Le Bruit du pardon

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Dans chaque métier, les gens se ressemblent. Il y a une sorte de répétition du même qui se met en place, presque inconsciemment, du fait de la sélection par les pairs : les plombiers sont ceci, les bibliothécaires sont cela. Et puis il y a les exceptions à la règle. J'en suis une.

Une tueuse à gage qui socialise, c'est soit une bonne blague, soit un véritable atout dans le métier. J'ai décidé de faire tout ce qui était possible pour valider la deuxième option. Multiplier les contacts, c'était au fond la meilleure opportunité qui soit pour opérer dans l'ombre. Mais de temps à autres, cela posait quelques problèmes.

Aujourd'hui, je devais absolument retrouver Kedum à Golisrë. Ça m'arrangeait pas des masses : la ville était réputée pour ses ruelles en spirales, ses gigantesques marchés et sa foule qui, jamais, ne s'arrêtait ; on s'y perdait plus sûrement que dans une maison inconnue en pleine nuit. Mais c'était l'employeur qui voulait que je voie Kedum au plus vite ; et Kedum, lui, il aimait Golisrë. Alors j'avais tout sauf le choix.

Je suis entrée par l'une des dix portes surveillées par des gardes montés sur d'éléphantesques oiseaux et j'ai été happée immédiatement par les vagues d'anonymes qui se déversaient sur le boulevard. Il ne me restait qu'à choisir : la route principale et ses bousculades, ou la solitude dangereuse des ruelles en spirale. J'ai pris sur moi et fait mine d'ignorer les grandes tours sans fenêtres qui surplombaient la place, j'ai pressé le pas. L'employeur ne m'avait même pas dit pourquoi je devais à tout prix voir Kedum au plus vite. J'ai supposé que c'était pour utiliser ses accointances multiples, dans le cadre de la prochaine mission à venir. C'était le plus probable : Kedum connaissait de gros clients, du genre à pas avoir dans les pattes quand les choses se corsent. Malgré ça, j'avais comme un pressentiment bizarre. J'ai pris la douzième ruelle à droite, longé d'interminables couloirs enduits, j'ai monté et descendu une multitude d'escaliers aux marches inégales. Le calvaire a pris fin lorsque j'ai débouché sur une petite place bordée d'oliviers, où un café offrait aux habitants avertis une terrasse loin de l'agitation de la ville. Kedum lisait un journal sous l'enseigne du Café des soltices, il m'a souri.

On a pris du thé aux fleurs rouges, et on a discuté. Je guettais un appel de l'employeur, pour savoir ce que je devais demander. En attendant, on a évoqué nos souvenirs communs, on s'est donnés des nouvelles. Les trucs de base, quoi. Et puis j'ai reçu un message.

Kedum n'était ni l'informateur, ni le facilitateur, ni tous ces noms en -eur qui vous placent au centre et à l'origine de l'action. Kedum était la cible. Kedum était la mission.

Froidement, j'ai déposé une fine poudre verte dans son thé d'hibiscus lorsqu'il s'est retourné pour demander l'addition. Je l'ai regardé le boire, à petites gorgées et, par masochisme, peut-être, ou par sentimentalité, j'ai commandé deux autres boissons que j'ai payées sur mes deniers. J'ai discuté avec lui encore un peu, jusqu'à ce qu'il se lève, regarde sa montre et file à son prochain rendez-vous. C'était dommage, parce que je l'aimais bien, Kedum. Vraiment.

Mais quand on doit se justifier sans cesse de sa bizarrerie de caractère, on ne peut pas se permettre en plus d'ignorer les ordres. Varuch, qui ressemble trait pour trait à l'homme de main générique, il peut demander des exceptions de temps en temps : il colle tellement au rôle que ça en devient même rassurant. Moi, ça reviendrait à foutre en l'air dix ans de travail pour obtenir de gros contrats. Lorsqu'il s'écroulera, Kedum, je ne sais pas s'il imaginera tout ça, ou s'il se souviendra juste de l'adolescente qu'il fréquentait et avec qui il allait au cinéma. Et si jamais il m'excusait, Kedum, je pense que je n'entendrai pas le doux chuchotement de son pardon dans la cacophonie des rues de Golisrë.

Et puis l'avantage de mon drôle de caractère, c'est que je me fais de nouveaux amis facilement.

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