondre. C’est ainsi. Ce n’est pas plus triste qu’autre chose – c’est la vie.

Les visites se font de plus en plus rares. Lorsqu’on lui parle du drame qui a bouleversé sa vie, elle a un drôle de sourire, et dit : « Demandez plutôt à Madame Landerneau, qui a perdu ses deux fils, et à Julie Martin qui épousera un homme qui est l’ombre de celui qu’elle aimait. » On lui parle aussi d’ombre en retour, et elle vous rend votre regard d’un air étonné, l’air de penser : « Non, moi, ça n’est pas pareil. »

Elle se souvient alors – l’image s’estompe de plus en plus avec les années, de son visage long et froid, éclairé par ses grands airs de certitude ; du regard vif et noir, comme avide du détail à retenir ; de la brutalité des mots qu’il lui destinait. Ils sortaient de ses lèvres fines, ciselés, savamment choisis et elle, avec son cœur simple, elle comprenait seulement qu’ils étaient destinés à lui faire mal. Elle se souvient des nuits qu’elle a passées à pleurer en silence, réfugiée dans un fauteuil où elle s’acharnait à terminer un tricot, tout simplement parce qu’elle sentait combien il était méchant, sans parvenir à comprendre ce qu’il lui reprochait. Elle s’était attelée à changer pour lui : destinée à vivre jusqu’à la fin avec un tel mari, autant se réserver un quotidien plus agréable. Mais elle finit par sentir qu’elle avait beau faire, les reproches fuseraient toujours. Etait-ce sa présence même qui le gênait, ou quelque chose de si profondément ancré en elle qu’elle ne pourrait l’ôter sans cesser de vivre ? Peut-être même était-ce ses élans religieux qui l’agaçaient. Il avait fallu prendre son parti. La guerre était venue secouer ce statu quo qui les épuisait tous les deux. Il était parti combattre, et elle s’était inquiétée pour lui. C’est ce que les bonnes épouses devaient faire.

Lorsqu’il était revenu avec la gueule en moins, Marthe avait été bouleversée. Suivant les conseils du médecin, elle l’avait installé dans la chambre conjugale, après avoir fait ôter le miroir qui surplombait la commode. Elle avait tenté de dormir à côté de lui, tremblante, mais le sifflement continu que faisait l’air en passant dans les interstices de la plaie, autour du nez, la rendaient folle. Le lendemain, qu’il ait senti le dégoût de sa femme ou qu’il ait voulu se retrouver seul, il lui avait indiqué d’un signe qu’il souhaitait dormir seul. Marthe s’était longuement reproché le soulagement qu’elle avait ressenti alors.

Il avait fallu organiser cette existence nouvelle. Les premiers jours, il avait essayé de sortir, mais ingurgiter à la paille les bouillies et soupes qu’elle lui préparait tandis qu'elle mangeait à la cuillère, avec ses mains pâles, lui était insupportable. Il se terra dans la chambre comme un prisonnier malade. Elle lui apportait son repas, lui prodiguait les soins qu’il fallait. Elle détenait la clé de l’armoire où l’on rangeait la morphine, et suivait scrupuleusement les doses prescrites par le Docteur. Les cris qu’il poussait ne parvenaient pas à l’attendrir – ils lui arrachaient juste, de temps en temps, quelques larmes de nervosité. Lorsqu’il passait voir son patient, le Docteur s’estimait tout à fait satisfait : la plaie béante du visage prenait son temps, mais elle cicatrisait. « Surtout pas trop de morphine », recommandait-il en partant, et Marthe hochait la tête, en ouvrant grand les yeux.

Avec son malade enfermé, elle avait davantage de temps pour elle. Aujourd’hui, plus de couture ou de cuisine élaborée. Il pourrait, par gestes ou gémissements, lui demander de mieux faire, mais il semble s’être accommodé de tout. Au plus profond de ses yeux noirs, dont la lueur dangereuse s’est éteinte, brille une sorte de douceur triste. Il lui a demandé de ramener sa bibliothèque dans la chambre et, assis à son fauteuil, il lit des ouvrages qu’il aurait rejetés autrefois. Marthe se surprend à regretter qu’il ne puisse plus lui en parler.

Il ne cherche pas à communiquer. Il y a sur la table de nuit un petit carnet intact et une ardoise qu’il n’a jamais touchée. En journée, il fait les cent pas entre la commode et la fenêtre, et le soir il lit un peu avant de se coucher. Parfois, un cri résonne, inarticulé. Marthe ne sait pas si c’est parce qu’il a mal ou si c’est parce qu’il n’en peut plus de sa situation. Elle monte alors, sa patience inachevée. Elle ne le console pas – que pourrait-elle lui dire ? et le regarde juste, ses yeux grands ouverts, indéchiffrables. Elle ne sait pas si elle a bien envie de braver l’interdit de cette forteresse muette. Il lui semble qu’entre ses murs dorment les fragments épars de ce qu’il était autrefois, réassemblés sans suite.

Une fois qu’il est calmé, elle redescend et range ses cartes. Si elle venait à finir sa patience un jour, peut-être remarquera-t-elle enfin qu’une carte est manquante – envolée sous un courant d’air, elle se cache sous le vaisselier au fond de la pièce. En attendant, elle recommence, avec le secret espoir qu’un jour, il cesse de crier.

Elle se déteste de le penser, mais au fond, elle se sait plus heureuse comme ça.

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