La Métamorphose d'un excentrique

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D'une certaine façon, j'ai passé toute ma vie à errer. Dans notre monde transformé par les nouvelles technologies, on n'a encore rien trouvé pour nous amener droit au but. Les rues bien dessinées des villes américaines s'accordent mal à nos cerveaux tordus et les intelligences artificielles peinent à rattraper le coup avec leurs itinéraires calculés. Nous errons. Ce n'est pas pour m'arranger : dans ce qui m'occupe, la précision et la rapidité sont primordiales.

Au boulot, Jeff et Matthew se moquent tout le temps de moi. Je suis l'éternel petit nouveau, du simple fait que le projet s'est refermé sur lui-même et qu'on n'a plus accepté personne ensuite. Cinq ans que je suis là, mes propositions ne sont jamais écoutées en réunion. Je ne suis envoyé sur le terrain qu'à condition de suivre les ordres de quelqu'un. J'ai pourtant fait mes preuves depuis que je suis là. J'en peux plus d'attendre et de tourner en rond : c'est le moment de leur montrer, à ces deux-là, de quoi je suis fait.

Il faut dire que la situation n'est pas simple. Les concurrents, ceux qui passent à la télévision avec leurs caméras infra-rouge et leurs compteurs à ions, ont bien plus les moyens que nous. Ils ont sacrifié à la morale et au respect des morts quelques scrupules pourtant bien nécessaires dans notre métier. Ils sont devenus des chasseurs de fantômes, quand nous ne voulions que tisser des liens avec eux. Sans doute notre projet était-il un brin idéaliste, et sans doute la plupart des spectres n'en avaient-ils rien à faire de nos velleités. Certains d'entre eux, plein de ressentiments et de leurs douleurs passés sur terre, n'avaient en tête qu'une chose : nuire. À chaque mission, on se mettait en danger, et avec la recrudescence des décès violents, le métier devenait difficile. C'est justement pour ça qu'on a besoin de leur technologie.

Leur concept est simple : ils ont conçu une machine qui ôte au spectre tout son chargement négatif — au sens psychologique du terme. Lorsque je leur en ai parlé, Jeff et Matthew n'ont pas eu l'air impressionné. Pire : pour eux, c'était plus de la triche qu'autre chose. Moi, je suis persuadé que ça pourrait nous aider. Je me suis faufilé dans l'entrepôt des concurrents, j'ai identifié la machine. Ce matin, je me suis préparé comme d'habitude mais dans mon sac, j'avais un trésor. J'ai attendu un moment clé pour le dévoiler. Pas la réunion, pas le briefing de mission, parce que je savais pertinemment comment ça allait se passer. J'ai choisi un lieu neutre afin de rejouer l'éternelle scène où je demande à être pris au sérieux : la machine à café.

Lorsque j'ai sorti le petit boîtier à fils, les collègues ont haussé un sourcil.

— C'est quoi, ton truc ? Un vieux modem ?

— Ou alors une pédale wah-wah, pour ta guitare ?

Je les ai laissés parler. Je n'avais pas joué de guitare depuis mes seize ans. J'ai bredouillé un truc, je les ai entendus rigoler et j'ai rangé la machine en comprenant que je m'y étais mal pris. J'avais été trop optimiste : il était nécessaire de l'éprouver, cet engin, avant de préparer mon triomphe. Je n'avais pas assez de légitimité pour débarquer avec un boîtier à fils et espérer qu'on m'applaudisse. C'est pourquoi je me suis posté près du téléphone.

J'ai sauté sur le premier appel qu'on a reçu et j'ai insisté pour qu'on me laisse y aller seul. Le chef a failli céder, mais Jeff s'est invité dans la partie. De toute façon, je ne pouvais trop rien dire : Jeff savait conduire, lui. On a roulé sur la vieille nationale, parce que la camionnette tient mal les larges voies de l'autoroute lorsqu'il pleut, et on a déboulé sur la place d'une petite ville, du genre qui est fière de ne pas être tout à fait un village avec sa salle des fêtes, son café et son bureau de poste ouvert trois heures dans l'après-midi. Un vieux carrousel était allumé là et faisait chanter ses orgues de barbarie dans la bruine. Il n'y avait pas un gamin sur les chevaux, et je ne savais pas si c'était l'effet du temps ou juste que plus personne ne s'intéressait aux manèges de ce type. J'ai demandé à Jeff :

— Pourquoi il est tout seul, le carrousel ?

D'habitude, il est au moins flanqué d'auto-tamponneuses, d'un camion de chichis ou d'une pêche aux canards, histoire de transformer le tout en fête foraine de poche.

— Parce qu'il ne devrait pas être là tout court, a répondu Jeff dans un souffle.

J'ai vu alors le manège s'ébranler et une silhouette apparaître sur le cheval blanc devant moi. Elle avait un sourire qui lui déchirait le visage. J'ai serré le boîtier à fils dans la poche de mon blouson.

— Fais le tour, ai-je lancé à Jeff. Comme ça, elle sera cernée.

Il m'a jeté un drôle de regard, comme s'il n'arrivait pas à décider si c'était une bonne idée ou la plus stupide proposition de tous les temps, mais il s'est exécuté. J'ai quelques secondes où je suis seul face au fantôme. C'est le moment d'agir. Je sors le boîtier. Je n'ai regardé ni sa main qui implore, ni le crochet d'os qui la suspendait à la barre du manège, ni le cheval qui montait et descendait comme si de rien n'était. J'appuie sur le bouton rouge, en fermant les yeux. Lorsque je les rouvre, le monstre s'est changé en douce jeune fille à la peau lisse et en robe blanche. Elle rit sur son cheval et le carrousel s'efface lentement, comme lavé par la pluie. J'entends les bottes de Jeff sur le béton. Sans rien dire, il m'attrape par mon blouson et me fiche dans la camionnette. J'ai à peine eu le temps de retirer mes doigts avant qu'il ne claque la porte. Puis il fait le tour et s'installe côté conducteur. Il démarre en trombe et prend l'autoroute.

Cramponné à mon siège, j'ai essayé d'attraper son regard plusieurs fois. Je ne comprends pas ce qui le faisait fulminer : j'ai reglé la situation plus vite qu'il ne l'aurait jamais fait, et pour une fois, personne n'a été mis en danger. J'ai assez constaté la violence des revenants pour chercher face à eux une solution rapide et efficace. J'ai fini par dire, en désespoir de cause :

— Je ne comprends pas ce que tu as. C'est le fait que, pour une fois, ce soit moi qui ait réglé le problème qui t'embête ?

Ses mains serrent le volant et je me suis demandé s'il valait pas mieux pour moi sauter de la camionnette, en pleine autoroute, plutôt que de subir sa colère. D'une voix blanche, fixant la route sans la voir, Jeff répond :

— Parce que tu trouves ça normal, toi, de les tuer une seconde fois ? ... C'est l'appareil des autres que t'as volé, c'est ça ? Tu voulais faire ton petit malin, nous montrer ce que tu valais ? Bravo. C'est réussi.

— Je ne comprends pas.

— Pourquoi tu crois qu'ils sont comme ça ? Qu'est-ce qui les attache à un lieu en particulier, qu'est-ce qui les fait exister encore un peu, sinon leur douleur ? Puis toi, tu arrives et tu la leur arraches, comme ça, sans te poser de question.

— Mais s'ils souffrent, ça vaut peut-être mieux de les soulager, non ?

— Parce que c'est à toi de décider, peut-être ?

Mes joues chauffent. J'élève la voix.

— Elle n'a pas disparu, que je sache ? Tu l'as pas vu sourire, dans sa robe ? Elle était belle, elle ne fait plus peur à personne. Et elle n'est plus un danger.

Il se tourne vers moi. La tristesse dans ses yeux m'a dissuadé de lui dire de regarder la route.

— Ce n'est plus qu'une ombre, maintenant. De la poussière. Un morceau de souvenir qui n'est plus attaché à rien.

— Mais il existe. Elle a été heureuse, à un moment donné, dans sa vie. Ce n'est pas bien, de lui avoir rendu ça ?

— Pas si tu lui retires le reste.

J'ai voulu répliquer, mais l'éblouissement des phares d'un véhicule en face m'en n'a pas laissé le loisir. J'ai vu le boîtier à fils et bouton rouge sortir de ma poche et fracasser le pare-brise. J'ai vu deux corps immobiles dans une camionnette pliée comme une boîte de conserve, et des girophares qui clignotent. Des gens en uniforme noir et gilets jaunes ont posé des plots de sécurité autour de la tombe sur roues. J'ai entendu les comptes rendus des policiers et j'ai vu les automobilistes qui vont dans l'autre sens ralentir, inconsciemment, pour regarder ce qu'il s'était passé. Un enfant à l'arrière d'une berline a croisé mon regard ; il s'est mis à hurler, et ses pleurs m'ont poursuivi plus longtemps que les sirènes des ambulances. J'ai senti le poids de mes regrets, de tout ce que je n'ai pas dit ou pas fait, de tout ce que je n'ai pas compris à temps. La camionnette a été emmenée plus loin et on l'a désossée pour en tirer ce qu'il restait sous les tôles pliées. Tout disparaît du paysage avec une rapidité que je n'aurais jamais soupçonnée. C'est fini, il n'y a plus trace de l'accident et moi, je suis coincé ici, à l'exact endroit de l'impact.

Je suis souvent en colère et je n'ai alors qu'une envie : me précipiter sur les voitures qui toujours roulent, sans se soucier de l'accident qui a eu lieu hier, avant-hier, il y a une semaine. Ils ne savent pas, ils ne peuvent pas savoir, et j'ai envie de leur faire payer leur indifférence candide. Jeff n'est pas avec moi, et je ne sais pas si c'est parce qu'il s'est retrouvé prisonnier ailleurs, parce qu'il avait accepté l'idée de mourir ou parce qu'il avait la conscience tranquille. Matthew est passé pour déposer une fleur dans du plastique contre un poteau, que le vent a emportée à peine une heure plus tard. J'ai essayé de lui sourire, mais il ne m'a pas vu. De temps en temps, je fais pleurer un gamin ou une jeune femme. L'été dernier, ils ont refait une parcelle de trottoir pas loin, j'ai embêté les ouvriers comme j'ai pu. Par tristesse, par habitude, pour me prouver que j'existe. Cela fait longtemps que mon poteau n'est plus fleuri.

Aujourd'hui, une camionnette aux vitres teintées s'est garée juste devant moi. Elle ressemble à celle de Jeff, elle est juste en meilleur état. Et lorsqu'ils pointent sur moi un boîtier à fils et boutons rouges, je pense au sourire dévorant de la jeune fille du carrousel et j'ai envie de hurler.

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