Chapitre 3

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 Dans la rue, le souvenir de Mary emplissait son esprit. Il remonta Michigan Avenue, passa près d’un vendeur de beignets que son épouse affectionnait. Moins pour ses talents culinaires que pour les échanges qu’elle pouvait avoir avec le propriétaire, Charanjit Shankar. Celui-ci apprenait l’informatique et confondait toutes les notions. Il s’emmêlait les pédales et produisait une sorte de macédoine informatico-poétique qui amusait beaucoup Mary. Parfois, il les invitait à s’asseoir dans l’arrière-boutique. Elle lui prodiguait des conseils, rectifiait une ligne de code sur laquelle il butait. Shankar, comme il aimait être appelé, leur servait des cafés dans des muges estampillés au nom des Yankees, son équipe favorite, accompagnés d’une pleine assiette de ses fameux beignets. Pendant une heure, souvent plus, les deux compères discutaient sur des arcanes informatiques. Shankar passait de leur table au comptoir pour servir les clients sans interrompre leur conversation. Tous étaient à chaque fois surpris d’entendre cet hindou entre deux âges, leur rendre la monnaie avec un grand sourire et les saluer avec une formule informatique destinée en réalité à Mary. Elle ressortait toujours revigorée de ces rencontres, pleine d’entrain et prête à croquer la vie. Mary était généreuse. Elle répétait sans cesse que le savoir est la seule chose qui s’accroît lorsqu’on la partage, citant Confucius.

 Tom se laissa emporter par la nostalgie comme il le faisait souvent. Il ne se rendit pas compte qu’il était arrivé au pied de son appartement. La loge du concierge, vide depuis des années, était allumée. Le syndic pour des questions d’économies avait choisi de renvoyer le couple qui travaillait là. Cette décision datait d’avant leur emménagement dans l’immeuble. Il avait toujours connu cet appartement exigu comme le local qui servait de vestiaire et de stockage à la société chargée de l’entretien. Son loft jouxtait la loge. Avec Mary, il avait même songé à l’acheter et abattre le mur de séparation. Mais Mary était morte et tous leurs projets avec elle. Il ne put s’empêcher de sonner.

— J’arrive, gronda un homme derrière la porte vitrée à hauteur d’homme. Tom surpris par la puissance de cette voix recula, prêt à se sauver, mais il se ressaisit et secoua la tête réalisant la puerilité de sa réaction. Des pas lourds résonnaient dans l’appartement, faisant craquer le parquet. Une forme épaisse se dessina de l’autre côté du carreau, déformé par les ondulations du vitrage. La porte s’ouvrit en décollant un peu de ses gonds. Un colosse fabuleusement musclé et qui dépassait les deux mètres, lui faisait face. Sa salopette rouge et les manches retroussées de son sweat accentuaient l’impression de puissance.

— Monsieur Sanders, nous devions nous voir que demain je crois, dit l’homme en décrochant un bloc-note du mur. Tom resta sans voix, surpris d’avoir rendez-vous avec un tel personnage et ne pas s’en souvenir. Le géant sembla s’en rendre compte.

— J’ai mis un mot dans votre boîte, il tendit le menton vers l’entrée, là où se trouvaient les boîtes aux lettres. Vous n’avez pas regardé ? Tom fit non de la tête. En réalité, il se contentait de la vider directement dans la poubelle. Il avait automatisé tous ses paiements, les pubs et les autres courriers ne l’intéressaient pas. « Pas grave, entrez ! ». Même si cette phrase tenait plus de l'ordre que de l'invitation, il n’y avait bizarrement aucune agressivité dans cette voix autoritaire.

— Je suis Bartholomé Rockwood, votre nouveau concierge. Je crois que ça fait des années que vous n’avez plus personne ici. J’ai mis un peu de temps à emménager, mais je ne suis pas mécontent du résultat. Il écarta ses larges bras pour inviter Tom à donner son avis. Le papier peint défraîchi avait laissé place à un enduit blanc cassé et des rayonnages emplis de livres tapissaient une grande partie de l’appartement. Son salon, tout autant exigu que dans les souvenirs de Tom, accueillait tout juste deux confortables fauteuils de cuir usés, mais très bien entretenus et un impressionnant tapis iranien représentant une scène de chasse.

— Faites comme chez vous, ria Rockwood, prenez place. Son rire était communicatif et franc. Je crois d’ailleurs que vous vouliez acheter ce trou de souris.

— Je... oui… Mais comment savait-il pour ce projet ? Il n’en avait jamais parlé à personne.

— J’ai regardé le registre tenu par la société de nettoyage. Ces gens-là notaient tout. Vous avez visité trois fois l’endroit avec votre dame. Aucun autre locataire ne l’a fait et votre appartement est collé au mien. Il posa sa grosse main sur le mur de séparation. Vous avez juste à faire tomber cette feuille de cigarette et pousser vos meubles par ici pour être chez vous.

— Oui, confirma timidement Tom.

— J’aime bien savoir où je mets les pieds, histoire de ne pas commettre d’impair, vous voyez. Je ne voudrais pas que mon arrivée soit pour vous, ou un autre locataire, un problème.

— Pas du tout, je... je ne suis plus acquéreur. Ne vous tracassez pas pour ça, vraiment pas.

À dire vrai, cela l’arrangeait qu’il y ait à nouveau un concierge, surtout aussi impressionnant. Pendant des années, des voyous taguaient continuellement la façade. Si au moins les graffitis ressemblaient à quelque chose. Non, c’était juste un ramassis de pseudonymes tous plus ridicules les uns que les autres fait à la bombe noire et agrémenté parfois d’un peu de couleur fadasse. Il réalisa soudain qu’il n’en avait plus aperçu depuis longtemps. L’idée le tracassa, car ces inscriptions étaient un sujet de dispute avec Mary. Elle voyait là l’expression de la jeunesse, alors que lui aurait aimé qu’ils aillent s’affirmer ailleurs. Comment n’avait-il pas remarqué que ces griffonnages ne décoraient plus l’entrée ?

— Vous allez bien, Monsieur Sanders ?

Tom bondit presque de son fauteuil et attrapa de justesse le verre que lui tendait Bartholomé Rockwood.

— Oui, désolé… J’étais perdu dans mes pensées. Ça m’arrive parfois…

— Je peux vous offrir autre chose si ce n’est pas assez costaud. Ma grand-mère m’a légué une caisse d’un whisky qui ferait tomber un Irlandais.

— Non, l’eau c’est très bien, déclina poliment Tom en fixant son verre.

— Ça me gène pas vous savez.

En guise de réponse Tom but une gorgée.

— Mais pourquoi vouliez-vous me voir, Monsieur Rockwood.

— Pas de Monsieur Rockwood entre nous, appelez-moi simplement Bartholomé.

Ce prénom était tout aussi désuet et bizarre que son patronyme, mais lui allait à merveille. Il avala d’un seul coup le contenu de son verre et passa la main derrière son fauteuil. Il remonta une bouteille d’un whisky doré comme les blés.

— Permettez que je me serve, sourit Bartholomé. Même si je suis de permanence, là il est tard je ne crois pas qu’on viendra nous déranger. Dans sa bouche ce n’était pas un reproche, juste une invitation à partager un verre. À ma mamie, trinqua-t-il en levant son calice.

Tom resta dubitatif devant autant de désinvolture.

— Voyez-vous, Monsieur Sanders, c’est dans mon contrat. Je dois aider les locataires dans leur quotidien. Je dois être à leur écoute et anticiper les difficultés avant qu’elles se présentent. C’est écrit dans mon contrat noir sur blanc, aussi sûrement que je suis là.

— Vous souhaitez me parler de vos missions ?

— Pas seulement, pas seulement Monsieur Sanders. Il se leva et posa la bouteille sur une desserte que Tom ne se souvenait pas avoir vu quelques secondes plus tôt. À la place, il prit une lourde boîte en ébène, savamment incrustée d’un arc en ciel doré qui écrasait sous chacun de ses pieds un nid de serpents. Il la caressa et la reposa précautionneusement.

— Il est tard Bartholomé. J’ai beaucoup de travail en retard, je vais y aller.

— Oui, vous écrivez des articles médicaux pour Medical Éducation et pour American Scientist.

— Comment savez-vous ça ? demanda Tom en fronçant les sourcils.

— Oh y’a pas de secrets. C’est Monsieur Holmann, votre voisin du dessus et représentant des locataires auprès du syndic qui m’a renseigné sur les habitants. Comme je vous l’ai dit, je dois anticiper les choses. Il faut que je connaisse un minimum ceux pour qui je travaille. Son sourire bienveillant ne trahissait aucune malice. Toutefois, bien des gens sont malveillant sans même s’en rendre compte, rajouta-t-il comme pour lui-même.

— Je ne vous le fais pas dire, acquiesça Tom.

— Ma femme, elle, ne se méfiait de personne. La pauvre est morte en donnant son dernier dollar à un SDF. En guise de remerciement, il lui a enfoncé une lame de douze centimètres dans le cœur. Il pensait qu’elle avait un billet de cent sur elle. Elle trimballait toujours une vieille écharpe où étaient imprimées des coupures de vingt et cent dollars. C’est ce qu’il a vu.

— Ma femme aussi aurait donné sa chemise.

— Elle est également morte, n’est-ce pas ?

Tom s’empourpra et se leva.

— Vous êtes passé hier près de ma loge, les bras chargés pour deux. Sans doute avez-vous fait un faux geste, car vous avez perdu ceci. Il retourna à la boîte, l’ouvrit et sortit le ruban noir où était enfilée l’alliance de Mary.

Tom porta la main à son cou. La bande de tissu n’était plus là. La respiration courte, il récupéra le bijou précautionneusement.

— Merci, balbutia-t-il. Il était pourtant sûr de l’avoir encore ce matin. Il enrageait après lui-même. Comment avait-il pu être maladroit au point de perdre l’alliance de Mary ? Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ?

— Pour ma part, j’ai fait don de toutes les affaires d’Abygaelle. Elle n’aurait pas voulu qu’elles restent dans une armoire...que ces robes ne servent plus. Ça, non alors !

Un son strident monta de la cuisine. Bartholomé bondit de son siège et revint une bouilloire dans une main, une bassine et une serviette dans l’autre. Il versa la moitié du contenu dans le récipient, compléta sa préparation à l’aide d’une cruche d’eau froide que Tom n’avait pas vue cinq secondes plus tôt.

— C’est pour les pieds, dit-il en se déchaussant. Des durillons...je souffre ! Un vrai calvaire.

— Je vais vous laisser…

— Ne racontez pas de bêtise, on a des choses à se dire.

— Je crois qu’on s’est tout dit.

Tom observait ce géant aux pieds fragiles comme on regarderait un soleil trempé. L’hypothèse semblait absurde. Il ne savait pas pourquoi, mais ce concierge, apparu subitement et qui lui restituait l’alliance de Mary qu’il ne se doutait même pas avoir perdu, ne lui inspirait pas confiance. Il fallait qu’il trouve le moyen de vérifier qu’il avait bien déposé une invitation dans sa boîte aux lettres. Tout bien pesé, il pouvait s’agir d’un dingue qui avait emménagé ici. Ce ne serait pas le premier.

— Ma grand-mère aussi connaissait quelques astuces, dans ses bains de pieds elle mettait un produit miracle, prétexta-t-il pour sortir. Je vous apporte ça tout de suite. Après tout je vous le dois bien, rajouta-t-il en ouvrant son poing contracté sur l'alliance et son ruban.

Dans le couloir, il fonça vers les boîtes aux lettres, vida la poubelle au sol. Après une longue minute à lutter contre les papiers gras, les chewing-gums, les mouchoirs, les prospectus et autres enveloppes, il trouva le petit carton jaune. L’écriture était fine, presque féminine. Bartholomé se présentait rapidement et indiquait l’heure à laquelle il passerait. Tom enfouit la carte dans sa poche, remit en ordre le couloir et se dirigea vers la loge. Il allait tourner la poignée lorsqu’il se souvint qu’il devait revenir avec le supposé produit miracle de sa grand-mère.

— Zut ! maugréa-t-il. Il alla chez lui, passa de la salle de bain à la cuisine, inspecta ses tiroirs et ses placards sans trouver son pot de bicarbonate. Mais où est-il, mais où est-il à la fin ! Il fouilla sous le coussin de Casper et mit enfin la main sur ce qu’il cherchait. Ce coquin de Casper avait la manie de jouer avec tout ce qui roule puis de cacher ses prises, de préférence sous son coussin. Ça sert à tout ce truc… Il le secoua et l’ouvrit. Vide. Tom soupira et retourna dans la salle de bain. Il examina ce qu’il avait dans son armoire à pharmacie et jeta son dévolu sur du désinfectant. C’est mieux que rien, pensa-t-il.

Dans son appartement, Bartholomé n’avait pas bougé d’un pouce. Il regardait ses pieds comme s’il les voyait pour la première fois. Tom s’approcha et versa tout le produit. Un sourire de satisfaction naquit sur les lèvres du géant.

— C’était une sacrée dame votre grand-mère.

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Par avance, merci pour vos avis. Bien sur, je répondrai à chaque post.

Je poste un nouveau chapitre le mercredi. :-)

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